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BOOK 297.M367 c. 1
MARTY # ETUDES SUR LISLAM EN COTE
DIVOIRE
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ÉTUDES SUR L'ISLAM
EN
CÔTE D'IVOIRE
6
COLLECTION DE LA REVUE DU MONDE MUSULMAN
PAUL MARTY
ÉTUDES SUR L'ISLAM
EN
COTE D'IVOIRE
PARIS
ÉDITIONS ERNEST LEROUX
28, RUE BONAPARTE (VI")
1922
A MONSIEUR LE GOUVERNEUR ANTONNETTI
PAUL MARTY.
666
ÉTUDES SUR L'ISLAM EN COTE D'IVOIRE
La Côte d'Ivoire se partage géographiquement en trois
grandes zones :
I. La région côtière. — Elle est habitée dans son en-
semble par des peuplades qui, suivant le système Maurice
Delafosse et Gaston Joseph, se rattachent aux familles :
Kroumen 25o.ooo âmes.
Koua-Koua 106.000 âmes.
En plusieurs points, la forêt arrive à la mer avec les
Agni.
Ces populations sont extrêmement divisées ethnique-
ment et politiquement. Beaucoup d'entre ces tribus sem
blent venir de la forêt, voire de la Haute Côte d'Ivoire, et
ont été refoulées et comme écrasées sur le littoral Atlan-
tique. C'est ainsi qu'au cours des âges, des cou.hes eth-
niques se sont superposées, mêlées, coincées le: unes sur
les autres, ou les unes dans les autres et qu'il seri bien dif-
ficile de démêler jamais leurs origines et leur histoire.
Ces populations sont fort intelligentes, mais paresseuses
au delà de tout ce qu'on peut imaginer, dans un pays pro-
digieusement riche. C'est cette richesse qui explique sans
doute cette anémie de l'énergie. Elles n'ont qu'un besoin :
l'alcool ; elles ne travaillent que pour s'en procurer, elles
vivent encore, sauf quelques groupements, presque nues,
même à proximité des villages. Elles sont toutes fétichistes.
2 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
mais très nettement en marche vers le christianisme, en
ses différentes formes. L'islam n'est représenté parmi elles
que par quelques immigrants sénégalais, soudanais, et
achantis de Gold Coast.
2. La savane soudanaise. — Le Nord de la Côte d'Ivoire
se rattache par la géographie physique comme par la géo-
graphie humaine, et même déjà par la géographie écono-
mique, au Soudan. C'est la savane, habitée par des popula-
tions soudanaises qui, malgré leur rusticité, sont déjà évo-
luées, ont des chefs, des cadres sociaux, une existence
presque normale, et chez lesquelles l'administration a été
possible, du jour au lendemain, comme dans les autres
colonies de l'Afrique Occidentale. Il faut seulement, pour
leur propre évolution, comme par solidarité avec les autres
régions de la colonie, les pousser à sortir quelque peu de
chez elles, leur apprendre le chemin de la Côte, vaincre
cette frayeur incoercible qu'elles ont gardé de la forêt, qui
fut longtemps pour elles un lieu d'épouvante.
Ces populations se rattachent aux grandes familles sou-
danaises :
Famille mandé 290.000 âmes
Famille senoufo 25o.ooo âmes
Famille voltaïque .... 40.000 âmes
Les Mandé sont représentés ici par deux peuples : les
Malinké qui peuplent, en groupes compacts, surtout la
partie occidentale de la savane; et les Mandé-dioula, qui
habitent les parties centrales de la savane, dispersés en
petits cantons, en villages, en quartiers de village et même
en familles, au milieu des peuples senoufo et abron. L'is-
lam de la Côte d'Ivoire, à quelques exceptions près, est
concentré tout entier dans la famille mandé, chez les Ma-
linké partiellement, chez les Dioula à peu près complète-
ment.
i:TUi)£S SUR l'islam en côte d'ivoire 5
Les Senoufo (ou Siénamana) sont représentés ici par
plusieurs tribus que la poussière de Dioula musulmans
répandus au milieu d'elles, n'a pas réussi à islamiser. Cul-
tivateurs frustes, attachés au sol, on les comparerait faci-
lement aux Arabo-Berbères de l'Afrique du Nord, au milieu,
desquels habitent ou circulent les Juifs commerçants et
astucieux. Les Dioula, au sens ethnique du mot, et les
dioula, colporteurs de toutes origines, mais surtout mandé,.,
sont les Juifs de la haute Côte d'Ivoire.
La famille voltaj'que, terme imprécis en attendant mieux^.
renferme ici, et en partie seulement, des peuplades Abron^
Koulango, Birifon, et Lobi, toutes foncièrement animistes .
Leur contact avec les Dioula, qui est le même que celui
des Senoufo et des Dioula, n'a eu chez -elles aucun effet,
d'islamisation.
3. La ^one sylvestre, — Entre la région côtière et la sa-
vane soudanaise s'étend la zone sylvestre, vastes territoires
où le sol et les hommes ont été étouffés, depuis l'origine de
l'humanité, par ce splendide et effroyable manteau de ver-
dure. Elle est peuplée par les familles suivantes :
Famille Agni-Achanti 410.000 âmes
Famille Dan-gouro 200.000 âmes
auxquelles il faut joindre nombre de peuplades des familles
Krou et Koua-Koua, qui débordent d^e la région côtière sur
la forêt.
Ces peuples qui représentent plus de la moitié de la po-
pulation de la Côte d'Ivoire, vivent pour la plupart dans
un état d'indépendance, d'anarchie et d'individualisme qui
atteint le dernier degré de la sauvagerie. Ce sont de véri-
tables bêtes fauves, qu'il est impossible de faire vivre en
villages, si petits qu'ils soient et qui se croient toujours
traqués. Leur méfiance irraisonnée est incoercible. On re-
lève chez eux, à l'état permanent, des scènes hideuses d'an--
4 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
thropophagie, des crimes rituels d'une cruauté inouïe et
qui témoignent d'un manque absolu de sens moral ou fa-
milial (i). Chaque mois, on apprend avec plus ou moins de
possibilité de répression — et plus souvent on n'ap-
prend pas — des attaques de femmes et d'enfants dans
les hameaux de culture, aux fins de cannibalisme. On ne
compte plus les victimes, livrées par des membres de leurs
familles aux sacrifices sanglants des sorciers; et les exé-
cutions capitales qui sanctionnent ces crimes, quand l'au-
torité peut les atteindre, ne paraissent guère changer la face
des choses. La femme est une véritable bète de somme,
une simple captive, qu'on achète et qu'on vend suivant
ses besoins. Pas décadrés sociaux. Pas de chefs.
Est-il besoin d'ajouter que l'islam s'est arrêté net devant
cet écran de la forêt et que son influence civilisatrice, à
qui il y a tant de choses à reprocher dans les sociétés mé-
laniennes,' mais qu'on aurait aimé voir s'exercer ici, où
elle pouvait être utile, n'a pu percer ce rideau opaque, ni
atteindre ces populations privées d'air et de lumière, étouf-
fées par la forêt sous sa verdure souveraine.
Les dioula, qui se sont aventurés parmi elles, dans un
but de lucre, ont généralement eu à subir des avanies de
toute sorte et souvent ont péri misérablement sous leurs
coups ou leurs tortures. Ce n'est que de nos jours, et par
(i) Ce sont les populations de la forêt qui, en igio, ayant capturé un
chef de train, M. Rubino, le torturèrent sur la voie. « Tu vas voir, lui dé-
clarèrent les Abbey, les parties de ton corps que tes yeux n'ont jamais pu
voir. » Ils lui détachèrent alors la peau du dos, qu'ils présentèrent à ses
yeux, puis la peau des fesses, puis l'anus. Ensuite, ils lui arrachèrent un
des yeux qui fut présenté à l'autre œil du malheureux. Enfin ils firent
l'ablation des parties sexuelles qu'ils lui introduisirent dans la bouche.
M. Rubino, respirant encore, fut alors coupé en morceaux et chaque village
adhérent à la révolte reçut un de ces morceaux. Ceci s'est passé en 1910, à
60 kilomètres de Bingerville, dans une région déjà traversée par le chemin
de fer.
Ce sont encore les populations de la région forestière (Soubré), qui
en 1913 attaquèrent M. Huberson, paisiblement installé dans une case,
après une étape fatigante, le tuèrent à coups de machete et le mangèrent
«nsuite.
ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE î>
notre paix, que les iMusuImans, colporteurs ou employés,
commencent à apparaître dans les principaux centres de
la forêt; et si leurs efforts économiques sont comblés de
succès par la richesse du pays, leur prosélytisme, modeste
d'ailleurs, reste sans effet devant la xénophobie et la mé-
fiance inimaginable des gens.
En résumé, la Côte d'Ivoire est peuplée de 1.600.000 ha-
bitants dont 100.000 environ, soit le seizième de la popu-
lation totale, est musulman; le reste est animiste ou féti-
chiste. La proportion est du sixième pour la savane souda-
naise (100.000 sur 600.000), et du tiers pour la famille
mandé qui renferme tous les musulmans (100.000 sur
Soo.ooo). On ne peut vraiment pas tenir compte dans un
tableau d'ensemble, aussi général que celui-ci, des quelques
douzaines de Senoufo ou Koulango islamisés, lesquels
tendent d'ailleurs à se dénationaliser en s'islamisant, et
sont, à la deuxième génération, des Mandé complets.
LIVRE PREMIER
LA RÉGION CÔTIÈRE
CHAPITRE PREMIER
L'IMPRESSIONNABILITÉ RELIGIEUSE DES POPULATIONS
MARITIMES ET LACUNAIRES
L'étude des populations maritimes et lagunaires de la
Côte d'Ivoire, dans leur stade actuel, permet d'établir, dès
le premier contact, leur extrême sensibilité religieuse. Cette
impressionnabilitéest démontrée par trois faits : i*^ Le foi-
sonnement des sociétés secrètes rituelles; 2° Les cas d'isla-
misation rapide qui se sont produits en divers points de la
Côte chez des indigènes, lagunaires ou autres, au contact
de marabouts, internés politiques ; 3'' Le développement
inopiné d'une secte protestante, dû au succèsprodigieuxd'un
clerk noir, Harris, et le bouleversement profond que ses
prédications ont amené et amènent de jour en jour dans
la mentalité religieuse et sociale de ces populations.
I. Les sociétés secrètes rituelles. — Le golfe de Guinée
est le paradis de la magie. En ce qui concerne la Côte
d'Ivoire maritime, et spécialement la région occidentale,
les bassins de Cavally et du Sassandra, en sont le lieu
d'élection, florissant entre tous. Ici, le sorcier féticheur
8 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
(Wihibi ou Ouognon, suivant les tribus) dont l'influence
est considérable dans toutes les sociétés noires, s'est élevé à
la hauteur d'une institution sociale. Les sorciers sont cons-
titués en sociétés secrètes, dont, pour autant qu'on puisse
en saisir le fonctionnement, les rites actuels, les sacrifices,
les pratiques et les prescriptions et défenses, ont manifes-
tement un but mystique. Mais, ici comme ailleurs en pays
noir, la magie, cette perversion de la religion, cetart falla-
cieux de réduire à son service les forces secrètes de la na-
ture et les influences du Immonde invisible, la magie, dis-je,
a pris la place de la religion, lien direct et patent qui unit
l'homme à Dieu. Le culte de Kou, « le diable» comme on
le traduit communément, ou si l'on veut, le principe
du mal, la nuit, la lune, s'est annexé au culte de
Nyessea, « le Bon Dieu », le principe du bien, personnifié
dans le soleil ou le jour. Il a fini même par s'y substituer.
On n'a rien à craindre de Nyessea, qui est bon par prin-
cipe. Tout au plus est-il convenable de lui adresser une
prière matinale. C'est donc à Kou, esprit du mal, que doi-
vent aller les sacrifices propitiatoires et les incantations.
Les sociétés de sorciers abondent : il y en a dans chaque
village ou chaque groupe de villages ; il y en a même sou-
vent plusieurs dans une même agglomération. Alors que
partout ailleurs le sorcier est l'exception, ici tout le monde
se rattache plus ou moins, de près ou de loin, aune fa-
mille ou à un groupe de sorciers ; la hiérarchie règne en
maîtresse dans ces sociétés et chacun tient rigoureusement
la place que son âge, ses fonctions ou l'avancement lui ont
assignée. C'est ainsi que dans le désir d'une protection effi-
cace contre l'Au-delà néfaste, lesprimitifs s'agrègent à ceux
qui ont la réputation d'avoir su l'asservir.
Au sorcier, qui se cache, et dont l'action est néfaste, s'op-
pose le contre-sorcier, ou médecin de sorcier, ou simple-
ment médecin-féticheur comme on l'appelle quelquefois
(dèye). Le rôle de celui-ci est de prévenir ou de guérir le
L IMPBESSIONNABILITE RELIGIEUSE Q
mal par l'utilisation des forces naturelles ou magiques, par
le recours aux fétiches, personnifications de ces forces, par
l'intervention des divinités et des génies bienfaisants. Si
les procédés du « dèye » sont secrets, comme il convient, il
opère tout de même au grand jour et ne cache ni sa per-
sonne, ni son rôle, ni ses buts. Il y avait là un heureux
contre-poids à l'influence du sorcier. La lutte ne s'est pas
établie : le dèye n'a jamais cherché à s'opposer au Wahibi,
et c'est celui-ci qui a toujours joué le grand premier
rôle.
La plupart des rites cultuels des sociétés de sorciers nous
sont et nous resteront inconnus. Le mutisme des intéressés
est aussi complet qu'il convient en la matière. Cependant,
et grâce surtout aux instructions judiciaires, où la bête hu-
maine, traquée et affolée, finit par se laisser aller à certains
aveux, à certaines confidences, et surtout à des explications
d'où elle attend son salut, il a été possible d'esquisser
quelques points importants du culte et de la morale de ces
sociétés traditionnelles.
C'est le sacrifice humain, annuel ou semestriel, qui pa-
raît être à la base de ces pratiques, et dans un double but:
but de communion dans la chair, but de bénédiction sur
les récoltes.
Des assemblées mensuelles réunissent le groupement de
sorciers. Des scènes extraordinaires de danses, de repas, de
copulations sans freins ni lois, y contreviennent à toutes
les coutumes normales de ces tribus. C'est là que la vic-
time sacrificielle est désignée. Cette désignation ne se fait
pas au hasard. Chaque Wahibi, chef de groupe, doit à son
tour, faire connaître le membre de sa famille qu'il a choisi.
C'est un de ses très proches parents qu'il doit donner : son
mari ou sa femme, son père ou sa mère, un enfant, un
frère, une soeur, etc. La victime, ainsi désignée à son insu,
continue à vivre jusqu'au temps marqué pour le sacrifice.
Elle est alors livrée par ruse et par force à l'assemblée,
10 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
égorgée comme un mouton, sur un trou, où coule le sang,
et enfin dépecée et partagée entre tous les assistants, tout au
moins entre ceux qui ont déjà donné quelqu'un à la so-
ciété. Le chef de famille a droit spécialement à la tête et
aux parties génitales. La chair est souvent cuite et mangée
sur place, au moins partiellement. Mais une portion est
toujours emportée, et sert de potion, de médicament, de
préservatif, d'amulette, de grigri, etc., dans les divers be-
soins de la vie. Le plus souvent l'exécution n'est pas aussi
brutale. La victime s'éteint lentement par envoûtement ou
empoisonnement, elle disparaît ainsi à l'heure choisie, sans
que sa mort entraîne de doutes ou tout au moins de soup-
çons. Après les funérailles, et quelquefois après même l'in-
humation, le cadavre est livré à l'assemblée et partagé dans
les conditions précitées.
On remarquera ce choix d'un membre familial. La so-
ciété est un groupe fermé, et c'est par cette communion
dans la manducation de la chair d'un des leurs que le lien
mystique se raffermit tous les jours. Judiciairement, les
chefs jadis, et nous aujourd'hui, avons su tirer parti de
cette coutume. Jadis, les soupçons se portaient vite sur
deux ou trois personnes de l'entourage de la victime; elles
étaient condamnées aux ordalies du bois rouge; le méde-
cin-féticheur savait faire disparaître le coupable. Aujour-
d'hui les mêmes soupçons permettent de diriger l'enquête'
avec une certaine efficacité.
Outre ce premier rôle, le sacrifice humain paraît cons-
tituer aussi un rite agraire. Les richesses agraires sont en
effet la véritable fortune, le seul moyen alimentaire, dans
un pays dépourvu de toute industrie et de tout cheptel. Il
importe donc, semble-t-il, que les champs participent à la
communion des hommes et c'est pourquoi on est appelé à
faire une double constatation : i" C'est que les sacrifices
humains ont lieu, soit une fois par an, au moment des se-
mailles, soit deux fois par an, aux moments des semailles
L IMPRESSIONNABILITE RELIGIEUSE 1 1
€t de la récolte ; 2° Que le squelette de la victime propitia-
toire doit être enfoui dans les champs qui sont travaillés,
et que cette règle, commune à tous ceux qui ont participé
au sacrifice, est absolument impérative pour le chef de fa-
mille qui a livré la victime. Il doit enfouir le crâne dans
son champ. Chaque membre du groupe semble ainsi rem-
plir à tour de rôle une fonction de sacerdoce agraire.
Il est hors de doute que les membres de ces sociétés de
féticheurs savent qu'ils font mal, en livrant à la mort un
des leurs : on le voit par la résistance que fait chaque chet
de famille, quand il est appelé à livrer sa victime. Il lui faut,
la plupart du temps, des rappels à l'ordre, des blâmes et
des menaces de la part de l'assemblée. On le voit encore
par le remords qui très souvent l'agite parla suite. Chaque
famille, chaque village ont leurs fétiches protecteurs. Pour
une raison ou pour une autre, que par exemple l'intéressé
tombe malade, soit victime d'un accident, que la case du
fétiche brûle, etc., le voici aussitôt appelé à faire des ré-
flexions salutaires. Il se reproche sa cruauté, « demande
pardon »,veut apaiser les mânes de la victime et la justice
divine. D'autres fois, ce sont des complices ou simplement
des témoins qui ont « mal au cœur » de voir le chagrin et
les larmes des parents de la victime, et qui ne peuvent pas
supporter cette situation pénible. Divers rites intervien-
dront, dont le plus curieux est certainement l'aveu de la
faute. Cette sorte de confession à deux ou trois personnes
de son entourage est absolument nécessaire pour ramener
l'apaisement de l'âme, ou la santé du corps, tant pour les
coupables que pour les complices ou simples spectateurs ou
témoins. Malheureusement pour le coupable, cesecret par-
tagé n'est plus un secret ; les autorités apprennent souvent
la chose par la rumeur publique et l'expiation va beaucoup
plus loin qu'il ne le pensait.
2. Cas de conversions à Vislamisme. — De par une tra-
12 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
dition administrative, qui remonte au premier jour de l'oc-
cupation, la Côte d'Ivoire est la colonie où sont envoyés les
indigènes musulmans, blancs ou noirs, des régions du
Nord, qui ont été l'objet d'une mesure d'internement poli-
tique. Il avait paru que ce milieu de populations primitives,
pleines de défiance à leur égard, dont ils ne connaissent
ni la langue ni les mœurs, et qu'au surplus ils honorent
de leur mépris, seraient pour ces marabouts et guerriers,
révoltés, perturbateurs, frondeurs ou hallucinés, la meil-
leure des geôles morales. C'est ce qui s'est produit en effet
pendant plusieurs années.
Or, on constatait, ces dernières années, que la douzaine
de personnages musulmans, internés à Daloadans le Haut
Cavally, et qui d'ailleurs y jouit d'une grande liberté, puis-
qu'il ne s'agit pas d'emprisonnement judiciaire, commen-
çait à prendre une certaine influence sur les indigènes des
alentours. Il y avait là des Maures de Kiffa, traîtres à notre
occupation, ou de Oualata, insurgés Abdouké de la révolte
des Mechdouf-Ahel Sidi de 19 16 ; il y avait quelques ma-
rabouts noirs soudanais, prédicateurs et pêcheurs en eau
trouble, mais ici en un vase qu'on croyait clos. Il l'était
bien, mais c'est à l'intérieur mêmedu vase que d'une façon
inattendue le microbe islamique tendit à se développer.
On crut alors bien faire en faisant venir ces détenus poli-
tique à Bingerville, chef-lieu de la colonie; il semblait dif-
ficile que ce milieu, surtout cosmopolite, fût accessible à
des sentiments de conversion religieuse. C'est pourtant ce
qui s'est produit ! On a pu constater avec étonnement, quel-
ques mois plus tard, que certains gardes de cercle, des re-
présentants des villages lagunaires, des boys de toute con-
dition, commençaient à s'agenouiller derrière les mara-
bouts, à l'heure de la prière. Bingerville tendait à devenir
un centre islamique.
On pouvait remarquer en même temps le même phéno-
mène à Dabou, où l'ex-sultan deZinder, MamadouTeniem,
l'impressionnabilité religieuse i3'
interné depuis 1907, était des plus considérés par les Adiou-
krou et Ebrié fétichistes et auraient pu en amener un cer-
tain nombre au salam, s'il n'avait été retenu par la réserve
que lui imposait sa situation spéciale.
Tels sont les résultats rapides qu'obtenaient les loisirs de
ceux que leur entourage ou leurs gardiens considéraient
comme de saints personnages. On peut croire que si les
Musulmans sénégalais et soudanais qui, à la Côte, s'em-
ploient au service de l'administration ou des maisons de
commerce, s'en étaient donné la peine, au lieu de ne son-
ger qu'à leurs intérêts matériels, il y aurait, à l'heure ac-
tuelle, un fort élément local islamisé.
La situation, signalée plus haut, ne saurait prendre
d'autres proportions. La plupart des internés, y compris
ceux de Dabou, ont été renvoyés dans leurs foyers soit à la
suite de l'expiration de leur peine, soit par une mesure gra-
cieuse, que permettait la fin des hostilités. Bingerville n'en
compte plus. Les derniers achèvent leur peine, à Lakota,
dans le HautLahou, à la lisière des sauvages DidaetGouro,
peu accessibles, semble-t-il, au moins pour l'instant, au bon
exemple des vertus islamiques.
3. Essor du christianisme. Le harrisme. — Il nous faut
en venir maintenant à un fait religieux, presque incroyable,
qui a bouleversé toutes les idées qu'on se faisait sur les so-
ciétés noires, si primitives, si rustiques, de la Côte, et qui
sera avec notre occupation, et comme conséquence d'ail-
leurs de cette occupation, l'événement politique et social le
plus considérable de dix siècles d'histoire, passée, présente
ou future de la Côte d'Ivoire maritime. Il est à croire d'ail-
leurs que ce phénomène aura sa répercussion prochaine
dans la zone svlvestre.
Au début de 1 914, apparut successivement dans plusieurs
villes de la côte un indigène libérien, nommé William
Vade Harris, qui, se disant prophète, faisait détruire les
14 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
fétiches, initiait les gens à une sorte de christianisme pri-
mitif et jouissait, près des populations du bord de la mer,,
d'un grand renom. Harris fut signalé à Lahou, à Dabou et
à Assinie et, sur la demande des habitants de Bassam, vint
dans cette ville. Peu après, on le convoquait à Bingerville.
Il y fit des déclarations qu'on peut résumer ainsi : étant
maître d'une école protestante de Cap-Palmas, et pourvu
du titre de « Révérend », il vit en rêve l'ange Gabriel qui,,
au nom de Dieu, l'invita à se rendre chez les fétichistes
pour y détruire les emblèmes de leur culte, les inciter à une
vie plus morale par le travail, et les empêcher de se livrer
à leurs penchants pour l'ivrognerie. Il interdit le vol, l'es-
croquerie et l'adultère, mais permet plusieurs femmes, et
engage au travail pour obtenir la richesse qui assure une
existence agréable. En récompense, le ciel est promis à ceux
qui se conduisent selon la règle préconisée par l'ange, etle
baptême les lave de leurs souillures passées.
William Vade Harris quitta alors Cap-Palmas et se ren-
dit en Gold Coast, puis en Côte d'Ivoire, où sa religion fit
un grand nombre d'adeptes ; elle est simple, il suffit de se
bien conduire et quelle que soit la règle suivie, protestante
ou catholique, on arrive au salut éternel.
Le prophète d'une figure expressive, ornée d'une barbe
blanche, de haute stature, vêtue de blanc, le chef entur-
banné d'une pagne de même couleur, porte une étole noire,.
à la main une haute croix, et en baudrier une calebasse
contenant des graines sèches, qu'il agite pour rythmer ses
cantiques ; il est suivi d'un clergyman et de trois femmes,
également habillées de blanc. Il obtient parmi les indigènes
un succès extraordinaire.
A sa seule parole, les Ebrié, les Attié, et les habitants du
Sanwi qui comptent parmi les populations les plus arrié-
rées et les plus ancrées dans leur fétichisme, ont détruit
leurs fétiches, même les plus réputés, tel Mento, le plus
puissant et le plus terrible dans la région des Lagunes, alors
l'impressionnabilité religieuse i5
que nos conseils étaient restés vains. Les jeunes gens de
Jacqueville qui n'osaient rentrer chez eux, car le fétiche
savamment exploité par les vieillards, leur prenait leurs
économies, reviennent dans leur pays. De tous côtés, les
gens accourent demander au Prophète libérien de se rendre
chez eux pour détruire les fétiches, d'autres se rangent à
sa suite, se font baptiser, et mettent en pratique ses con-
seils moraux. Et pourtant ne boire que modérément, tra-
vailler six jours sur sept, ne plus se livrer à l'adultère, ce
sont là des privations et une activité qu'ignorent les habi-
tants de la côte, des lagunes et de la zone sylvestre. Si ces
bonnes résolutions devaient durer, elles amèneraient une
transformation totale de cette région.
Le procédé de conversion du « Prophète » est toujours le
même ; il se rend dans un village, la foule se réunit autour
de lui, les hommes à sa droite et les femmes à sa gauche.
Il leur clame alors d'une voix tonitruante tout le mal que
leur font les fétiches et ordonne aux sorciers de venir se
placer devant lui. Il leur montre sa croix. Ceux-ci sont
alors pris de convulsions, cherchent à fuir, mais ne le
peuvent, se roulent en hurlant. Ils paraissent à ce moment
en état hypnotique. Harris les calme et leur trace sur le
front un signe de croix avec de l'eau, en leur faisant tenir
sa croix. Les sorciers vont alors d'eux-mêmes briser leurs
idoles. Lé village se fait baptiser.
Le bruit se répandit peu à peu que ceux qui n'obéissaient
point à ses conseils moraux en étaient aussitôt punis, non
par la mort que donnaient les fétiches, mais par l'empê-
chement de commettre la mauvaise action qu'ils se propo-
saient d'accomplir. C'est ainsi qu'une femme mariée, étant
aller trouver son amant, alors qu'elle venait de recevoir le
baptême, ne put, malgré ses invites amoureuses, obtenir
les faveurs de ce dernier, et celui-ci, lorsque la parole lui
revint, ne réussit point à faire parler sa compagne. L'his-
toire se répandit et la croyance en la vertu, de la religion
l6 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
du prophète s'en accrut ; bien que ce ne fût là sans doute
qu'un phénomène d'auto-suggestion.
En résumé, et après une entrevue, d'ailleurs fort cordiale
qu'un missionnaire catholique eut, à la demande du gou-
verneur Angoulvant, avec le Prophète, on put conclure que
le«harrisme» n'étant autre qu'une manifestation de Téthio-
pianisme, cette dérivation, cette déformation constante du
christianisme indigène, abandonné à lui-même.
Le catéchisme du Prophète se résumait en quatre articles :
croyance en Dieu unique, abandon et destruction des fé-
tiches, observation presque judaïque du repos dominical,
prohibition de l'adultère (avec maintien de la polygamie).
Ce credo admis, on recevait le baptême.
Les moyens utilisés par le prophète, étaient sa puissance
considérable d'hypnotisme, et aussi les menaces mystiques,
toujours redoutées par les primitifs : morts, maladies, trans-
formations en animaux, etc.
Ses conclusions étaient qu'envoyé seulement pour bapti-
ser, il n'avait ni le temps ni les moyens de donner l'ins-
truction religieuse aux néophytes : il leur appartenait de se
rendre à la mission voisine, catholique ou protestante,
quelle que fût sa dénomination et d'y achever leur édu-
cation. Lui-même, quand il fut à Bingerville, assista
pieusement à la messe du dimanche.
Jusqu'ici tout allait bien et en somme, quand l'autorité
se fut rendu compte que l'action moralisatrice de Harris
était excellente, ses intentions pures, et sa conduite morale
et son désintéressement au-dessus de tout soupçon, elle le
laissa aller, malgré les inconvénients que cette perturbation
sociale apportait chez les populations, à une époque (1914-
igi5) où l'on visait par-dessus tout à maintenir la tranquil-
lité la plus complète.
Mais cette faveur populaire, dont jouissait le Prophète,
devenue on ne sait comment le « Fils de Dieu », fit surgir
une multitude d'imitateurs, une poussière de petits pro-
L IMPBESSIONNABILITE RELIGIEUSE I7
phètes, de Yessou (Jésus) et de fils de Dieu, qui montrèrent
beaucoup moins de tact et de désintéressement que leur
maître ou modèle. Une invasion de « clarks », prédicants
et quêtants, petits commerçants ou traitants, en rupture de
comptoir ou de chantier, s'abat sur la côte et même dans
la forêt méridionale. Elle «change » la méthode du maître :
on relève de tous côtés l'exagération dans la mise en scène,
là comédie ridicule, des procédés d'intimidation inadmis-
sibles, des menaces qui n'ont rien de spirituel, des procé-
dés de chantage odieux. Le ministre indigène Wesleyen
d'Aboisso se fait sacrer évêque du Sanwi et dans une grande
robe, tantôt noire, tantôt blanche, parcourt et agite le pays.
Le mouvement gagne. Un certain Yessou révolutionne en
1918-1919 les régions d'Abidjan et de Lahou et finit en
prison. Dans les cercles du NziComoé, et deTAgnéby, pa-
cifiés depuis quatre ans, les émissaires courent dans la
forêt, disant qu'un prophète, fils de Dieu, est apparu, que
son pouvoir est irrésistible, que les Blancs vont être chassés,
que l'impôt est supprimé et la liberté d'antan rétablie. Des
chefs «lavent y> alors leur chaise en grande pompe et brû-
lentlesfétiches. On ajoute que le « lion » du Libéria mangera
tous les Européens.
Le dévergondage mystique ne tarde pas à apparaître. On
signale de divers côtés l'apparition de nouveaux dieux. Au
temple d'Abidjan, on va plus fort : une déesse est venue
du Ciel, munie par le Bon Dieu d'un registre sur lequel
elle devra inscrire les noms des vrais fidèles. Ce registre
était simplement un carnet d'épicerie de la F. A. O. Elle
annonçait des modifications importantes et notamment le
changement de couleur des Blancs et des Noirs. Cette déesse
resta d'ailleurs invisible, et quand l'autorité annonça l'in-
tention d'enquêter sur cette affaire, les «clarks ■», metteurs
en scène, disparurent.
Les événements d'Europe demandaient plus de tranquil-
lité que jamais dans la colonie : il fallait entraver la nais-
l8 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE D IVOIRE
sance et la circulation de ces faux bruits susceptibles d'in-
.quiéter les esprits. Les fils de Dieu et le Prophète lui-même
furent donc invités à regagner leur pays et à s'y tenir tran-
quilles. Quelques petites sanctions aidèrent à cette solu-
tion. Harris, toujours digne, repartit, son bâton de pèlerin
à la main, vers Cape Palmas, où il se trouve toujours.
Il n'en reste pas moins que les populations maritimes et
lagunaires sont désormais très nettement en marche vers
les différentes confessions du christianisme : catholicisme,
anglicanisme, dénominations baptiste, wesléyenne, har-
riste pure, etc., et que, quoi qu'on ait dit, leur transforma-
tion religieuse est réelle et durable. La mission catholique
signale par exemple que le nombre annuel des baptêmes
est passé de 80 avant la guerre à 6 ou 700 pendant les hos-
tilités, malgré la diminution des deux tiers du personnel ;
elle assure que la conversion des catéchumènes, amenés
par le harrisme, est sérieuse et résiste à toutes les difficultés
et épreuves. Les églises et les temples s'élèvent comme par
enchantement sur la côte, édifiés par les fidèles eux-mêmes,
et de toutes parts prêtres et pasteurs sont demandés.
Cette extrême sensibilité religieuse étant à signaler,
comme aussi la carence complète de l'islam dans une révo-
lution religieuse aussi importante, et où il aurait pu trouver
sa place. En tout cas, on peut affirmer hardiment que
dans deux générations au plus tard, toute la Côte d'Ivoire
maritime et lagunaire sera chrétienne. On n'y verra plus,
comme disciples du Prophète, que les musulmans d'impor-
tation.
CHAPITRE II
TRACES D'ISLAM
I. Cercle du Bas-Cavally. — Le cercle du Bas-Ca-
vally ouvre, à l'ouest, la zone maritime de la Côte d'Ivoire.
II tire son nom de la vallée inférieure du fleuve Cavally.
qui constitue la frontière entre la République du Libéria et
la Côte d'Ivoire. Il est peuplé par des tribus fort nombreuses,
appartenant toutes au groupement Bakoué de la raceKrou,
qui s'échelonne sur lacôte, de la Rivière Half Cape Mount
dans le Libéria, jusqu'à Trépoint, à l'ouest de Lahou. Ce
nom de Krou, ou encore Kroumen, ou Krouboy, comme
on les appelle, leur est venu par l'intermédiaire des Portu-
gais (Krao, Grao) de la tribu qui habite la région de Setta
Krou, dans le Libéria. Les principales de ces tribus Krou du
cercle sont : les Bakoué proprement dits, les Ouané, les
Pié, les Abri-Neyo, les Plapo et les Tépo.
Les Krou vivent dans une parfaite anarchie politique et
sociale, qui a laissé le champ libre à un foisonnement
extraordinaire de sociétés secrètes, dont le sorcier féticheur
est le personnage principal. La croyance primitive en un
Dieu créateur (Niessona), encore que réelle, ne tient aucune
place dans leur morale ou leur culte. En revanche, les
pratiques les plus immondes et les plus sanglantes de la
magie ont pris un développement qui fait frémir; les crimes
.20 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
rituels de tout genre, les empoisonnements, les envoûte-
ments, les ordalies mortelles ont pris une extension qu'après
un quart de siècle d'occupation nous n'avons pas encore
pu arrêter. En 1919, on fusillait, à San Pedro, neuf sor-
ciers qui s'étaient rendus coupables de crimes affreux.
Tout décès anormal, et souvent même normal, entraîne
la recherche du coupable. Quatre hommes disposent, les
.pieds devant, le cadavre sur leur tête et à une allure verti-
gineuse parcourent le village jusqu'à ce que l'un des por-
teurs, fléchissant sur ses jambes, laisse toucher une case
par l'un des pieds du cadavre. Le coupable est là, ainsi dé-
signé par le défunt, et il faut aussitôt que l'inculpé se dé-
gage de l'accusation par l'épreuve d'un bois ordalique, qui
entraîne généralement sa mort.
Les trois espèces ligneuses, qui servent principalement
dans les épreuves judiciaires, sont : le bois rouge (ir-rou),
-le sassav/ood des Anglais, dont l'écorce pilée est mêlée à
une calebasse d'eau que le patient doit absorber; l'euphorbe
(boto), dont le suc instillé dans l'oeil amène la cécité; et le
,gano, dont l'écorce pilée et macérée donne un liquide qui
possède les propriétés du bolo.
On conçoit que dans un pareil champ, imprégné d'un
fétichisme si profond, l'islam n'ait gagné aucun terrain. Au
surplus, les Krou qui, dès leur enfance, s'embarquent de-
puis plusieurs siècles comme passeurs de barre, hommes
d'équipe, matelots,, chauffeurs et soutiers sur les navires
européens et, en cette qualité, naviguent sur la côte jus-
qu'au Congo, ont pris, au contact des Européens, un amour
immodéré pour le gin, le genièvre, etc., qui constitue un
-rempart infranchissable à l'islam.
A défaut d'islamisme local, il faut signaler une centaine
d'adeptes étrangers, attirés là par la richesse commerciale
du pays : traitants et employés sénégalais (Ouolof et Tou-
couleurs); dioula soudanais (Malinké, Dioula, Bobo);
quelques Fanti de Gold Coast. Ils ne font aucun prosély-
TRACES D ISLAM 2I--
tisme et n'ont aucune influence. Aucune mosquée, aucune
école. Ils font leurs prières et célèbrent leurs fêtes, sans ap-
parat, à l'intérieur de leurs maisons. On les trouve à
Tabou, Béréby, Rock Béréby et San Pedro.
2. Cercle du Bas-Sassandra. — Le cercle du Bas-Sas-
sandra, formé par la vallée inférieure du Sassandra, de
son confluent avec la Lobo jusqu'à l'Océan, est habité par
des peuplades se rattachant à deux origines différentes :
les Bété et les Krou, mais dérivées très probablement dans
le lointain des âges d'une même extraction : les Krou.
A l'intérieur, dans la forêt, domine le peuple bété qu'on
retrouve d'ailleurs en amont, dans la vallée supérieure du
fleuve. Ils forment ici un groupe compact de So.ooo âmes.
La zone proprement maritime est peuplée : soit de tribus
bété immigrées, telles, vers l'est, les Godié et, sur le fleuve,
les Kouadyo, soit de plusieurs tribus se rattachant au
groupe Bakoué de la race krou, ainsi qu'il a été signalé
plus haut, soit enfin d'une peuplade métisse : les Neyo
(écrit quelquefois Neyaux), où l'on trouve du sang bété, du
Nord et du Sud, du sang krou (diverses tribus du groupe
bakoué) et des vestiges d'indigènes plus anciens, sans
doute les autochtones. La fusion est complète chez ces
Nej^o : ce sont les coutumes et la langue krou qui dominent
généralement.
Les tribus de la zone maritime comme de la zone syl-
vestre sont indemnes de toute race islamique. Elles sont
attachées de toute leur force à leur fétichisme traditionnel,
où l'on distingue une vague croyance à un Dieu supérieur
et unique : Lago, ou Lago Tapé, maître du tonnerre, et.
surtout les multiples vérifications et affubulations des-
forces de la nature. Les crimes y atteignent les mêmes
proportions que dans le bassin du Cavally. On y a trop in-
sisté pour y revenir ici. Retenons que l'influence toute-
puissante des sorciers, l'abus des liqueurs fortes et l'anar-
22 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
chie sociale prédominent dans ces sociétés Krou et Bété et
dérivées, et sont un obstacle quasi invincible à l'islam.
Elles n'en sont pas un à l'extension du christanisme
qui, depuis Harris et par sa grâce, gagne chaque jour du
terrain, soit sous la forme catholique, soit sous les formes
protestantes (anglicane, wesléyenne, baptiste, harriste, etc.).
La christianisation prochaine de ces peuples interdit défi-
nitivement toute espérance à l'Islam.
Allah n'y est pourtant pas complètement inconnu, et
l'on trouve dans les escales de Sassandra, Drewin et Vie-
tory quelques employés et boutiquiers sénégalais, quelques
colporteurs dioula, quelques traitants fanti, quelques
gardes soudanais qui se prosternent, le soir, sur le sable
de la plage, adorant sa grandeur. Même notation à Soubre,
agglomération importante à 140 kilomètres en amont de
Sassandra. Aucun de ces fidèles ne méritent de mention.
3. Cercle de Lahou. — Le cercle de Lahou, qui doit son
nom à son chef-lieu, Grand-Lahou, important centre com-
mercial à l'embouchure du Bandama, est habité au Sud par
le peuple Avikam, dit aussi Panda, et que les Agni et
ApoUoniens appellent Brignan; et au Nord par les Bété ou
Dida.
Les Avikam, qui ne dépassent pas 6 à 7.000, ne se rat-
tachent à aucune race connue. Ils paraissent être les débris
d'un peuple ancien qui a été refoulé et comprimé sur le
rivage; ils ont, de ce fait, subi l'influence ethnique de leurs
voisins du Nord, les Bété, et leurs coutumes et institutions
présentent avec les leurs les plus grandes affinités.
Les Bété ou Dida sont, semble-t-il, une branche de la
grande famille Krou, mais il faut se hâter de dire que
leurs mœurs et leur langue gardent des particularités très
accusées.
Avikam et Bété sont fétichistes, et on ne trouve chez
eux, comme représentants de l'islam, que les Sénégalais,
TRACES d'islam 23
traitants et employés du Grand-Lahou, les Mandé dioula
et soudanais, établis ou de passage, colporteurs comme tou-
jours, et quelques Fanti et Apolloniens, ouvriers d'art et
coupeurs de bois, au total cinq cents au maximum, parta-
gés entre Fresco et les trois Lahou : Grand, Moyen et
Petit.
En revanche, ici comme sur toute la côte, le christia-
nisme gagne du terrain. Les « clarks » ont construit, en
maints endroits, des chapelles protestantes. A Grand-
Lahou même, les catholiques noirs, d'importation indi-
gène, ont élevé, de leur propre initiative, une fort belle
église et réclamé avec tant d'insistance un prêtre, que le
Vicaire apostolique de la Côte d'Ivoire a fini par leur don-
ner satisfaction.
Il ne semble pas, dans ces conditions, que l'islam réus-
sisse à s'imposer ici un jour,
4. Cercle des Lagunes. — Le cercle des Lagunes, chef-
lieu Abidjan, tire son nom de ce qu'il est baigné par la
grande lagune Ebrié, par la lagune Potou et par leurs mul-
tiples ramifications. Il renferme Bingerville, chef-lieu
actuel de la colonie. Il est peuplé par six ou sept groupe-
ments appartenant tous au groupe Kouakoua, que certains
rattachent ici à la famille agni-achanti. Ce sont les Alla-
dian, les Adioukrou, les Abidji, les Ebrié, les Attié du Sud,
dit Neddé, les Mbato-Dabré.
Ces populations étaient toutes fétichistes, mais l'influence
chrétienne commence à se faire vivement sentir. Il n'est
pas exagéré de dire que dans une génération elles auront
achevé leur évolution vers les diff'érentes formes du chris-
tianisme et qu'il n'y aura plus de place pour l'islam.
Elles vivent, sauf les AUadian, dans un état d'anarchie
complet. Pas de chef, ou des chefs sans autorité; pas de
cadres sociaux. Chaque famille constitue une cellule isolée
et indépendante. Notre administration s'est servie, au dé-
24 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
but, des porte-cannes, sorte d'agents politiques, qui ser-
vaient à transmettre les ordres, à fournir des renseigne-
ments, à effectuer des recherches et des enquêtes. On tend
aujourd'hui à restreindre leur rôle, sinon à les supprimer
et à utiliser les services des représentants de village instal-
lés au chef-lieu et qui servent d'intermédiaires entre l'auto-
rité et les groupements. Ils sont généralement bien plus
écoutés que les chefs de village.
Abidjan, tête de ligne du chemin de fer de la Côte
d'Ivoire et des Hautes-Volta, est une ville dont l'impor-
tance s'accroît tous les jours. Elle sera demain, à tous les
points de vue, la capitale de la colonie. Sa triple vie com-
merciale, industrielle et administrative a attiré de très
nombreux étrangers et notamment plusieurs centaines de
Musulmans qu'on peut diviser en quatre groupes :
1° Le groupe haoussa, originaire de la Northern Nigeria.
Ce sont à peu près tous des commerçants d'affiliations di-
verses, uniquement absorbés par les soucis de leur négoce.
Les plus notoires sont : a) Ali Haoussa, de Sokoto, né vers
1875, tidiani qui, par Assamatou ('Asmah), Haoussa de
Bouaké, se rattache à l'almamy de Bassam, Al-Hadji Abd-
oullaye; b) Alohammadou Lamin Haoussa de Kano, né
vers 1870, sans ouird ; c) Mohammadou Chouar, du Bor-
nou, né vers 1870, tidiani de l'obédience de l'almamy de
Bassam; d) Aïssa Guibrilou Haoussa, de Sokoto, né vers
1880, disciple tidiani de Assamatou précité; e) Abdou
Mahama Haoussa, de Kano, né vers i885, sans ouird;
/) Chérifou Mohammadou ibn Ibrahima ibn Souleyman,
arabo-haoussa de Sokoto, de teinte très claire. C'est un
homme intelligent, instruit et très correct qui, depuis un
demi-siècle, trafique dans toutes les colonies du golfe de
Guinée. Il est arrivé en Côte d'Ivoire vers igoS et y a sé-
journé et commercé dans les diverses escales de la côte et
de la voie ferrée. Il est à Abidjan depuis 1912. Il est tidiani
TRACES d'islam 25
de l'obédience d'un marabout célèbre de Sokoto, Abdoul-
Karimou, aujourd'hui décédé. Cet Abdoul-Karimou avait
reçu l'ouird de Mohammed Al-Kah, cheikh de la zaouïa
tidjanïa de La Mecque et disciple immédiat du fondateur de
la voie. Chérifou Mohammadou a deux fils : l'un, Ibrahima,
né à Cape Coast, vers 1887, qui manque d'instruction arabe,
mais parle assez bien le français et l'écrit un peu, ayant
fréquenté un an les cours d'Aboisso et de Bassam. C'est un
homme fort adroit et en déplacement perpétuel; l'autre,
Abou Bakri, né vers 1892 à Secondée, tient actuellement
une boutique à Cape Coast (Gold Coast).
2° Le groupe ^ow//o du Macina, tous qadrïa comme il
convient, par la grâce des amirou foulbé du Macina et du
célèbre Cheikh Bekkaï, le kounti (f i865) (i). Les plus no-
toires sont : a) Mohammadou Diallo, de Mopti, disciple de
Tierno Mamadou Haïdara, des Kounta, de Moulay Ha-
chimi, des Kounta et du Cheikh Bekkaï; b) Kolo Soh, du
Farimaké, disciple de Tierno Mamadou Sidi, poullo; de
Sidi Mbadi et de Ba Tadi Mahmoudou, tous deux kounta,
se rattachent au Cheikh Bekkaï; c) Ousman Hamadou
Diallo, du Macina, disciple du Cheikh Abdoul Hamma.
3"" Le groupe toucouleur du Fouta et de Nioro, tous
tidjanïa, comme il convient, par la grâce d'Al-Hadj Omar,
Les plus notoires sont : a) Maliki Kane, Almamy d'Abid-
jan. Il est né vers 1876, dans le Bosséa, a fait de bonnes
études à Dakar avec Al-Hadji Cheikou Kane (2), qui lui a
donné l'ouird et est venu s'établir vers 1908^ à Abidjan, où
il vit du commerce; b) Abdoullaye Mahmoudou, F'outanké
du Damga, disciple tidiani d'Al-Hadj Omar Mahmoudou.
(i) Sur le Cheikh Bekkaï, le Kounti, ami de Barth et grand adversaire d'Al-
Hadj Omar, cf. Études sur l'islam et les tribus du Soudan : Les Kounta,
par Paul Marty, in Collection de la Revue du Monde musulman.
(2) Sur Al-Hadji Cheikou Kane, cf. Études sur l'islam au Sénégal : Les
personnes. Ibid.
20 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
Ce marabout est un des produits de la propagande d'un
missionnaire marocain, Chérif Salimou Al-Makki, venu de
Fez il y a quelques années et qui, par Chérif Hosseïn, se
rattachait à Mohammed Al-Rali, cheikh de la zaouïa tidja-
nïade La Mecque; c) Samba Diallo, de Diaba (FoutaToro),
disciple du même Chérif Salimou ; d) Mamadou Ba, torodo
de Nioro Sahel, né vers 1880, disciple tidiani de Tafsir
Ibrahima et de Tafsir Ali, de Técole de Dinguiraye;
e) Mohammadou Moussa, Marka de Dia, né vers 1980,
disciple tidjani de Saïdou Ba, dioula toucouleur, qu'il a
rencontré à Kassari (Bouaké). Mohammadou est le maître
de l'école coranique d'Abidjan. Il a une douzaine d'élèves,
tous enfants des Musulmans des groupes précités. Ces
Toucouleurs sont commerçants, boutiquiers dans les mai-
sons européennes, tailleurs, etc.
d) Le groupe ouolof, très épris de sa religion, mais éloi-
gné de tout prosélytisme et même de toute manifestation
exagérée. Ces Ouolof se trouvent dans le commerce et dans
l'administration, aux chantiers, aux usines et dans les bu-
reaux. Il n'y a guère à signaler que quelques individuali-
tés : à) Nfa Kaba Diakité, disciple et missionnaire qadri de
Bou Kounta (Tivaouane). C'est le moqaddem des qadrïa
d'Abidjan. On le retrouvera plus loin, au titre « Bassam »;
b) Mamadou Sek, né à Sakal (Cayor) vers 1872. Cet indi-
vidu, cultivateur à Sébikotane, où il a sa femme, ses en-
fants et sa mère, n'a aucune instruction. On l'a aperçu
quelquefois à Abidjan, chez son neveu Ibrahima Sek, cor-
donnier, et il s'est signalé surtout par la vente de placards
arabes et de chromos coloriés; c) Kali Ndiaye, commerçant
très lancé en affaires, homme intelligent, ouvert et distin-
gué; d) A ce groupe on peut rattacher Lamin Touré,
ouolof de Dabou, commerçant et cultivateur, personnage
assez intrigant.
On doit signaler, dans le même esprit, des petits groupes
de Sénégalais, Soudanais et Haoussa musulmans, employés
TRACES D ISLAM 27
du commerce et de l'administration, forestiers, bouti-
quiers, etc., tous sans importance, d'abord sur les rives de
la lagune : Dabou, Sassegni, Bingerville (avec les villages
de Santé et d'Agbada), puis dans les escales qui, de l'em-
bouchure du Bendama, s'échelonnent jusqu'à Grand-Bas-
sam : Kraffi, Adda, Jacqueville, Petit-Bassam, Abreby. Un
seul marabout mérite une mention : Karamoko Bamba, de
la grande famille malinké des Bamba, qu'on verra plus
tard. Il est originaire de Kaniméni (Mankono). Longtemps
tailleur à Dimbokro, il est aujourd'hui commerçant à
Dabou : c'est un homme zélé pour l'islam
On trouve deux mosquées dans le cercle des^lagunes :
l'une à Bingerville — débarcadère : elle est l'œuvre de deux
notables ouolofs, Mamadou Samba, maître-maçon aux
Travaux publics, et SaërNdiaye, boucher; l'autre à Abid-
jan-Koundi : elle est l'œuvre collective des petits commer-
çants toucouleurs et ouolofs qui, après entente, ont obtenu
une concession au nom de l'un d'eux et y ont édifié une
grande case, sans cachet, en pierres, planches et tôle on-
dulée. Les autres centres n'ont qu'un « maqam, simple
lieu de prière, petit fer à cheval sablonneux entouré de
piquets, de caisses, de cailloux, et rappelant les oratoires
du même genre du Sénégal.
Comme on le voit, la basse forêt qui ici descend jusqu'à
la lagune et jusqu'à la mer même, ne recèle aucune trace
d'islam local. Cependant, ces fétichistes endurcis se lais-
saient séduire, en mai 1909, par un dioula musulman de_
passage, qui pensait réaliser de fructueuses affaires à la
faveur du désordre. Sa propagande hostile cristallisait les
sentiments de résistance des populations attié. Elles s'in-
surgeaient, assassinaient le commis Gourgas en tournée et
assiégeaient Adzopé, son poste. Dans l'excitation générale,
la xénophobie prit tous ses droits, et le dioula musulman
et étranger ne tarda pas à être lui-même assassiné. L'ordre
fut facilement rétabli.
28 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
5. Grand-Dassam. — Dans le cercle du Grand-Bassam^
enchaîné dans le cercle des Lagunes, l'islam est représenté
par 25o à 3oo indigènes sénégalais (Ouolof, Toucouleurs,
SarakoUé), tous employés du commerce et de l'Administra-
tion, et par quelque Mandé dioula, amenés ici par leur com-
merce. Le grande majorité de cette population urbaine, où
l'on trouve des ApoUoniens, des Fanti, des Agni, des Sie-
namana, et surtout des représentants de toutes les peu-
plades lacunaires de la basse côte, se partage entre un féti-
chisme sur son déclin, et un christianisme aux formes
diverses, et tout à fait en vogue.
Les personnalités islamiques les plus notoires sont :
1° Al-Hadji Abdoullaye Dieng, toucouleur, né vers i85o à
Diaba (DIorbivol), almamy de la mosquée de Grand-Bas-
sam. Maître autrefois d'une école florissante, Al-Hadji usé,
et presque aveugle, a dû la fermer. Il donne encore de ci
de là quelques leçons de grammaire et d'exégèse coranique.
C'est un cheikh tidiani, sympathique, mais qui ne paye nul-
lement de mine, et dont on est tout surpris de rencontrer
les disciples, assez nombreux, dans le haut pays. Il a reçu
l'ouird et les pouvoirs de consécrateur de Mohammed Al-
Arabi, cheikh de la zaouïa de Fez en 1894, à son retour
de La Mecque. Par lui et par son maître Al-Hadj Abd El-
Ouahhâb, il se rattache, directement au fondateur de la voie;
2" Al-Hadji Yaqouba, né vers 1880, sarakoUé de Somankidi
(près Kayes). Il réside au village d'Impériale (quartier de
Bassam) et y fait l'école coranique à 26 élèves, fils de Sara-
koUé, Toucouleurs, Ouolof, Dioula. Aucun enfant du pays
n'y fréquente. Il est cheikh qadri, par la grâce d'Ibrahima
Ndiaye, de Sonankidi, et par lui et par Chekou Mamadou
Doukouré, de même extraction, se rattache à la voie du
Cheikh Sidia. Al-Hadji est un personnage sympathique et
instruit et qui est destiné, à la mort d'Al-Hadji Abdoul-
laye, à tenir la première place dans la société islamique de
Bassam. Il est l'almamy de la mosquée d'Impériale et juge
TRACES D ISLAM 29
au Tribunal de subdivision ; 3° Moussa Diop, khassonké de
Médine, cultivateur au village d'Impériale, assesseur au
Tribunal de cercle. Il est qadri de l'obédience de Bou
Kounta de Tivaouane (Sénégal) ; 4° Mbaké Ndiaye, ouolof
de Koolak, commerçant et charpentier dans une maison
de commerce, assesseur au Tribunal de cercle. Il est ins-
tallé ici depuis 191 3, et relève de l'obédience tidianïa d'AI-
Hadj Malik de Tivaouane ; 5" SoriTaraoré, bambara, culti-
vateur, juge au Tribunal de subdivision, disciple qadri des
Bou Kounta ; ô** Mamadou Beng, ouolof, employé au Wharf,
juge au Tribunal de subdivision , sans affiliation ; 7° Lamin
Touré, d'origine sarakollé, devenu ouolof avec le temps,
commerçant, disciple tidiani d'Al-Hadj Malik.
Comme on le voit, ces Sénégalais ont apporté ici leurs
mœurs, leurs coutumes et leurs affiliations du pays natal.
Ce sont leurs réclamations qui ont attiré l'attention du
Gouvernement sur « ces îlots de civilisation plus avancée »
et leur ont valu, dans la charte judiciaire indigène de 1912,
des Chambres musulmanes spéciales dans les tribunaux
locaux. Plusieurs d'entre eux sont devenus, avec la loi
Diagne de 1917, des citoyens français, mais pas plus que
leurs congénères restés au Sénégal, ils n'ont cherché à
jouir du bénéfice de la loi, et continuent à relever des tri-
bunaux indigènes. II faut reconnaître qu'ici l'administra-
tion a tout de même fait un effort, en supprimant au moins
tout citoyen français dans la composition du tribunal in-
digène.
Il y a fort peu de Syriens en Côte d'Ivoire. On n'en si-
gnale que deux à Bassam : l'un, Mansour, d'ailleurs catho-
lique, ou soi-disant tel, est chef d'une grande maison de
commerce; l'autre Mohammed Bourji, est un musulman
de Beyrouth, qui a eu, pendant la guerre, des démêlés
avec l'autorité anglaise de Lagos, où il était établi. Il assure
qu'on l'a tracassé parce qu'il se réclamait des Français, ce
qui est tout à fait invraisemblable. Il est disciple qadri
3o ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
d'un cheikh égyptien et parent de Chérif Ali, de Bouaké.
Il essaye actuellement de se créer une situation commer-
ciale à Bassam. Il paraît inoffensif.
Deux Orientaux, commerçants importants de Bassam,
sont allés s'établir en Nigeria en 1916 : Abbas Ali Farsi,
né vers 1 865, et son fils Ali, né vers 1889. Ce sont de grands
voyageurs. Arabes d'origine, ils ont quitté La Mecque
vers 1895 et ont fait en commerçant, tels les héros de Sin-
debad et des Mille et une nuits tout le tour de l'Afrique.
Le 6 janvier 1912, ils devenaient par naturalisation sujets
anglais des Etats de l'Union du Sud africain. A la fin de
cette même année, ils débarquaient en Côted'Ivoire, munis
d'ailleurs de passeports réguliers. Ils s'installaient au village
de France, chez Ma Samba Guèye. Pris au début pour de
grands marabouts, ils furent consultés avec déférence par
certains musulmans, mais refusèrent tout conseil et se
tinrent uniquement sur le terrain commercial. Abbas, qui
se dit très riche, prouva qu'il avait des dépôts d'argent en
banque à La Mecque, au Caire, à Constantinople et à Cape
Town. Ce sont des gens intelligents, parlant très bien
l'arabe, le turc, l'hindouslani et l'anglais.
Grand Bassam compte deux mosquées : la première est
dans la ville française même ; elle n'est autre qu'une maison
ordinaire de briques, de planches et de tôles; elle a été bâtie
en I9i8-i9i9par les Sénégalais de la ville, après des con-
ciliabules qui durèrent plusieurs années. On finit par s'en-
tendre et elle fut édifiée avec les dons de tous sur le lot
n" ii3 du plan cadastral de Bassam, que son propriétaire,
le notable ouolof Hassan Diop, concéda gracieusement. La
seconde mosquée est au village d'Impériale; elle a été bâtie
dans les mêmes conditions, en 191 3, sur la propagande de
Nfa Kaba Diakité, dit Kaba, sarakoUé ouolofisé, mission-
naire qadri de Bou Kounta. Cet indigène zélé réussit à
échauffer la bonne volonté des Sénégalais, à qui la prière
individuelle devant leurs cases avait suffi jusque-là, et à
Abbas Ali Farsi.
(Bassam.)
TRACES d'islam 3i
ramasser le capital et la main-d'œuvre qui permirent d'édi-
fier la mosquée. C'est à Nia qu'on doit la plupart des affi-
liations qadrïa, signalées plus haut. Il est aujurd'hui à
Abidjan. Les autres faubourgs de Bassam, France, Petit
Paris, Azuretti, quoique renfermant quelques habitants
musulmans, n'ont pas de mosquée.
Le Grand cheikh sénégalais, Al-Hadj Malik, a aussi ses
missionnaires, qui visitent annuellement ses adeptes tidia-
nïaet font quelques quêtes, soit pour lazaouïa deTivaouane,
soit pour la métropole de Fez. Le plus notoire d'entre eux
est Seri Kane, toucouleur de Dierbivol, né vers 1877. De
chez son hôte, l'almamy Al-Hadji Abdoullaye, où il établit
son quartier général, il rayonne dans les groupements sé-
négalais de la Côte, faisant un peu de commerce à l'occa-
sion, donnant quelques leçons coraniques, quelques con-
sultations juridiques ou théologiques et distribuant des af-
filiations tidiania. Un autre, Samba Diop, ouolof, y est
venu aussi, malgré l'opposition des autorités de Binger-
ville et de Dakar, qui n'aiment guère voir circuler de
groupe en groupe ces agents de liaison et quêteurs éhontés,
auxquels on n'ose pas résister et qui sont souvent des véri-
tables maîtres-chanteurs.
On trouve quelques ouvrages arabes a Bassam, surtout
des Coran et des Dalaïl al-Khaïrat ; ils se répandent de là
chez les musulmans d'Abidjan, d'Aboisso ou de Bouaké.
Ils sont importés à peu près tous soit par les Marocains
Hadj Mohammed ben Djelloun et Bennouna, de Dakar,
soit par le sujet anglais Hadj Ali de Lagos.
6. Cercle cVAssinie. — Le cercle d'Assinie, chef-lieu
Aboisso, clôt la zone maritime de la Côte d'Ivoire. Une
♦ frontière artificielle de 100 kilomètres, que prolonge le
cours de la basse Tanoé, le sépare de la Gold Coast. Il est
constitué par les anciens Royaumes d'Assinie et duSanwi,
et peuplé surtout par des Agni (branche Afema) et aussi par
32 ÉTUDES SUR l'iSI.AM EN CÔTE d'iVOIRE
des Abouré, et des Apolloniens ou Zéma, les unes et les
autres fétichistes, mais évoluant manifestement vers le
christianisme.
La race agni, ici comme dans la forêt supérieure, est
absolument rebelle à l'islam; il est impossible d'en discer-
ner la moindre infiltration, malgré la présence de nom-
breux dioula. On perçoit même chez ces païens comme un
sentiment d'hostilité à l'égard de la religion du Prophète.
Le chef le plus en vue de' ce groupement est Aka Bosson,
chef du canton dit « d'e la route des Caravanes ». Aka
Bosson, qui habite Ayamé, est né vers 1 88 1. Son père, Aka
Brimbi, jadis chef de canton, s'est réfugié en Gold Coast,
lors des opérations du recrutement (igiS). Il eut pour suc-
cesseur Efouan Kan, qui ne tarda pas à démissionner, et
fut remplacé (1917), sur la désignation dé tous les chefs de
village de la route des Caravanes-, par Aka Bosson. C'est un
homme intelligent qui possède une cacaoyère d'un millier
de pieds. Ce canton de 2.125 Agni est traversé par le long
couloir de la rivière Bia et par la grande route commer-
ciale qui descend de Bondoukou et par Assikasso, Aben-
gourou et Zaranou, atteint Aboisso, la lagune Aby et la
rade d'Assinie. C'est le seul canton, à part les villes, qui
connaisse les- mulsulmans, sous la forme de dioulas colpor-
teurs, et c'est aussi celui où Ton trouve, la moins déguisée,
l'hostilité à l'islam.
L'influence chrétienne gagne en revanche du terrain, soit
sous la forme catholique (missions florissantes d'Aboisso
et d'Assinie), soit sous la forme protestante, et plus spé-
cialement wesléyenne et harriste. En cette région frontière
plus encore qu'ailleurs-^ catholicisme signifie influence
française et protestantisme influence [^anglaise. Quoi qu'il
en soit, les progrès du^ christianisme, qui seront complets
dans une génération, soustraient définitivement cette région
àl'islam.
Ce n'est pas le lieu de s'étendre ici sur le fétichisme des
TRACES d'islam 53
Agni et autres animistes de la région. Il revêt le double
caractère de culte public avec ses arbres et ses cases-fé-
tiches, et ses prêtres, à la fois sorciers, devins et mires, et
de culte privé, ou plutôt familial, avec ses dieux lares de
bois ou de terre. Il s'accompagne de rites pour les diverses
circonstances de la vie, et notamment de cérémonies
agraires, aux différents moments de la plantation, de l'essor
de la maturité et de la récolte des produits. On frotte, par
exemple, le fétiche familial avec des œufs, au moment des
semailles ou des plantations ; par la suite et pour assurer
une belle venue des récoltes, on procède à des sacrifices de
moutons et de poulets.
La religion musulmane est représentée dans cette région
par des éléments immigrés, au nombre de trois: i" L'élé-
ment achanti de Gold Coast, jadis assez nombreux, au
moment des hauts prix de caoutchouc, et qui ne comprend
plus que 5 à 600 membres, dont quelques-uns seulement
sont musulmans et dont aucun ne mérite une mention
spéciale; 2" L'élément mandé-dioula, venu du Nord soit
français, soit anglais, par la grand'route caravanière avec
les produits soudanais et sylvestres. Ces étrangers sont ins-
tallés soit dans les gros villages de la routecomme traitants,
soit en équipes de quelques dizaines d'hommes dans des
chantiers de bois. Ils coupent des billes d'acajou, au compte
des Compagnies forestières, et les traînent au prochain ma-
rigot. Ils vivent fort isolés et n'entretiennent que peu de
relations avec les Agni voisins. Un seul nom mérite une
mention, Al-Hadji Haïdara^, de lointaine origine sonraï,
né à Koutiala vers 1866. C'est un modeste tailleur complè-
tenient illettré, qui n'a guère de musulman que sa dignité
de chérif et qui au surplus n'en saurait donner la moindre
preuve : il n'a aucune connaissance de sa généalogie. Il
paraît être un fils de captif de Maure, et c'est ce qui expli-
querait ses prétentions au chérifat; 3° L'élément sénégalais,
le seul où l'on compte vraiment quelques musulmans de
3
34. ÉTUDES SUR l'islam EN GÔTE D'iVOIRE
marque, qui n'ont d'aillears rien de maraboutique. Les
plus notoires de ces Sénégalais, qui sont tous ouvriers d'art,
traitants., employés du commerce ou de rAdministration,
sont : i*» Samba Guèye, toucouleur de Matam, né vers 1874,
fils et élève de Bou Bakar Mahmoudou. Il possède deux
boutiques à Aboisso et à Bondoukou. Il a créé aux envi-
rons d'Aboisso une cacaoyère assezbien aménagée. Cet an-
cien maître d'hôtel du gouverneur du Sénégal débarqua
ici, le i5 mai 1896, dans les bagages du gouverneur Mou-
tet. Intelligent, honnête, déférent, il a toujours fait preuve
de beaucoup de loyalisme. En février 1902, il retirait de la
rivière Noé un commerçant qui allait s'y noyer sans son
intervention. Cette attitude courageuse lui a valu une mé-
daille d'honneur. Il parleet écrit le français et comme tout
Toucouleur relève du tidianismeomari ; 2° Demba Samba,
toucouleur, né à Matam vers 1862, élève et disciple d'Ab-
doullaye Gueyane, cheikh tidiani. Arrivé à la Côte d'Ivoire
en 1898:, en qualité de mécanicien à bord de l'aviso
Ardent^ Demba Samba y est resté et s'est consacré par
la suite au commerce. II a une boutique à Aboisso et une
autre à Bondoukou, et va de l'une à l'autre, suivant les
saisons. Il a une cacaoyère à Aboisso. C'est un homme
paisible, parlant bien le français ; 3" Alioun Sow, ouolof,
né à Saint-Louis 1878, fils et disciple de Amoudou Racine
Sow. Il est en Côte d'Ivoire depuis 1900, et à Aboisso
depuis 1902. Commerçant patenté et cultivateur de cacao,
il est plus instruit en français qu'en arabe. Il jouit de l'es-
time générale; 4" Al-Hadji Abdoullaye Demba, toucouleur
ébyabé, né à Diabia(Diorbivol) vers 1864. Installé à Aboisso
avec boutique et cacaoyère, il rayonne dans la basse Côte
d'Ivoire. Il a une boutique à Grand-Bassam, une autre à
Dimbokro, qui fut tenue par son frère Al-Hadji Amedin,
qui y mourut vers 19 12. Il fait l'école à ses propres enfants ;
quelques enfants voisins, fils de ses compatriotes, se joi-
gnent quelquefois aux siens. C'est un homme simple et
TRACES d'islam 35'
cultivé, parfaitement irréprochable. Il a fait le pèlerinage
par la mer avec son frère, il y a plus de 20 ans, et n'en a
conservé aucun souvenir.
Quelquefois on voit passer dans ces pays de frontière des.
marabouts étrangers, quêteurs et prédicateurs, soit d'ori-
gine soudanaise (mandé, bobo, et même maure), soit d'ori-
gine haoussa. Ils sont à surveiller, et même à renvoyer,
s'ils n'ont pas de moyens d'existence, car ils ne cherchent
qu'à pêcher en eau trouble.
Aboisso est pourvue d'une petite mosquée, construite-
en 1912 par les quelques musulmans précités et par leurs
compatriotes. C'est une grande bâtisse en pierres, de
i5 mètres de longueur sur 10 m. 5o de largeur. La façade est
décorée d'un minaret. C'est Ibrahima Samba qui en est l'ai-
mamy. Les fidèles qui la fréquentent le font sans osten-
tionet passent inaperçus dans un pays aussi complètement
fétichiste ou christianisé.
Assinie n'a pas de mosquée.
LIVRE II
LA ZONE SYLVESTRE
CHAPITRE PREMIER
LA PHYSIONOMIE MORALE DES TRIBUS DE LA FORET
I. Croyances et rites animistes. — Les peuplades de
la foret sont fétichistes ; leurs croyances et pratiques ne dif-
fèrent pas sensiblement d'une tribu à l'autre.
On admet généralement l'existence d'un être suprême,
« Niamia Pri », qui domine toutes les affaires humaines,
mais de si loin et de si haut qu'il n'y intervient jamais, ni
en bien ni en mal. Cette vague et lointaine divinité est ra-
rement invoquée ; on se borne à lui offrir de temps en
temps, et sans cause bien définie, quelques petits sacrifices
peu coûteux. Le véritable maître spirituel, de l'indigène,
maître craint, bien traité, bien nourri, est le fétiche.
Chaque village a son grand fétiche, le « Membo », que
fait parler le féticheur, suivant les cadeaux qu'il reçoit.
Chaque famille a également le sien ; elle le tient généra-
lement de son plus lointain ancêtre, et chaque chef de fa
mille le transmet à son successeur, en lui divulguant les
rites spéciaux sous lesquels il aime à être adoré. Toutefois
ce fétiche lui-même n'est ni omnipotent, ni éternel : qu'il
38 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
n'exauce pas les vœux, qu'il ne détourne pas le malheur,
il est déclassé et remplacé par un autre ; ainsi en usent ces
paysans calabrais qui frappent et insultent l'effigie du
saint récalcitrant.
On fait des cadeaux au fétiche, surtout des œufs, que
mangent les civettes.,: mangoustes et serpents.
Certains fétiches, particulièrement puissants et redou-
tés, exigent du sang humain, et il v a peu de temps encore
l'usage des sacrifices humains était courant chez les chefs
importants, lors de certaines circonstances solennelles.
A l'heure actuelle encore, chaque fois qu'une tribu s'est
insurgée contre notre autorité, c'est par des sacrifices hu-
mains qu'elle a donné le signal de la révolte. On peut dire
pourtant que partout où notre administration peut se faire
sentir, ils ont pratiquement disparu. Les sacrifices de
bœufs et de chèvres sont toujours en honneur.
Le fétiche c'est n'importe quoi : une statue grossière de
bois, mais le plus souvent la chose la plus inattendue : un
vase, un débris de poterie ou de bois ou de fer, un canon
de fusil, un ustensile quelconque, un arbre. Il n'a de va-
leur que celle que lui attribue celui qui l'a déclaré fétiche
et pour lui seulement.
Le véritable maître de la société indigène est le sorcier-
féticheur. Il n'est pas seulement l'organe par lequel parle
le Membo du village, c'est aussi l'auxiliaire de la justice et
le guérisseur. Par tempérament, il est observateur et astu-
cieux. Il est toujours le mieux renseigné du village, et s'il
est honnête, il fait dire la vérité au fétiche et condamner
les coupables. Il prépare les fétiches ou boissons que l'on
fait prendre, au tribunal de village, aux plaignants, aux
témoins et aux prévenus. De reff"et produit par ces bois-
sons, parfois vénéneuses et mortelles, on conclut à la cul-
pabilité ou à l'innocence de l'accusé. On comprend combien
dans ces- cas est prépondérante l'action du féticheur.
L'expression très employée de « prendre le fétiche » si-
PHYSIONOMIE MORALE DES TRIBUS DE LA FORET Sç
gnifie aussi « prêter serment », sans qu'il soit nécessaire de
rien absorber. On prête alors serment sur un fétiche qui
tuera le coupable parjure. Souvent même, on touche du
doigt la terre, puis le bord de la langue, en disant: « Que
cette terre m'empoisonne, si je mens, » et on lève la main. Il
ne faut pas trop s'illusionner sur la valeur de tous ces ser-
ments.
Tel est le rôle du sorcier dans ses beaux jours ou le rôle
du « bon sorcier». Mais à côté, il y a ceux, prêtres du mal,
qui sont voués à des œuvres néfastes. C'est parmi eux qu'on
trouve les auteurs de crimes rituels, d'empoisonnements,
d'envoùtem.ents, d'ordalies sanglantes qui foisonnent dans
la société indigène.
En 1918, dans le haut Cavally, quatre sorciers couverts
de peaux de singe à long poil attaquent, au détour du sen-
tier, un indigène inoffensif. Ils s'acharnent après lui, lui
déchirent avec leurs ongles et leurs dents la figure, la poi-
trine, les bras, lui arrachent les oreilles, lui coupent la
verge. Ils veulent « manger de la viande», et garder les dé-
bris pour leurs filtres et talismans. Ils expliqueront en jus-
tice qu'ils faisaient nuitamment tam-tam dans une de leurs
cases, sans que personne pût les entendre. A quelle séance
de magie noire pouvaient-ils se livrer?
Qu'on ne croie pas d'ailleurs que ces primitifs soient
inaccessibles à tout sentiment. La crainte du châtiment les
retient souvent. L'un d'eux, poursuivi pour meurtres,
avouait de lui-même : « J'ai tué un homme, il y a quatre
ans. J'en avais attaqué un autre, mais il avait un bon gri-
gri. Il m'a saisi par la main et blessé gravement, et depuis
« je n'ai plus fait diable », ni blessé personne. » (dé-
cembre 1917). Ainsi leur passion exacerbée est pour eux «le
diable ». On ne résiste pas quand on est <k possédé » par le
diable et on est irresponsable. Cette conscience se mani-
feste même après coup et devant l'appareil judiciaire. On
en voit rire aux éclats, si un témoin rapporte un fait ma-
40 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
cabre (cuisson de la victime, etc.). Ils ne paraissent pas jouir
de toutes leurs facultés, ou en tout cas n'en jouissent pas
comme nous. C'est ici vraiment qu'on saisit sur le vifcette
mentalité spéciale des primitifs que l'école de Durkheim
appelle la mentalité «prélogique ».
Si les sorciers sont féroces, féroces au point qu'on voit
des mères sacrifier leurs enfants, la foule le leur rend bien
à l'occasion ; quand l'un d'eux est convaincu d'un crime ri-
tuel, il n'est pas de supplice que la vindicte publique ne lui
inflige.
2. Impressionnabilité religieuse. — L'extrême im-
pressionnabilité religieuse, déjà signalée chez les popula-
tions de la côte, se retrouve chez les peuplades de la forêt.
On a pu constater, ces dernières années, des faits religieux
de nature à transformer en une génération la physionomie
spirituelle de la région.
En 191 8, le pays baoulé fut parcouru en tous sens par
des émissaires, d'origine inconnue, propageant l'ordre di-
vin suivant : « Tuer ou vendre tous les animaux domesti-
ques de couleur noire ; détruire toutes les plantations
d'ignames noirs {n^an en baoulé). Ces émissaires insaisis-
sables menaçaient de mort tous ceux qui n'obéiraient pasà
la parole divine. Malgré tous les avertissements des auto-
rités, la population obéit si bien et clandestinement que le
cheptel fut, en peu de temps, réduit d'un tiers et que la dé-
vastation des champs d'ignames noirs entraîna pour une
bonne part, dans les années 1918 et 1919, assez sèches de
par ailleurs, deux terribles disettes. Des troupeaux entiers
de porcins, le seul bétail, ou tout au moins le principal bé-
tail de certains cantons, disparurent. Les hommes étaient
à la rigueur autorisés à manger les ignames noirs, mais à
condition que ce fût dans la brousse et hors de tout regard.
Cette autorisation était refusée aux femmes, et elle s'aggra-
vait de la prescription des gombos verts et des arachides.
PHYSIONOMIE MORALE DES TRIBUS DE LA FORET 4I
Lesfemmes étaient ointes d'une sorte de corps gras, qui de-
vait les faire périr, si elles n'obéissaient pas aux injonctions
divines. Certains hommes qui ne s'exécutèrent pas assez
rapidement se virent condamnés à une amende de sept tas
d'or, d'un bœuf rouge et d'un bœuf blanc.
L'autorité finit par s'émouvoir, surtout quand le bruit se
répandit que les mesures nouvelles annonçaient le départ
des blancs. Des recherches actives permirent la découverte
et l'arrestation de certains coupables. Ils donnèrent de fort
vagues justifications : les uns obéissaient à des chefs féti-
cheurs; les autres se croyaient inspirés de Dieu ; d'autres
enfin dirent avoir agi par vengeance. Quoi qu'il en soit, on
reste confondu que ces populations primitives aient sacrifié
sans résistance et le plus facilement du monde les richesses
vivrières et les troupeaux, auxquels elles attachent tant de
prix et cela sur les simples déclarations d'inconnus, qui leur
disaient que tel était l'ordre divin.
Les fétiches sur la côte, les richesses alimentaires dans
la forêt, tout le patrimoine moral et matériel de ces peuples
perdait toute valeur à leurs yeux, à la simple injonction
d'inconnus.
Il faut constater là un état d'esprit extrêmement impres-
sionnable et qui réserve des surprises. Les tribus de la fo-
rêt, encadrées au nord par des populations en partie isla-
miques, au sud par des populations en partie, et bientôt
toutes chrétiennes, sont mûres pour l'une ou l'une de ces
religions, et sans doute suivant les méthodes et l'activité des
missionnaires et des marabouts, pour l'une et pour
l'autre.
On peut encore donner comme preuve de cettesensibilité
les quelques conversions à l'Islam, eff"ecluées bien malgré
eux et par le seul exemple de leurs gestes cultuels, à Daloa
(Haut Sassandra) par des détenus politiques musulmans ;
et enfin la docilité avec laquelle certaines tribus de la
frange méridionale de la forêt accourent à l'appel desclarks
42 ETUDES SUR L ISLAM EN CQTE D IVOIRE
harristes et, tout comme leurs voisins des lagunes et la côte
détruisent leurs fétiches.
3. Le droit coutumier et la résistance à Vlslam. "—
L'Islam ne semble pas appelé à bénéficier de ces transfor-
mations religieuses éventuelles, soit parce que les quelques
dioula du Nord, qui parcourent la forêt, sont beaucoup
plus soucieux de leurs intérêts commerciaux et beaucoup
moins empressés à la tâche apostolique que les missionnaires
chrétiens, qui montent de la côte et entament déjà la forêt,
soit plutôt parce que le droit coutumier et les institutions ju-
ridiques et sociales des tribus de la forêt offrent dans la plu-
part des cas, une telle divergence, une telle dissemblance
avec les institutions islamiques qu'il est à prévoir une résis-
tance invincible, si la religion du Prophète est prêchée
quelque part. C'est d'ailleurs ce qui s'est produit à l'ex-
trême orient de la colonie, en bordure de la Gold Coast,
dans l'Indénié, parcouru par les caravaniers mandé du Nord.
Leurs prédications occasionnelles sont restées sans succès.
Il n'est pas inutile d'énumérer rapidement les princi-
pales de ces institutions coutumières qui sont les bastions
de la résistance fétichiste à toute invasion d'une religion,
qui, tell'islamisme, se présente avec une code juridique.
à) Polygamie illimitée, qui est d'autant plus en honneur
qu'elle implique considération et fortune.
b) Mariages temporaires, comportant les clauses les plus
diverses. Concubinage légal non seulement avec des cap-
tives, mais même avec des femmes libres, déjà mariées ou
jeunes filles ;
c) Liberté entière de la jeune fille. Cohabitation et même
prostitution courantes avant le mariage;
d) Consentement formel de la jeune fille au mariage.
Nullité de toute acte où son acquiescement n'est pas
donné;
e) Lévirat d'usage courant;
PHYSIONOMIE MORALE DES TRIBUS DE LA FORET 48
/) Fréquence et facilité de l'adoption ;
g) La tutelle comporte le soin de la personne du mineur,
mais non celui de ses biens;
h) Forme familiale et collective de la prospérité foncière ;
i) Succession d'après le droit matriarcal : frères utérins,
neveux fils de sœur maternelle. Unité de l'ayant-droit à la
succession. Choix de l'héritier par le conseil de famille
parmi les plus intelligents et les habiles de la classe appe-
lée à la succession, et même quelquefois sans distinction
de classes ;
y) Non limitation du droit de donation testamentaire;
k) Entière liberté des conventions, mais celles concernant
des objets qui ne vous appartiennent pas;
/) Mise en gage des enfants et des serviteurs;
7n) Coutumes pénales variées, comportant en principe
l'absence d'action publique, l'exercice de la vengeance
privée, l'obligation des compensations pécuniaires, l'usage
courant de la rançon, l'extinction de toute action après
paiement de la rançon, etc.
On voit combien toutes ces dispositions du droit coutu-
mier diffèrent du code islamique et quelles résistances in-
vincibles elles offriraient à l'Islam envahisseur.
4. Coutumes politiques. — Les tribus de la forêt n'ont
jamais pu se débarrasser d'une féodalité minuscule qui a
-entretenu parmi elles uneanarchie séculaire. Aucun empire,
aucune royauté même locale n'ont surgi dans la zone syl-
vestre. Il est impossible même de discerner, dans la tradi-
tion, le groupement politique d'une tribu. La cellule poli-
tique, c'est à peine le village, ou, tout au plus la coalition
momentanée de quelques villages.
La dévolution de ce commandement minuscule suit
quelques règles, surtout à l'ouest, chez les Gouro, les Dan,
les Guère et les Bettié où les agglomérations sont un peu
plus importantes :
44 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
a) Succession du commandement de frère en frère immé-
diatement cadet jusqu'à extinction. Retour ensuite au fils
aîné du frère aîné. Élasticité de cette règle, car les inca-
pables, les malades, les absents, etc., sont écartés. Ce prin-
cipe se rapproche de la dévolution du pouvoir dans les so-
ciétés musulmanes;
b) Le chef en exercice désigne, conformément à cet
ordre, son successeur que, de son vivant, il associe au
pouvoir;
c) Ratification de cette nomination, au jour du décès du
chef, par l'assemblée des chefs de village et des notables.
Il fallait que, ce jour-là, le candidat portât les plus beaux
pagnes, que le festin, par lui offert, eût été trouvé par-
fait, etc.
Telle était la règle générale. Dans certains cantons
c'était, au contraire, tel ou tel de ses trois principes qui
prédominaient, les autres n'étant que des indications. Dans
plusieurs régions, par exemple, c'était le troisième qui
l'emportait : le chef était élu au cours du festin et n'était
pas toujours celui que l'hérédité désignait ou que le chef
précédent avait choisi.
La déposition du chef intervenait assez facilement, quand
il avait cessé de plaire. C'est la même assemblée qui mettait
fin à son pouvoir.
Les épreuves judiciaires sont comprises de telle sorte
qu'elles ont amené l'extinction du droit pénal, ou peut-
être empêché sa naissance. L'inculpé sort des épreuves in-
nocent ou mort. Dans un cas comme dans l'autre la répres-
sion est inutile.
La justice suivait la coutume du nom : quiconque vou-
lait plaider invoquait le nom du chef de son choix, et l'ad-
versaire était tenu de comparaître devant ce chef, auquel
était supposé par le plaignant une plus grande autorité ou
une plus grande impartialité. La personnalité du plaideur
tenait plus de place que l'objet même du litige.
PHYSIONOMIE MORALE DES TRIBUS DE LA FORET 45
Mais, malgré tout, ces coutumes sont exceptionnelles, et
le caractère le plus visible de la situation sociale et politique
de ces peuples, c'est leur absence de cadres, c'est l'esprit
d'individualisme poussé à un point qu'on ne peut pas soup-
çonner. Il en va des populations de la forêt, comme des
oiseaux qui ramagent sur leurs têtes : aussitôt qu'il peut
voler l'oiseau s'envole; le nid a la valeur et la durée d'une
saison et tous ces chanteurs et pépieurs constituent ce qu'on
appelle la « République des oiseaux ».
Une République de cette nature sans maîtres et sans
principes peut suffire à la gent ailée. Elle n'est pas le fait
de l'homme. Et ce sont les sociétés secrètes, les sorciers et
la magie qui prennent la place des cadres réguliers.
5. Etat social. — Il importe en effet de signaler ici,
comme une des principales causes de l'état arriéré des
peuplades sylvestres et comme un obstacle invincible à
l'islamisation, la tendance innée et profonde de ces indi-
gènes à l'émiettement, au morcellement, à l'anarchie so-
ciale. C'est un véritable fléau que cet abandon du village
ou du pseudo-village, par les indigènes, désireux, en s'ins-
tallant dans des campements, de se soustraire non seule-
ment à notre action administrative qui, à vrai dire, ne les
atteint guère, mais encore à toute action de leurs autorités
naturelles et humaines : chef de village, conseil de notables,
père de famille, etc. Ils peuvent alors, dans ces misérables
huttes, bâties de quelques larges feuilles de palmier ou
d'autres arbres, s'adonner complètement à leur penchant, à
l'ivrognerie et à la paresse, qui dépasse tout ce qu'on peut
imaginer. Et alors, livrés à eux-mêmes, sans défense phy-
sique ni morale, ils retombent complètement à la vie de
nature, cessent toute culture, ne se nourrissent plus que de
baies et de racines sauvages, rejettent le misérable cache-
sexe dont ils commençaient à se vêtir, deviennent plus mé-
fiants et plus inabordables que les fauves qui les entourent
4b ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
et sombrent dans toutes les horreurs de la bête humaine
primitive à l'état de barbarie : sacrifices sanglants, crimes
rituels, anthropophagie, bestialité, chasse à l'homme, et
surtout à la femme et à l'enfant, érigée en principe comme
la chasse au gibier, etc. Quand saint Bernard conseillait la
retraite et le recueillement dans les bois et disait : Aliquid
amplius inverties in sylvis quam in libris, il ne connaissait
certainement pas la forêt équatoriale.
Il importe au plus haut point, et quelles que soient les
critiques idéalistes que des théoriciens pourront émettre,
que nous fassions défense à nos sujets de quitter leurs viU
lages pour vivre sous des abris perdus en forêt. C'est peut-
être une atteinte à la liberté individuelle, mais on en
commet bien d'autres à leur égard, ne serait-ce que le
recrutement, qui est une condamnation à mort pour eux et
qui n'ont pas la même cause et la même justification : leur
intérêt bien compris. L'abandon des villages, cellules em-
bryonnaires de la vie sociale, doit donc être formellement
interdit. Seuls, seront tolérés les abris destinés à recevoir
les cultivateurs ou les récolteurs obligés de se rendre à
quelque distance pour y vaquer à des occupations hon-
nêtes et reconnues utiles. C'est le seul moyen de les
arracher à l'individualisme de la bête, et ce n'est guère.
Ces populations sont à un tel degré d'enfance que des
médecins qui les ont vues de près et vécu longtemps à leur
contact sont contraints de reconnaître que toutes les ques-
tions se rattachant à leur hygiène : vaccinations, maladies
vénériennes, lèpre, tripanosomiase, ne viennent qu'en se-
cond plan. Les deux questions de l'eau et de l'alimentation
viennent au contraire en toute première ligne. « La création
du puits, l'obligation stricte et contrôlée de plantations .
variées, dit un médecin, constitueraient un pas considé-
rable dans l'amélioration des conditions d'existence des
Baoulé. C'est dire où en sont les choses que d'estimer pri-
mordiales des questions aussi élémentaires que celles de
PHYSIONOMIE MOBALE DES TRIBUS DE LA FORET 47
l'eau potable et de la ration alimentaire dans une contrée
qui passe, à juste titre, pour une des plus peuplées de la
Côte d'Ivoire. » Et c'est ainsi que dans un des pays les plus
favorisés par la nature, les indigènes souffrent périodique-
ment de famines terribles.
Contrairement à ce qui se passe chez tous les peuples
noirs, les tribus de la forêt ne manifestent pas de goût pour
l'instruction, et c'est peut-être ce qui les a préservés de
l'islamisation. Cette attirance de la science et de l'instruc-
tion a été, en effet, partout ailleurs, une des grandes causes
du succès de l'islam, religion intellectuelle et littéraire, et
pourvue d'un système d'écriture.
CHAPITRE 11
TRACES D'ISLAM
I. Cercle de rAgnéby. — Le cercle de l'Agnéby, chef-
lieu Agboville, tire son nom de la rivière Agnéby ou Agbo,
qui le traverse, et va se jeter dans la lagune Ebrié, près de
Dabou. Il est peuplé par trois branches de la race agni-
achanti, appartenant toutes trois au groupe kouakoua de
cette race : les Abbey, les Attié du Nord et les Bettiè, et
toutes trois fétichistes et nettement rebelles à l'islam. On
connaît le violent mouvement de xénophobie qui, en 1910,
souleva tous les Abbey coalisés. Les musulmans, comme
les chrétiens, en furent les victimes, et les dioula souda-
nais comme les traitants et coupeurs de bois sénégalais et
apolloni^ns furent égorgés ou blessés, au cri de : « A mort
les étrangers », au même titre que les Blancs.
L'islam n'est donc représenté dans ce cercle que par i5o
à 200 dioula soudanais et une demi-douzaine de Sénégalais,
établis surtout à Tiassalé. Avant la conquête de la forêt, on
avait fondé quelque espoir sur les services qu'ils pouvaient
rendre comme guides, agents de renseignements et de pé-
nétration, les colporteurs musulmans dont le sort et les
intérêts étaient liés aux nôtres. On leur fît beaucoup de
grâces, on encouragea la construction d'une mosquée à Tias7
salé, et le gouverneur Clozel contribua aux dépenses pour
25o francs (1004). Celte mosquée, grande bâtisse en briques,
TRACES D ISLAM 49
couverte de tôles, fermée de persiennes, existe toujours :
elle aurait coûté, au dire des fidèles, 5.ooo francs. Elle
est peu fréquentée et dans un état de délabrement pi-
toyable.
A Agboville, outre quelques commerçants sénégalais et
colporteurs soudanais, on remarquait, ces dernières années,
un marabout malinké de Kankan, Fodé Mamadou Kaba,
interné là à la suite d'intrigues et de désordres dans son
pays. Son prestige de pèlerin de La iMecque, sa grande
piété, sa science incontestable, son savoir-faire lui valurent
la vénération générale : il était de droit l'almamy local, et
l'on commençait à remarquer, derrière lui, à la prière, quel-
ques-uns de ces oisifs et aventuriers Agni, de toute pro-
venance sylvestre, prétendus travailleurs, qu'on rencontre
dans les gares de la voie ferrée. Pour couper court à cette
ébauche d'islamisation, Fodé Kaba qui, au surplus, avait
eu une attitude parfaitement correcte, a été renvoyé à Co-
nakry.
2. Cercle de N!{i Comoé. — Le cercle de Nzi Comoé tire
son nom des deux grands cours d'eau qui le traversent : le
Comoé à l'est; le Nzi, affluent de Bandama, à l'ouest. Il est
habité par cinq peuplades, dont quatre : les Agba, les Agni
proprement dits, les Quelle et les Ngan, sont des rameaux
de la famille agni-achanti et dont la dernière : les Mango
ou Anno, sont des métis de Ngan, de Mandé et d'Agni.
Les Agba, Agni et Quelle sont issus, d'après leurs tradi-
tions, de mélanges d'autochtones, ou plus probablement
de couches agni primitives et de migrations postérieures
agni venues, soit du Baoulé (Quelle), soit du pays achanti
de Gold Coast (Agba). Les Ngan sont venus par étapes suc-
cessives du Dahomey par le Togo, la Gold Coast et le
Comoé (vers Bettié).
Les Anno ou Anonofoué sont venus ici et se sont consti-
tués par des invasions successives de Ngan, de Mandé et
4
50 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
d'Agni-Achanti. Ces invasions furent pacifiques, les Dji-
mini, premiers habitants, ayant peu à peu cédé la place.
Elles ne se contrecarrèrent pas les unes aux autres, les der-
niers arrivés « faisant fétiche » avec les premiers. Le nou-
veau peuple eut à soutenir des luttes prolongées avec les
Abron de Bondoukou et les gens de Coomassie, ce qui finit
par amener son unité, sous l'autorité du chef mandé-
dioula, Dyan Ouattara, lors des attaques de Fofié, roi des
Abron vers i83o. Ces Mandé-Dioula, maîtres politiques du
pays, sont tous de diamou Ouattara. Ils venaient, soit de
Sansanné Mango (Togo), soit d'Anno (Dagomba anglais) et
c'est ainsi que le pays a pris d'eux le nom de Mango ou
d'Anno. Ils étaient tous fétichistes et le sont restés, l'exemple
de leurs cousins Mandé du Nord ne les ayant pas convertis,
sauf exception, à l'islamisme. Dans le canton de Tlfoué,
ils se sont mélangés d'Abron et de Baoulé. Le Mango est
aujourd'hui réparti entre les trois cercles du Nzi-Comoé, du
Baoulé et de Kong.
L'islam n'est perceptible ici que dans les trois éléments
ordinaires étrangers de la forêt : les Sénégalais, bouti-
quiers et employés, les gens de Gold Coast (Fanti, Apollo-
niens, Haoussa) traitants, dioula, coupeurs de bois^ ache-
teurs de palmistes, de caoutchouc et de kolas; et enfin les
dioula de multiples origines soudanaises : par eux tous les
produits du sol coulent vers les factoreries. Ils les échangent
contre des produits européens qu'ils dispersent dans la
forêt. Les uns et les autres ne font pas de prosélytisme,
mais l'exemple de leur piété, qu'ils exagèrent d'ailleurs,
sachant l'influence des démonstrations religieuses sur le
primitif, exposent aux yeux des indigènes étonnés les pre-
mières manifestations de l'islam.
Les deux principaux centres, où on les rencontre, sont
Dimbokro et Toumodi.
A Dimbokro même, il n'y a que trois ou quatre noms
notoires dans la colonie noire musulmane : a) Souleyman
Al-Hadji Abdoullaye,
Almamy de Bassam.
TRACES d'islam 5i
Bérété, malinké de Kiba, né vers i885. Il a fermé une petite
école qui ne pouvait pas le faire vivre et fait du commerce.
Il est le disciple tidiani d'un métis maure du Kaarta qui,
par Al-HadjiSalmoye (i), le grand Cheikh de Dienné, se rat-
tache au fondateur de la Voie ; b) Ahmadou Daw, Bobo
Dafin de bobo même. Il joint à son école de quatre élèves
un petit commerce. 11 était sans ouird jusqu'à 1917, date
où le marabout Fodé Kaba, de Kankan, interné politique
à Agboville, l'a affilié au qaderisme de Saad Bouh ; c)
Mamadou Haïdara, haoussa de Sokoto, fils de Bakari
Oussouman. Il est venu de Nigeria en 1918. C'est un ti-
diani qui se rattache à l'école du célèbre Othman dan Fodé
et par lui à la zaouïa de Fez ; d) Al-Hadji Abdoullaye
Demba, toucouleur, vu plus haut à Aboisso, et qui possède
un comptoir que son frère Al-Hadji Ahmedin a dirigé jadis,
et que tient aujourd'hui un boutiquier musulman ; e) Sidi
Cissé, toucouleur de Niafunké, tailleur de profession, était
le personnage le plus notoire de cette colonie. Instruit, ora-
teur disert, il présidait les cérémonies cultuelles à Dimbo-
kro. Parti vers le Soudan vers 1916, il est mort, l'année
suivante, à Bobo Dioulasso.
On peut bien trouver 3oo Dioula, soudanais et musul-
mans, à Toumodi, et peut-être 4 ou 5 boutiquiers séné-
galais. Ils n'ont aucune influence locale. Pour les mêmes
raisons que celles exposées plus haut pour Tiassalé, l'ad-
ministration encouragea la construction d'une mosquée à
Toumodi en 1904. Ellccoûta 2.000 francs et le gouverneur
Clozel la subventionna pour 200 francs. Elle est plus petite
que celle de Tiassalé et couverte en tôles. Elle est aujourd'hui
dans un fâcheux état.
Dansles populationslocales, il n'y a qu'un point où l'islam
fait quelques progrès : c'est le village agba d'Aoussoukro,
(i) Sur Al-Hadji Salinoye voir « Études sur l'islam au Soudan : L'islam
peul » (Dienné) par Paul Marty in Collection de la Revue du Monde Musul-
man, Paris, Leroux.
52 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
.appartenant à la sous-tribu des Hali-Bonafouéet sis à 3o ki-
lomètres au nord de Dimbokro (subdivision de Bokanda).
Il a été en partie islamisé par l'action directe d'un mara-
bout sarakollé de Bakel, Fodé Gakou, qui, après une car-
rière aventureuse en Orient , au Congo, et dans divers points
de la forêt, notamment à Toumodi, Tiassalé, Bouaké, vint
se fixer à Aoussoukro. Ce Fodé Gakou, de son vrai nom,
Hassen Tendigoré, se rattachait par son père, Fodé Amara
Diakho, au célèbre marabout sarakollé Mamadou Lamin.
Invité à rentrer dans son pays après ce pèlerinage de douze
ans à La Mecque, il s'est retiré à Kounguel (Bakel). La fer-
veur de ses disciples agba a langui après son départ, et il n'y
a plus guère à Aoussoukro, comme musulmans, qu'une
dizaine de Baoulé ignorants. Ni mosquée, ni almamy, ni
école coranique.
3. Cercle de V Indénié. — L^Indénié comprend toute
la partie de la forêt comprise entre le Moyen-Comoé et la
frontière de Gold Coast ; c'est une longue bande syl-
vestre qui s'appuie au sud sur le cercle d'Assinie, peuplée
comme elle d'Agni animistes, et au nord sur le cercle
de Bondoukou, où l'on trouve les Mandé-Dioula les pre-
miers éléments d'islam.
L'islam n'est représenté dans l'Indénié que par les quel-
ques dioula, qui, du nord, suivent la grand'route carava-
nière qui, de Bondoukou par Abengourou, descend vers
Aboisso et Assinie. Il n'a aucune influence ; on peut même
dire qu'il n'est pas connu. Les seules traces locales qu'on
en peut citer sont les amulettes que les Agni achètent fort
cher à des marabouts de passage et portent entremêlées à
leurs innombrables gris-gris et talismans fétichistes. C'est
ainsi que Boa Kouassi, roi de l'Indénié, apparaît, à certains
jours, couronné d'un diadème de six étuis triangulaires
d'or et d'argent alternés^ renfermant des amulettes arabes.
Jl les tient par héritage de son oncle Amoakou. Il est à peine
TRACES d'islam 53
Utile de dire que sa foi égale son ignorance et qu'il n'est
nullement musulman.
On s'en tiendra donc ici aux considérations suivantes :
l'autorité des chefs s'est effritée dans ce pays, dont l'esprit
d'indépendance qui caractérise actuellement les Agni, rend
l'administration malaisée.
Apart deux chefs de canton , ceux de Niabley et de Zaranou
dont les qualités, quoique modestes, ne sont pas niables,
les bonnes intentions assurées, et qui, tout en rencontrant,
surtout celui de Zaranou, des oppositions fréquentes de la
part des jeunes notables, savent pourtant les combattre et
imposer quelquefois leur volonté, à part ces deux chefs,,
aucun autre ne se fait particulièrement remarquer. Le cercle.
se compose d'un assemblage de villages, d'origine commune
(Gold Coast), où cherchent à régner isolément les chefs de
famille, convaincus que leur famille est une petite tribu
dans la tribu. A quelques exceptions près, toute la région
forestière est gangrenée par cette oligarchie officieuse, dont
rindénié n'a pas seul la spécialité. Aucun des indigènes ap-
pelés régulièrement à succéder aux chefs actuels ne réunit
pour le moment les conditions requises, à savoir : l'auto-
ritéémanant de sa personne même, reconnue par tous incon-
testablement, une nombreuse famille où figurent de non
moins nombreux domestiques, et surtout la fortune suffi-
sante pour la distribution de cadeaux les jours de fête.
« Les chefs actuels sont sans fortune et même, en ce qui
concerne Boa Kouassi et Kabran Aoussi, ont des dettes
criardes envers leurs notables ou leurs boys qui leur ré-
pondent couramment : « Je ne t'écouterai que lorsque tu
m'auras remboursé. » Les chefs à venir ne paraissent pas
mieux pourvus et leurs ressources ne dépassent pas celle du
moindre boy un peu travailleur s'occupant de ses cacaoyers.
Autrelois, la fortune s'accumulait sans peine dans les
« bouteilles royales » parce que le roi touchait, en plus des
amendes et à la façon des seigneurs de notre moyen âge, un
54 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
tiers des produits de toute nature : or, caoutchouc, ignames,
récoltés dans ou sur les terre delà tribu. Il conservait l'or,
vendait le reste, vivait largement sans débours personnels
et se voyait en mesure de distribuer de nombreux cadeaux
à tous ceux venant implorer sa protection ou le flatter. Au-
jourd'hui sa part lui est souvent refusée ou déclarée men-
songèrement inexistante : il ne peut employer ni l'amende
ni la contrainte. La récolte annuelle se trouve pour ainsi
dire réduite à néant, et la cassette ne contient que la part
d'héritage laissée par le défunt prédécesseur. Le chef se voit
donc réduit à se procurer, comme le commun des indigènes
des revenus, en faisant travailler pour son compte les
membres de sa famille et ses domestiques. Mais ceux-ci,
habitués à vivre grassement sans dépenser le moindre effort,
ont acquis une extraordinaire puissance d'inertie, et lorsque
le souvenir de l'opulence des beaux jours les taquine trop
fort et les pousse à en recouvrer une maigre parcelle par
leur travail personnel, ils savent dissimuler leurs gains pour
en profiter personnellement, sans céder au chef la part qui
lui reviendrait à défaut du tout. Ils n'y réussissent pas
chaque fois, car le chef veille, mais ils cherchent à dissi-
muler, et c'est dans cet état d'esprit nouveau qu'il y a lieu
de consigner.
Dans chaque famille, la même attitude envers le chef se
constate, et la fortune, au lieu de se concentrer entre les
mains du représentant de la famille, se disperse dans cha-
cune des malles des mères dépositaires de chaque travail-
leur, aspirant à conserver pour lui-même le fruit de son
travail et désirant l'employer à sa fantaisie.
Au point de vue strictement moral, il n'y a en somme
rien à objecter à cette tendance. Il est juste, en efïet, que le
gain aille à celui qui travaille. Si cet esprit d'individualisme
s'accompagnait de la manifestation de sentiments de loya-
lisme à notre égard, nous pourrions peut-être y voir une
évolution satisfaisante dans le sens du progrès. Malheureu-
TRACES d'islam 55
sèment, libérés de leurs chefs, les Agni ne paraissent pas
disposés à en reconnaître d'autres. Il convient à cet égard
d'indiquer que les indigènes de race agni, originaires de
rindénié même, dont l'Administration utilise les services,
sont de la part de leurs frères de race l'objet d'une sorte de
boycottage qui accroît, pour eux, les difficultés d'existence
matérielle et paralyse les efforts tentés par eux dans les voies
que nous leur traçons.
On voit en résumé que la question islamique ne se pose
pas chez les populations animistes de l'Indénié.
4. Cercle du Baoulé. — Le cercle du Baoulé, dont le
chef-lieu est Bouaké, tire son nom des Baoulé, important
rameau de la race agni-achanti. Leurs nombreuses tribus :
Ouarabo ou Agoua, Faafoué, Saafoué, ISlanafoué, Nzipouri,
Atoutou, Soundo, etc., couvrent tout le nord de la forêt et
débordent largement sur la savane. Les Ngan, autre rameau
de la race agni-chanti, y sont également représentés.
Toutes ces peuplades sont fétichistes et ne subissent au-
cune emprise de l'islam, malgré le contact fréquent des
dioula soudanais, pour la plupart musulmans. On trouve
dans le cercle une dizaine de villages mandé-dioula, peuple-
ment de nombreux fugitifs qui, lors de la marche de Sa-
mory vers le sud, échappèrent de la sorte à son atteinte.
Quand l'almamy eut été pris, la plupart rentrèrent dans
leur pays d'origine. Quelques-uns pourtant restèrent dans
la région, s'y fixèrent sur les grandes voies de communica-
tion et se livrèrent au trafic. Pendant longtemps, ils furent
les seuls intermédiaires entre les Baoulé et les commerçants
de la Côte. Ce sont avec les Dioula de toute origine, qu'on
rencontre sur les escales tant de la voie ferrée que de la
route automobile, qui la prolonge, les seuls éléments mu-
sulmans qui appartiennent véritablement au Baoulé.
On distingue dans le cercle du Baoulé trois centres
d'islam intéressants : Bouaké, Marabadiassa et Groumania,
56 ÉTUDES SUR l'islam ET COTE d'iVOIRE
tous trois d'ailleurs peuplés d'étrangers. Les deux derniers
même, sis à la périphérie du cercle, relevant surtout de l'islam
mandé-dioula voisin, et ne sont compris dans le cercle du
Baoulé que pour des raisons administratives et économiques.
Bonaké, terminus actuel du railway de la Côte d'Ivoire,
et tête de la voie automobile, qui s'enfonce dans le Soudan
est devenue rapidement la plus grande ville de la colonie.
On y compte environ S.ooo habitants, dont un quart est
musulman. Cet élément musulman comprend quelques
boutiquiers et employés sénégalais, mais surtout des dioula
de toute origine soudanaise, et notamment d'origine mandé.
Les personnalités notoires de Bouaké, fort nombreuses :
a) Ousmana Daramé, Bobo Dafing, né vers 1860, almamy
de la mosquée. Il est venu ici vers 1900 ; cultivateur et à
l'occasion maître d'école, il ne paraît pas jouir de beau-
coup d'influence. Il est sans affiliation ; b) Mamadou Daw
Dafing, maître d'école. Par Modi Daramé, sarakolé, installé
à Tiassalé, il relève du tidianisme d'Al-Hadj Malik Malik,
le grand marabout de Tivaouane ; c) Kota AUama, Dafing,
né vers 1860, cultivateur et colporteur. Il relève de Kara-
moko Assamatou ci-après ; d) Karamoto Assamatou, né
vers 1870, d'origine haoussa. Il est moqaddem des tidianïa
de la région, et a reçu des pouvoirs d'Al-Hadji AbdouUaye
Dieng, almamy de la mosquée de Bassam, déjà vu; e) Lan-
tina Daramé, Dafing, né vers 1872, chef du village de Bouaké,
commerçant et cultivateur, il n'a pas reçul'ouird ;/) Ibra-
him Kaba, malinké, maître d'une école d'une dizaine d'en-
fants ; g) Ousman Tounkara, sarakollé de Bandiagara, venu
ici pour commercer, s'y est établi comme cordonnier.
C'est un tidiani qui, par Chekou Modi Diabi, se rattache à
Al-Hadj Omar; /z) Moussa Sissoko,toucouleur du Boundou,
cultivateur, disciple tidiani de Tierno Ali Ba, de Bakel, qui
se rattachait à Mounirou, fils d'Al-Hadj Omar ; i) Ba Moussa
Taraoré, bambara, né vers i885, commerçant, sans affilia-
tion; y) Chékou Mamadou Sanoussî, beau vieillard auxca-
TRACES d'islam Sj
denettes blanches, malinké d'Odîenné, colporteur. II est le
disciple qadri de son père, l'almamy Diakabi d'Odienné. II
donne la chaîne mystique suivante : Almamy Diakabi,
Chekou Mamadou Sanoussi; Fa Sanaba Karamoko, ma-
linké de Samatiguila; Mostafa Diakabi, père du précédent;
Al-Hadji Souleïman Diakaba. Ce Souleïman est l'importa-
teur du qaderisme et vraisemblablement un des mission-
naires islamiques chez ce peuple malinké de la région de
Beyla-Odienné. Il resta 25 ans à La Mecque et y reçut les
pouvoirs de consécrateur du Cheikh Ibn Ishaq. Il aurait
fait, à son retour, un,e relation de pèlerinage, qui est, dit-
on, à Samatiguila, et que je n'ai pas pu retrouver. Le vieux
Chékou a un disciple : Ousman Silla, malinké, né vers
1875, commerçant ; k) Lamin Fodiga, malinké, né vers
1870, commerçant. Par son père Amara Fadiga, par son
grand-père Ali Fadiga, et par Alfa Mahmoudou Kankan, il se
rattache au Cheikh Omar ; /) Sori Taraoré, malinké, com-
merçant et cultivateur né vers 1876, sans ouird ; m) Ibra
him Sidibé, poullo de la tribu Soh. C'est un tidiani,
élève et disciple d'Al-Hadji Ahmadi Dieng, frère d'Al-
Hadji Abdoullaye, almamy de Bassam. C'est un commer-
çant notable sans importance particulière ; n) LembaDiallo
d'origine toucouleure, né à Bouaké, et qui est allé faire de
bonnesétudesà Anyam, dansle Fouta Toro. II s'y estalors
affilié au tidianisme par le Cheikh Sidi Mohammed ould
Cheikh Mohammed Abd Allah, des Ida Ou Ali. C'est un
homme intelligent et ouvert, et un excellent arabisant. C'est
de tous les musulmans que j'ai rencontrés enCôte d'Ivoire,
la personnalité la plus distinguée.
Bouaké possède, sur la grande place du quartier dioula,
une mosquée spacieuse, sans cachet d'ailleurs. C'est une
grande case rectangulaire de 25 mètres sur i5 mètres, avec
une toiture de chaume et un petit mihrab, le tout fort mal
entretenu. Elle a été édifiée avec les dons des musulmans
de la ville, il y a quelques années seulement.
58 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
Marabadiassa, sis sur le Bandama blanc, à l'angle nord-
ouest du cercle, est un gros village mandé qui, ethnique-
ment et religieusement, se rattache à l'Ouorodougou voi-
sin, et notamment à Mankono. Pour cette cause, on le
verra plus loin, sous ce titre.
Groumania, à l'autre extrémité, sis près du Comoé, à
l'angle nord-est du cercle; est une colonie musulmane de
Kong, sis en pays mango. Le mot lui-même est agni
« Ngroumanya, feuille de gombo », en souvenir du champ
de gombos qui était là lors de l'installation. Les premiers
Mandé de Kong qui vinrent là y furent poussés, autant
pour échapper à certaines vexations dans leur pays que
pour occuper cet important carrefour des routes qui, de
Kong, de Babakala et de Bouaké convergent vers Bon-
doukou et Assikasso. La première famille qui s'installa au
« champ de gombos » fut les Karamaté : ils sont restés les
chefs de village; les guerres de Samory y amenèrent des
fugitifs. Puis vinrent des gens de Bouna et des Haoussa.
L'essor du commerce de l'or et du caoutchouc y a attiré des
Agni de diverses tribus, et notamment des Baoulé, puis des
Apolloniens, Groumania est essentiellement commerçant.
Les trois quarts des habitants y sont dioula et perpétuel-
lement en route, ce qui donne à la bourgade un aspect dé-
sertique. Un poste français y fut installé de igoi à igoô,
puis la position fut abandonnée comme trop excentrique
pour l'administration du pays mango.
En résumé, et malgré la présence de beaucoup d'étran-
gers, Groumania est une ville mandé-dioula, fille de Kong,
partant nettement musulmane. Une école coranique y
fleurit avec une moyenne de 25 élèves. Les coutumes isla-
miques y sont en honneur, notamment la circoncision
inconnue chez les Annofoué voisins, et c'est dans un cime-
tière et non dans les cases ou les champs que sont conduits
les trépassés.
Quelques familles dioula de Groumania sont allées s'ins-
TRACES d'islam Sq
taller au hameau voisin de Massadougou, y apportant l'is-
lam avec elles.
5. Cercle des Gouro. — Les Gouro, connus aussi sous le
nom de Kouéni, n'ont pas encore pu être déterminés au
point de vue ethnique. Ils s'étendent sur la rive droite du
Moyen Bandama jusqu'au fleuve Sassandra. Mêlés aux
Bété voisins, ils ont même donné naissance à un peuple
métis : les Chien. Il est probable, suivant l'hypothèse de
Delafosse, que ces tribus de la Côte d'Ivoire occidentale se
rattachent à la famille mandé. On distingue pourtant dans
le peuple gouro des peuples nettement agni.
Les Gouro, entièrement animistes; ne présentent aucune
trace d'islam. A peine voit-on chez eux passer de temps à
autre de petits groupes de dioula musulmans qui traver-
sent en hâte le pays, à peine rassurés par notre occupation
récente. Quelques-uns de ces dioula soudanais se sont fixés
à Bouaflé, chef-lieu de cercle, sur le Bandama Rouge ; ils y
font un peu de commerce, mais nul prosélytisme.
6. Cercle du Haut- Sassandra. — Le cercle du Haut-
Sassandra est constitué par le bassin de la vallée supérieure
du Sassandra et de ses affluents : la Lobo, grossi du Goré
et du Zoumou, le Dé ou le Davo ou Gabéro. Il est peuplé
d'un grand nombre de tribus appartenant, en définitive,
dans le Nord, à deux branches des races mandé et agni-
achanti : les Gouro, les Ouobé; dans le Sud à une branche
de la famille Krou : les Bété. Des alliances matrimoniales
nombreuses, des fusions perpétuelles dans les territoires
de transition, des exodes de cause politique ou économique
ont amené la naissance de tribus métisses par l'origine, et
intercalaires par la zone d'habitat. Il faut en citer : les
« Chien » (ou Shien) qui, dans le Nord, sont un mélange
des Ouobé de la rive droite du Sassandra et des Gouro et
qui, dans le Sud;, ajoutent à ces deux races du sang krou et
60 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
forment aujourd'hui un groupement bien homogène de
plus de 3oo villages, présentant des ressemblances avec les
Neyo du bas Sassandra; les « Kouya », qui sont un mé-
lange des Gouro et des Bété, avec prédominance des pre-
miers; les « Yokolo », d'origine récente, et qui sont un
mélange de Chien, de Bété, de Dida, de Gouro et même de
familles déjà métissées, A signaler les « Niaboua », peu
nombreux, qui peuplent la région comprise entre la Loba
et le Sassandra et qui ont été refoulés vers la forêt. Ils pa-
raissent être des autochtones; en tout cas, leur installation
se perd dans le passé.
Toutes ces populations sont animistes et ne présentent
pour l'heure aucun symptôme de transformation religieuse.
Les missionnaires du Sud, de confessions diverses, n'y ont
pas encore paru. Quant aux musulmans du Nord, on les a
vus et on les vait encore, en très petit nombre, mais ils ne
font aucun prosélytisme et n'ont aucune influence.
Les guerres de Samory, en amenant dans ces régions de
la forêt une grande quantité de fugitifs ou de captifs sou-
danais, partiellement musulmans, auraient pu provoquer
une certaine tendance pro-islamique, d'autant plus que
quelques éléments se sont mélangés aux aborigènes. Il n'en
a rien été : au moment de l'occupation du pays gouro, plus
de '12.000 captifs soudanais de toute une génération furent
libérés et regagnèrent leur pays d'origine, sans laisser der-
rière eux la moindre trace religieuse. On n'en découvre
pas, en tout cas, aujourd'hui.
Une statistique, aussi serrée que possible, donne les
chiffres suivants : i'' dans la subdivision de Vavoua, une
dizaine de boutiquiers sénégalais et une centaine de Sou-
danais de toute provenance; de plus, 3. 000 musulmans
étrangers traversent annuellement le secteur ; 2" dans la
subdivision de Daloa on rencontre quelques Sénégalais^
boutiquiers des maisons européennes, et environ 600 Sou-
danais de toute provenance, dont les deux tiers parcourent
TRACES d'islam 6i
3a subdivision, tandis que les autres séjournent momenta-
nément à Daloa. De plus, 4 à 5. 000 Soudanais musulmans
circulent dans la région, établissant le courant d'échanges
avec le Nord ; 3° dans la subdivision d'Issia, il y a deux
commerçants Sénégalais et environ 450 à 5oo Soudanais;
40 dans la subdivision de Gagna, c'est-à-dire vers le sud du
cercle, on ne rencontre plus qu'une centaine de musulmans
soudanais.
L'intrusion des colporteurs soudanais dans ces régions
•est antérieure à notre occupation. Ils parcouraient le pays
dans le but de faire du commerce par échange, vendant du
sel, des bœufs, contre les produits du sol. Ils redoutaient
les attaques des habitants, marchaient par bandes de i5o
à 200, payaient tout ce qu'ils prenaient pour vivre, même
l'eau. Les indigènes en firent cependant des massacres. Ils
implorèrent notre appui et nous rendirent, comme guides
et indicateurs, des services lors de la pénétration. A partir
de ce moment, leur attitude changea vis-à-vis des indi-
gènes qu'ils exploitent aujourd'hui par tous les moyens
possibles, abusant de leur simplicité pour faire des gains
■exorbitants. Ils leur laissèrent croire volontiers que nous
étions à leur service, et dioula comme eux; certains au-
tochtones ne sont pas encore détrompés.
Quant aux boutiquiers sénégalais, ils se livrent paisible-
ment à leur commerce.
Tous ces musulmans doivent être considérés comme de
passage; aucun n'est lié au sol par le droit de propriété.
Leur genre de vie est très simple; ils dépensent peu pour
se nourrir et se vêtir; leurs tendances et projets se résu-
ment dans l'appât du gain; ils importent des bœufs, des
graines, du sel, et exportent les produits du pays. Ce sont
les principaux clients des comptoirs européens.
L'occupation des pays avoisinants, soit maritimes, soit
soudanais, en provoquant une recrudescence du mouve-
ment commercial, eut un double résultat : les dioula se
02 ^ ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIBE
firent de plus en plus nombreux, attirés par les richesses
locales et les gens de la forêt apparurent eux-mêmes sur les
marchés de Mankono, de Touba et de Séguéla. Ces contrats
répétés entre fétichistes et musulmans, tant dans la forêt
que dans les villes de la savane, n'ont amené pour l'heure
aucune conversion.
La soumission des Gouro et des Bété et l'occupation
effective du pays ont provoqué une nouvelle phase com-
merciale. Les marchés du Nord se ferment, et l'on voit
apparaître des caravanes de Kayes, de Nioro-Sahel, de Sé-
gou, de Sikasso, qui se rendent elles-mêmes sur les lieux
de production, se dispersent en tous sens, constituent leurs
approvisionnements et repartent directement vers le Nord.
Il ne semble pas que cette nouvelle invasion de Mandé, de
Khassonké, de Toucouleurs, de Bambara, de Bobo, tous
plus ou moins islamisés, aient la moindre influence reli-
gieuse sur le pays. Ils sont d'ailleurs beaucoup plus sou-
cieux de leur négoce que de prosélytisme.
Il n'y a à signaler, pour ce vaste cercle du Haut-Sassandra,
que trois noms de marabouts : a) Amadou Bâ, dit Fila
Karamorho. C'est un Toucouleur de Ségou, où il est né
vers 1864 et a fait ses études auprès d'Alfa Aliou. Son
père, Tierno Alassane Bâ, décédé à Ségou vers 1896, fut un
chef de guerre omarien. Amadou Bâ, lui-même, prit part
dans sa jeunesse aux luttes sur le Niger entre Bambara et
Toucouleurs. Il est établi à Dabou, depuis notre installa-
tion dans le pays et fait le commerce des colas. 11 lit assez
bien le Coran, mais n'a aucune instruction arabe et ne pro-
fesse pas. Il n'est pas sans influence dans son quartier;
b) Lagui Diabi, malinké, né à Sambatiguila vers 1866; il y
a fait ses études auprès de Mamadi Saranorho Diabi, et
aussi auprès de son père, Alimou Sitafa, qui fut un mara-
bout de renom, à la fin du dix-neuvième siècle. Il fait le
commerce des bœufs et des kolas sur une petite échelle.
Peu instruit, peu connu, il n'a aucune influence; c) Kara-
TRACES d'islam 63
morho OuIé, malinké, né à Odienné vers i85o. Il y a fait ses
études auprès de son père, Fodé Sankali, et d'un marabout de
renom, Sidiki Koné. Son installation dans le Haut Sassandra
suivit de près notre occupation. Vers igii, on le trouve à
Issia ; se sentant trop loin des siens, il est venu s'établir, en
mars igiS, à Vavoua : il y a fait un peu de culture, un peu de
commerce, et surtout le trafic de talismans et de prières.
C'est un marabout au service des fétichistes, sans plus.
Le cercle du Haut-Cavally comprenait jadis un certain
nombre de musulmans dans les deux cantons malinké du
Nord : Kouroukoro et Ouadougou, composés en grande
partie d'anciens captifs de Samory. Depuis que ces deux
cantons ont été rattachés à Touba, il n'y a plus, en dehors
des dioula, de musulmans locaux.
Il n'existe dans tout le cercle ni mosquée, ni lieu de pè-
lerinage, ni lieux sacrés. Le chef du village dioula, à Daloa,
a demandé jadis un emplacement, afin d'y construire une
case pour y dire les prières en commun, mais il n'a jamais
mis son projeta exécution.
Les castes existant au Soudan, telles que les griots, les
forgerons, les bourreliers, ne sont pas organisées ici.
Ils n'existent de groupement musulman qu'auprès des
principaux postes. Ces groupements ont un chef de village
nommé par l'autorité française. Il n'y a pas d'organisation
politique, à proprement parler.
L'ingérence musulmane dans les tribus, villages et fa-
milles fétichistes a trouvé un milieu complètement réfrac-
taire à l'apostolat, tant que la paix n'a pas été assurée, mais
le prosélytisme ne manquera pas de s'infiltrer dans le nord
du cercle, avec les progrès de la pacification.
Quant à l'action des dioula sur les femmes et les jeunes
gens autochtones, elle tend plutôt à s'exercer par des insi-
nuations et des embauchages, qui aboutissent à une traite
déguisée, sans rapport avec les questions religieuses.
Il semblerait que les marchands musulmans devraient
64 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
être pour le cercle une source de richesse, puisqu'ils con-
tribuent à répandre le numéraire et achètent les produits
du pays. Il n'en est rien pourtant. Ils ont ruiné tout le pays
gouro ; ils ont déjà commencé à en faire autant du cercle
du Haut-Sassandra, et si l'on n'y mettait bon ordre, c'en
serait fait bientôt des maigres ressources que la guerre ci-
vile a laissées aux habitants.
« On ne saurait trop répéter, dit une note du comman-
dant de cercle en igiS, que les dioula exploitent par toute
espèce de moyens la naïveté de nos indigènes. Tout ce qui
fait la richesse du sol est enlevé à des prix dérisoires, le plus
souvent pas même pour de l'argent : kolas, latex, riz, etc.,
tout cela disparaît, est emporté au loin ; en échange l'indi-
gène reçoit un petit morceau de viande, quelques sombé ou
une poignée de sel ; et lui, qui devrait être riche, en arrive
à ne plus même pouvoir payer l'impôt !
« Ce ne sont pas les impôts de capitation, le rachat des
prestations, les prix des cartes de circulation des dioula qui
compenseront toutes ces déprédations ! »
En résumé, les populations animistes se désintéressent
de l'islam, tout en considérant les dioula étrangers comme
des gens supérieurs à eux. Les uns les regardent avec froi-
deur i d'autres avec une curiosité, mêlée d'intérêt, et cer-
tains, par esprit d'imitation, s'exercent en cachette à mimer
les prosternations rituelles des dioula ; ils leur achètent
même des versets du Coran, mais ils ne les considèrent que
comme des amulettes. L'islam inconnu avant l'arrivée des
dioula qui sont venus à notre suite, fera probablement des
progrès, mais très lentement. Il flatte l'amour du surnaturel
inné chez le noir.
Personne n'est hostile à l'islam en principe.
La plupart des boutiquiers et dioula sont vaguement mu-
sulmans, c'est-à-dire qu'ils font plus ou moins régulière-
ment leurs prières, maisaccommodentlespréceptesdu Coran
à leurs goûts et leurs préceptes.
TRACES d'islam 65
Quelques-uns cependant témoignent de ferveur, et se réu-
nissent le soir pour commenter le Coran autour de ceux
qui possèdent ce texte en arabe.
Parmi les commerçants indigènes, les Sénégalais, qui
sont lettrés, savent se servir du Coran pour avoir une em-
prise morale sur les autochtones intelligents, qui peuvent
leur rendre des services.
Enfin quelques Maures commencent à venir dans le
cercle avec des bœufs ; ceux-là sont des musulmans con-
vaincus, mais ils ne font pas de prosélytisme, et vivent à
l'écart, ne frayant pas avec les populations locales qu'ils
semblent dédaigner.
7. Cercle du Haut-Capally. — Ce cercle du Haut-
Cavally est habité par des peuplades fort diverses, et sem-
blant distinctes les unes des autres à tous les points de vue.
Une observation attentive permet pourtant de les rattacher
en bloc à deux origines : soudanaise ou côtière.
La migration soudanaise est représentée par deux grou-
pements : les Toura et les Dan.
Les Toura, les moins nombreux, forment une confédéra-
tion d'environ lo.ooo âmes. Ce nom est le seul qui leur
soit appliqué par eux-mêmes et par leurs voisins.
Les Dan s'étendent à cheval sur le Haut-Cavally et se
prolongent fort avant dans le territoire libérien. On les dit
« Manon » dans la haute Guinée et «. Dioula » à Touba. Les
chefs les plus importants de ces Dan sont Ma Hégui, né
vers 1880, habitant Zéalé, chef du canton Blossi (68 vil-
lages, 14.000 âmes) et Goundo, chef du canton deCourosé.
Ce canton a beaucoup souffert des incursions des bandes de
Samory : aussi nous y fut-on très reconnaissant d'avoir
débarrassé le pays du terrible almamy, et en décembre igoS,
lors de la pénétration, l'ex-chef, Bé, frère de Goundo, nous
rendit-il de précieux services. Dévoué et intelligent, Goundo
commande avec énergie un canton de 1.600 âmes, répar-
5
66 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIBE
ties en 9 villages, qui n'ont conservé de leurs contacts avec
les Mandingues de Samory qu'une profonde horreur de
l'islam et des musulmans.
Le chef du village de Laplou porte le nom d'Iba (Ibrahim),
c'est la seule infiltration d'islam, que l'on trouve dans ce
canton de Houné, dont le chef Badia Glao, est le frère
d'Iba. Iba est loin d'ailleurs d'être musulman : mais c'est
par une coutume, chère aux Noirs, que sa famille lui a
donné ce nom qui pourrait faire illusion sur sa religion.
A Danané même, on trouve bien quelques corporteurs
et dioula musulmans de passage, mais pas d'établissement
fixe, pas de marabout sédentaire.
Au nord de Logoualé, on rencontre souvent quelques
marabouts établis sur la frontière du Haut-Cavally et de
Man, et qui vont de Tune à l'autre région. Trois d'entre
eux méritent une mention : a) Sagoué Sérifou, de Gouessé
So, dans le canton de Gan. C'est un Malinké, né vers 1864
à Férentela, et établi depuis longtemps chez les Dan. Il
est très connu d'eux et en relations intimes avec leur chef
Gouessé, qui lui fait des cadeaux et l'apprécie beaucoup.
Les dioula de passage n'ont en revanche qu'une médiocre
estime pour Sagoué,, qu'ils accusent de se laisser corrompre
par le fétichisme ambiant. Il distribue à ses quatre enfants
et à quelques fils de Dioula les rudiments de Coran qui lui
restent encore. Il fut assesseur au Tribunal de cercle de Man
quand Man en était le chef-lieu ; b) Siéko Fadika, né vers
1890, malinké de Touba, est établi à Man, chez les Dan, et
erre en dioula du Haut-Cavally à Touba. Il a fait ses études
auprès de son frère Karamoko Fadika, président actuel du
tribunal de Touba. Siéko est un jeune homme intelligent,
déjà riche et qui n'a pas encore donné sa mesure. Il fait la
classe à quelques enfants de sa famille, mais n'est pas connu
des Dan ; c) Doua Sérifou, malinké de Ferentéla, né vers
1880, établi à Soukourala, du canton de Bofesso, auprès du
chef Souaké, qui lui fait des cadeaux et professe à son égard
TRACES d'islam 67
une grande confiance. C'est en quelque sortelechapelainetle
griot de Souaké : c'est d'ailleurs un ancien captif de Souaké,
qui voilait plus ou moins jadis son islamisme, et qui ne l'af-
fiche que depuis l'occupation française. Doua est très
connu dans le secteur Dan, à cause deson action sur Souaké.
Comme dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois,
Doua, qui est un ignorant, passe tout de même pour un
grand savant, auprès des fétichistes dan. Il fait l'école à
une douzaii^e d'enfants de 8 à 14 ans, fils des Diomandé et
Monké, parents de Souaké. Doua travaille à l'islamisation
du pays : il est à surveiller.
Au sud de ces populations Dan, on trouve des individus
ou des familles, habitant par petits groupes isolés, n'ayant
aucune cohésion. C'est la parfaite anarchie sociale de la fo-
rêt. Ils ont divers dialectes, dont, malgré tout, la base est
commune. Ils semblent bien appartenir de près ou de loin
aux Bakoué ou plus généralement encore à la race Krou.
Les groupements les plus importants sont : au nord-est,
les Oubé ; au centre, les Niépo ; à Touest, vers le Cavally,
les Boo et les Flépo. Ils n'ont pas chez eux de nom collec-
tif : leurs voisins du nord, Dan et Mandingueslesdésignent
sous le nom de Guère. Ces peuplades sont profondément
attachés à leurs croyances et coutumes animistes, et ignorent
tout de l'islam.
CHAPITRE III
COMMERÇANTS ET MARABOUTS MAURES
La Côte d'Ivoire sylvestre et maritime, et même souda-
naise, a vu défiler, depuis notre occupation, un certain
nombre de commerçants, de marabouts ou tout simplement
d'aventuriers, d'origine blanche, qu'il est bon de connaître.
Les uns se sont installés à demeure dans le pays : les autres
ont disparu, souvent par des circonstances indépendantes
de leur volonté, mais reviendront quand l'occasion sera
favorable. Les uns et les autres cherchent leurs ressources
dans l'exploitation des indigènes, licite ou illicite. Tous
auraient quelque tendance à profiter de la crédulité de ses
âmes simples, sinon pour leur infuser l'islamisme, du
moins pour tirer cyniquement parti du prestige que le mer-
veilleux islamique et leur peau blanche leur donnent aux
yeux de ces populations arriérées.
Ces marabouts et commerçants semblent avoir été connus
depuis fort longtemps, à l'orée septentrionale de la grande
forêt. Il est curieux de lire les instructions que la Compagnie
(anglaise) d'Afrique adressait de Londres, le 3 1 octobre j 8 18
à Dupuis, qui s'en allait à Coomassie gérer ses intérêts et
représenter le Gouvernement britannique auprès des chefs
achanti. Elles montrent que les négociants anglais ne se
faisaient pas d'illusion sur la valeur morale des Maures et
sur les services qu'ils pouvaient en attendre.
COMMERÇANTS ET MARABOUTS MAURES 69
« La connaissance que vous avez obtenue du caractère
des xMores, pendant votre long séjour en Barbarie, rend
parfaitement inutile, à votre égard, les avis qu'on pourrait
donner. Cependant, il sera bon de remarquer jusqu'à quel
point on pourrait avoir confiance en ceux qui résident à
Coomassie, et s'il serait politique de les employer comme
interprètesou autrement, car, par religion autant que par
intérêt, ils doivent être plutôt portés à nous nuire qu'à
nous protéger. Il est possible cependant que vous les trouviez
moins attachés à leurs principes religieux qu'au désir de
s'enrichir, et que par des mesures prudentes, vous réus-
sissiez à tourner l'influence qu'ils exerce sur le gouverne-
ment d'Ashantee, en faveur des intérêts britanniques. 5^
Dans le courant de igoS, un marabout mi-blanc, mi-
haoussa, originaire de Kouka (Northern Nigeria), du nom
de Mohammed Othman, est signalé par ses prédications et
perturbations sociales dans la forêt. Il arrive, vers mai, à
Bondoukou, où il est possible de le surveiller de près. Là,
on apprend qu'il a quitté Diafokou dans le Baghirmi,
vers 1903, et qu'il s'est rendu, par ordre du Mahdi chez les
populations du golfe de Guinée pour réformer les musul
mans et amener les païens à la voie droite. A Bondoukou,
la parole de cet envoyé du mahdi est puissante sur l'esprii
des indigènes. Il fait des quêtes, ordonne la destruction des
tam-tam, s'absorbe en de longues prières extatiques dans
les mosquées, conseille la mort de tous les animaux de
couleur noire, prescrit de nese vêtir que d'étoffes blanches,
et un beau jour, dépassant la mesure, invite tous les mul-
sulmans à faire aiguiser leurs sabres, car l'heure du Mahdi
est proche et les Blancs vont être chassés. Il fut arrêté avec
sa femme et ses serviteurs et envoyé à Dakar. Ses servi-
teurs, qui étaient d'origine dahoméenne, furent ramenés
chez eux. Quant à lui et à sa femme, ils furent l'objet d'un
arrêté d'expulsion, expédiés sur Lagos, et signalés à l'atten-
tion des autorités anglaises (décembre igoô). On ne lésa
70 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
plus revus. On a pu constater plus haut que certaines de
ces prédications, et notamment la destruction des animaux
noirs, avaient été reprises à leur compte par des sorciers
fétichistes de la forêt.
La propagande de Mohammed Othman avait des conti-
nuateurs ou des initiateurs. Le 8 août igoS, on arrêtait à
Bouna un métis de Toucouleur et de xMaure de Sokolo,
Oumara Faroukou. C'était un disciple du grand marabout
Karamoko Moussa, alors établi à Salaga. Le but de Kara-
moko était, semble-t-il, de se rendre à Tombouctou, point
terminus de sa mission, tout en recrutant de nouveaux
adeptes à l'islam. Oumara Faroukou déclare que ni lui ni
son maître n'avaient de relations avec le marabout Mo-
hammed Othman précédemment arrêté. Oumara Faroukou
fut dirigé sur Bingerville. De renseignements obtenus il
résulta que Karamoko Moussa, de Salaga se dirigea vers
Oua et de là remonta vers le Nord. Son prosélytisme fut
particulièrement brutal et la chicotte fut le grand argu-
ment de ses prédications. Plusieurs indigènes qui mettaient
une certaine tiédeur à se convertir furent roués de coups.
Chose extraordinaire, cette étrange prédication n'émut pas
outre mesure les fonctionnaires anglais, qui se bornèrent à
inviter Karamoko à quitter au plus tôt Oua et la région voi-
sine. Or il fut établi par la suite que Karamoko Moussa n'agis -
sait point pour son propre compte, mais avait des relations
suivies avec Mohammed Othman et n'était autre, lui aussi,
qu'un émissaire de Si Mahdi, ou du moins se disait tel.
En 1906, un Cheikh arabe de Médine, Siyed Mohammed
ould Chérif Soma Allah, débarque à Bassam, et après une
exploration minutieuse de la lagune et de la basse forêt,
arrive à Toumodi, puis déclare se fixer définitivement à
Tiassalé pour y faire du commerce. 11 est sans moyens
d'existence. On le surveille de près, ce qui rend impossible
toute prédication intéressée. 11 se remet en marche et fina-
lement disparaît sans laisser de traces.
COMMERÇANTS ET MARABOUTS MAURES 7I
En 191 5, on arrête à Bondoukou, après une année de
surveillance, un pèlerin vagabond, Al-Hadj Abou Bakr,
qui, arrivé de la Mecque par Fort-Lamy, où on lui avait
donné un laissez-passer, s'était signalé dans la Baoulé, à
Bondoukou et à Bouna par des palabres douteux. Il déclare
alors qu'il ne relève que du sultan de Stamboul. Remis
en liberté avec invitation à chercher fortune ailleurs, il
continue ses pérégrinations sur la Gold Coast. On ne l'a
plus revu.
La famille des Mourad est plus intéressante et a fini par
s'acclimater en Côte d'Ivoire. Abdoul-Karim Mourad ould
Omar est originaire d'Arabie. Il est né à la frontière de la
Syrie et du Hedjaz vers 1860 .
11 arriva du Sénégal, vers 1904, venant de Médine où il
aurait professé l'arabe. Il commença, à l'exemple de plu-
sieurs de ses compatriotes, par demander des aumônes aux
indigènes, à titre de natif des saints Lieux venant de la
Mecque. Il })ut ainsi se constituer rapidement un petit
pécule qui lui permit de se livrer au commerce des livres
saints. Pour les besoins de son commerce, il entra en rela-
tions avec Ahmadou Bamba, pontife des mourides sénéga-
lais, et avec les principaux marabouts de la colonie. — Il
est toujours resté en relation avec eux. Comme c'est un fin
lettré arabe, Cheikh Thioro, ancien cadi supérieur de
Louga et l'un des frères d'Ahmadou Bamba, lui confia son
fils,qu'Abdoul-Karim emmena, avec lui, à la Côte d'Ivoire.
Après un premier séjour aa Sénégal, Abdoul-Karim par-
tit au Lagos, où il ouvrit une école musulmane, d'où il fut
chassé.
Il revint au Sénégal, en décembre 1908, et y resta un
mois, pendant lequel il alla encore rendre visite au mara-
bout de Thiéyaine. Il s'embarqua, le 2 février 1909, pour
Grand-Bassam.
Il resta à Grand-Bassam de février à octobre, à Kotonou
de novembre à décembre, à Porto-Novo de décembre 1909
72 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIBE
à avril 1910. On le trouve en perpétuelle errance à Abomey
en mai, en Guinée en juin; on perd sa trace de juillet à fin
octobre. Il reparaît au Sénégal le 2 novembre. Il visita
Ahmadou Bamba, qui était à Diourbel cette fois, dans le
courant du mois et partit sur l'Afrique pour Grand-
Bassam, le 2 janvier 191 1. Depuis cette date, il est retourné
en Nigeria, mais on l'a vu à maintes reprises en Côte
d'Ivoire et au Sénégal.
Il s'intéresse aux manuscrits arabes, recueille ceux iné-
dits, qu'il peut trouver, pour les faire éditer au Caire ou à
Beyrouth chez Moustafa Al-Habi Al-Halabi, à qui il doit
d'ailleurs de l'argent.
Plusieurs ouvrages arabes, dont les manuscrits lui ont
été remis par Ahmadou Bamba, ont été ainsi publiés par
ses soins : on en trouvera la liste dans « L'Islam au Séné-
gal » (Les Mourides d'Ahmadou Bamba). Il a encore fait
paraître les poésies religieuses d'Ibn Al-Mouhibb et une
grammaire arabe d'Ibn Bouna, iMaure de la tribu des Tad-
jakant, qui a fait un commentaire apprécié de l'Alfiya.
Deux autres ouvrages, également remis à Abdoul-Karim
par Sérigne Bamba, seraient en cours d'édition : l'un est un
commentaire du Coran, ayant pour titre « Dzahabou-1
Ibriz », de Mohammed Al-Yadali, marabout du Trarza, de
la tribu des Oulad Deïman, l'autre un commentaire de Sidi
Khalil « Al-Mouyassar » de Mohand Baba, également de la
tribu des Oulad Deïman.
Tout compte fait, Abd El-Karim Mourad paraît être sur-
tout un commerçant, et sa véritable voie, enfin trouvée,
est le trafic des kolas, des tissus et du sel.
Il a installé son neveu Mohammed Mourad ould Moham-
med ould Omar à Korhogo. Ce jeune homme, dont les pa-
rents sont arabes et morts au Hedjaz, a été recueilli et élevé
par son oncle. Il l'a suivi dans beaucoup de ses pérégrina-
tions et finalement, à cause de son mauvais état de santé,
s'est établi à demeure à Korhogo et a ouvert une boutique.
COMMERÇANTS ET MARABOUTS MAURES yS
Il a épousé une femme baoulé et en a deux enfants en bas
âge. « Ma femme, raconte-t-il, se dit musulmane pour me
faire plaisir, mais ce n'est pas vrai et au surplus la chose
ne m'intéresse pas. Je la vois pourtant quelquefois faire
sa prière. » Mohammed Mourad paraît sympathique, il n'est
nullement dangereux. Il ne participe d'ailleurs à aucun
des exercices religieux de la mosquée.
Le Ouorodougou a vu, ces derniers années, passer deux
Arabes nord-africains qui ont disparu sans laisser de tra-
ces, après plusieurs escroqueries caractérisées. Le premier,
Chérif Salah, est signalé vers 191 2. C'est un jeune Tuni-
sien, commerçant à Dimbokro. Il était arrivé à Mankono
sous couleur de commerce. En réalité, il cherchait surtout
à vendre des bagues miraculeuses, au point de vue de la
procréation, et qui n'eurent pas le moindre succès. Il fut
reçu assez froidement par les marabouts de Mankono, qui
le logèrent dans une mauvaise case, et comme cadeau de
bienvenue, lui offrirent un maigre cabri de quelques
semaines. Ils consentirent toutefois à l'admettre au premier
rang à la prière. Salah, écœuré de ces procédés, déclara
que ces musulmans étaient de bien tristes érudits, tout à
fait étrangers aux choses de Dieu ; puis ne faisant pas ses
frais, il disparut.
L'autre, Ahmed ould Bekkaï, originaire de l'Oued Rhir
(Constantine) venait également de la côte dans un but de
commerce. Il fut immédiatement discrédité par ses
demandes continuelles de vin de palme... pour faire du
pain? Il n'eut même pas un cabri. Il est vrai qu'il ne mit
jamais les pieds à la mosquée.
Un personnage plus redoutable fut le nommé Sidi La-
miné Sérijou, détenu plusieurs années pour escroquerie à
Mankono. Métis de Maure et de femme noire, il mita pro-
fit son teint clair pour se faire passer pour Arabe chez les
fétichistes, il est vrai. Vivant un peu comme les santons
d'Algérie, impressionnant les gens simples par son mélange
74 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
de sorcellerie et de connaissances coraniques, il escroqua
ainsi un nombre considérable de bœufs et beaucoup de
numéraire, fut dénoncé par les musulmans de Mankono.
Lui aussi a disparu, à sa sortie de prison. On le reverra.
Chérif Ali ben Tahar, de Qmar, tribu des Oulad Abd
El-Qader, de l'Oued Souf (Constantine). Né vers iBSg, il
quittait ses oasis du sud constantinois et errait en com-
merçant de Tunis à Oran. Il vint au Maroc, où on lui
parla du Sénégal. Il continua ses pérégrinations sur la côte
d'Afrique, en visita les différentes localités, monta'par Dim-
bokro jusqu'au Soudan, tint boutique à Sikasso et, finale-
ment, après maintes aventures, trop longues à rapporter,
ce commerçant, type échappé des Mille et une nuits, s'est
fixé à Bouaké. Il y fait le commerce de bétail, servant
d'intermédiaire entre les maisons de commerce et les indi-
gènes. Il a, jadis, à San, épousé une femme songaï, fille
d'Arma, et n'en a qu'une fillette.
Son frère Ham^a, qui l'a rejoint vers 1908, est son asso-
cié et son courtier. Il a épousé Oumati, fille de Chérif
Habib, qu'on verra ci-après.
Chérif Ali est un homme usé par le climat colonial et
complètement désabusé. Il n'a pas d'ouird, ne se mêle nul-
lement aux musulmans locaux, ne va jamais à la mosquée
et fait ses dévotions chez lui. Il reconnaît lui-même que
l'Islam n'a jamais fait de progrès et est peu susceptible
d'en faire chez les populations agni. Il en donne comme
exemple les nombreux mariages que les Soudanais musul-
mans contractent avec des femmes du pays. Elles se disent
musulmanes pendant la durée du mariage et pour faire
plaisir à leur époux. Mais elles ne remplissent aucune obli-
gation religieuse, et avec la rupture du mariage abandon-
nent jusqu'au titre de musulmane. C'est un homme intelli-
gent et instruit, sans aucune influence locale.
Chérif Habib ould Moulay Omar ould Sidi Mohammed
ould Moulay Mahdi est de la lignée des Chorfa de Néma-
COMMERÇANTS ET MAPABOUTS MAURES jS
Oualata. Il est né vers 1870, est venu ici vers 1900 et a
ouvert diverses boutiques sur la voie ferrée : Tiémélikro,
Agboville, Dimbokro, Bouaké. A Dimbokro il fait même
le boucher. Il sert, en réalité, de représentant aux nom-
breux Maures, marchands de bestiaux, qui descendent du
Nord, facilitant l'écoulement de leur marchandise, ou en la
leur achetant lui-même. Il a épousé diverses Soudanaises
et en a eu des enfants. Son frère, Mohammed Salah, venu
jadis avec lui, est décédé il y a quelques années. Chérif
Habib a été affilié jadis au qadérisme par son oncle, Mou-
lay Abd Allah ould Moulay Ismaïl; il paraît, d'ailleurs,
beaucoup plus occupé de commerce que de religion.
Il emploie divers coureurs de brousse et agents d'affaire,
dont le plus intéressant paraît être Mohammed Abd Allah
ould Hanina, des Tadjakant de Tindouf, originaire de So-
kolo, garçon fort intelligent et ouvert.
Mohammed Abd Allah ben Ali appartient à une tribu
maure du Hodh (cercle de Goumbou-Nara, Haut-Sénégal
et Niger) et y est né vers 1869. Il y a une vingtaine d'années
qu'il erre dans la haute région de la Côte d'Ivoire et dans
les ^ares ou gros centres de la zone sylvestre. Venu au
début pour commercer, il s'est peu à peu habitué à vivre
sur le pays, s'occupant à de petites besognes de traitant
quand l'occasion s'en présentait, vivant le plus souvent
aux crochets de ses coreligionnaires et même des féti-
chistes. Loin de nos postes, on l'a vu parader de village en
village à la tête de 40 à 5o talibés, aventuriers de tout poil.
C'est un individu peu intéressant et douteux au point de
vue politique. Après plusieurs altercations à Dimbokro et
Bingerville, il a été invité à regagner son pays d'origine.
En dehors de ces personnalités, plus ou moins notoires,
il faut signaler les quelques douzaines de Maures, en géné-
ral originaires du Hodh et du Sahel soudanais : Kounta,
Tadjakant, Ahel Taleb Mokhtar, Chorfa, hassanes même,
qui circulent le long de la voie ferrée et des grandes pistes
yÔ ÉTUDES SLR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
caravanières, amenant sans arrêt du Nord, par Bougouni
et Sikasso, de petits troupeaux de bœufs, de moutons et de
chèvres, aussitôt consommés qu'arrivés et remportant des
kolas, des tissus, du thé, du sel, etc. Ils n'exercent aucune
influence islamique sur les populations de la forêt et cher-
chent surtout à s'enrichir par le négoce. Il apparaît nette-
ment que s'il arrive quelquefois aux dioula mandé de parler
religion aux animistes, sans succès d'ailleurs, on ne saurait
faire un semblable grief aux Maures et métis maures du
Nord.
LIVRE m
LA SAVANE SOUDANAISE
CHAPITRE PREMIER
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITÉS ISLAMIQUES
I. — Introduction historique.
Il n'est pas possible d'entreprendre ici l'histoire de la
haute Côte d'Ivoire : Non erat hic locus. Mais il n'est pas
inutile d'en exposer les principales données historiques et
ethniques : cet exposé est une introduction presque néces-
saire à l'étude des principaux groupements et personnages
musulmans de la savane soudanaise de cette colonie. Les
traditions locales ne manquent pas; les relations écrites des
auteurs arabes y font quelques allusions. Ces divers maté-
riaux ont été utilisés, comme aussi les travaux si pleins
d'intérêt de xMaurice Delafosse, de Ripert, de Chartier, de
Le Campion, de Falip. Cette introduction, conçue sans
vains développements, ramenée aux faits essentiels, établie
en vue d'éclairer la situation islamique locale, est donc en
quelque sorte une œuvre collective.
Au moment où s'ouvre l'ère historique de la haute Côte
yS ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIKE
d'Ivoire, c'est-à-dire au moyen âge, le pays est peuplé par
deux peuples de familles ethniques différentes, toutes deux
animistes : les Malinké à l'ouest, les Senoufo au centre et
à l'est.
Les Malinké appartiennent à la grande famille mandé ou
mandingue. Ils sont l'avant-garde, vers le sud-est, de ces
grands peuples qui ont illustré l'empire de Mali. Ils for-
ment un même groupe avec les Malinké voisins de Beyla,
de Kankan, de Kouroussa (Guinée), et c'est arbitrairement
que notre frontière administrative les sépare. Ces Malinké
sont actuellement fétichistes, comme au premier jour :
aussi sont-ils, suivant un usage courant au Soudan, appe-
lés « Bambara » par les Musulmans voisins, même par
leurs frères ethniques. On sait, en effet, qu'ici « Bambara »
est synonyme de païen, de non-musulman, comme Soninké
l'est en Gambie et en Casamance.
Le centre et l'est du pays constituent la zone d'habitat
du peuple Senoufo, ou Siéné, Siénamana, comme il s'ap-
pelle lui-même. Il vit aussi à cheval sur notre frontière
administrative : dix de ces tribus sont comprises au Sou-
dan; les autres (Pallaka, Kiembara, Kaouara, Katiali,
Kadioha, Djimini, Diamala, Tagouana, ou Tagbana, etc.)
sont en Côte d'Ivoire. Toutes les traditions, de Koutiala au
Baoulé, les font autochtones. Ils sont animistes, comme au
premier jour. Ce sont donc aussi des « Bambara » pour
leurs voisins musulmans.
Il n'y a pas lieu de rapporter ici les traditious historiques
du peuple Senoufo. Constatons seulement qu'elles rappor-
tent toutes des luttes entre Korhogo, fondée par Mengué,
serviteur du chef de la fraction Nafana, et Kong (ou Kpon)
fondée par ce chef lui-même. Les gens de Korhogo re-
poussèrent les Nafana jusqu'à Bondoukou, où certains se
trouvent encore, et ont gardé ce nom de Nafana. Le maître
du sol à: Bondoukou est un Nafana. Korhogo, restée long-
temps fétichiste, alors que Kong se peuplait d'immigrants
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 79
musulmans, essaima dans la région. Le pays a gardé le
nom de la tribu : Kiembara ou Kiegbara.
On ne citera que pour mémoire les peuples Koulango,
Abron, Lobi, Dagari et Birifon qui habitent la corne nord-
orientale de la colonie. Leur nombre est en effet peu consi-
dérable et leur zone d'habitat s'étend surtout dans les colo-
nies voisines : Gold Coast et Haute-Volta.
Vers la fin du seizième siècle, les traditions s'accordent à
le constater, il se produit sur le territoire un phénomène
d'immigration qui va amener de profondes modifications
dans le pays; on voit apparaître les premiers musulmans.
Ils viennent tous de la moyenne vallée du Niger, de Bamako
à Tombouctou, appartiennent tous à la famille mandé et
sont presque tous musulmans.
A quoi attribuer cet exode? A des causes générales sans
doute et qui comptent pour beaucoup dans cette famille
mandé, active, remuante et âpre au gain, à savoir : les
divisions intestines, le goût des aventures, l'amour du com-
merce et du lucre, des remous ath niques variés, mais sur-
tout à trois grands faits historiques et religieux qui s'éche-
lonnent, de la fin du quinzième à la fin du seizième siècle;
ils devaient provoquer des perturbations politiques et so-
ciales, des déclassements de peuple, des migrations, à
savoir : i** la chute de l'empire mandingue de Mali et le
transfert de la souveraineté à la dynastie des askia de Gao-
Tombouctou; 2'' la propagation de l'Islam danslamoyenne
vallée du Niger par les prédications des grands apôtres du
qadérisme : Al-Marili, le grand cheikh Kounta du Hodh, etc. ,
et leurs missionnaires; 3*^ la conquête de Tombouctou, de
Dienné, etc., par les Marocains.
Une foule d'aventuriers, de plus en plus nombreux, de
plus en plus musulmans, émigrèrent vers le Sud. Ils essai-
mèrent dans les régions de Kankan et de Beyla (Guinée),
d'Odienné, de Touba, de Man et même de Séguéla, un peu
à l'aventure et au gré des exodes, bien plutôt en quéman-
80 ÉTUDES SLR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
deurs qu'en conquérants. Dans les débuts, ils firent cause
commune avec leurs hôtes, mais, dans la suite, ils ne tar-
dèrent pas à jalonner de leurs groupements les centres com-
merciaux importants; grâce à leurs richesses acquises dans
le commerce, grâce à leur intelligence, grâce à leur science
et à leur religion islamique, parfois même grâce à la force,
ils acquirent ainsi sur les fétichistes, agriculteurs, frustes
et casaniers pour la plupart, une influence considérable qui,
en certaines régions, se termina en une maîtrise absolue.
C'est ainsi qu'ilsfondèrent ces Etats des Ouatara de Kong
qui, depuis plus d'un siècle, devaient avoir une fortune
si florissante ; c'est ainsi encore qu'ils édifièrent à coups de
perfidies, de razzias, de traite d'esclaves, de mises en cap-
tivité, le royaume des Touré d'Odienné qui dura une
soixantaine d'années. Ailleurs, dans le cercle de Touba,
lors surtout des invasions des despotes musulmans, ils in-
triguèrent et parfois même donnèrent un appui efficace
aux envahisseurs. Cette politique devait avoir pour consé-
quence de maintenir une profonde inimitié entre les popu-
lations fétichistes et les populations des grands centres
musulmans.
Cette invasion des Mandé du Nord se fait sentir dans
l'Est, mais plus sporadiquement encore, car ici elle ne
dérivait pas du fond même de l'agglomérat mandé de Mali,
mais des nombreuses et importantes colonies du peuple
dioula qu'on trouve dans le bas Soudan : chez les Mossi,
les Bobo et surtout les Dafina. Elle se traduisit sur le ter-
rain par une extrême dispersion des envahisseurs : tantôt,
et le plus souvent, on ne trouve qu'une ou plusieurs fa-
milles dioula dans le village Senoufo ou Koulango. Tantôt
on rencontre un village dioula, mais le canton est Senoufo.
Ce n'est que rarement qu'on rencontre des groupements de
2, 3 ou 4 villages dioula et musulmans, qui nous permet
tent aujourd'hui la formation d'un petit canton de cette
race et de cette religion : Kong-ville (Korhogo), Darhalo
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 8l
(Dabakala), Boron (Séguéla) ; Kaoura, Morhandougou, en
bordure du Soudan.
C'est donc par ces diverses migrations qui s'échelonnent
du moyen âge à nos jours, plus massives vers l'ouest, plus
sporadiques vers l'est, que l'islam, infiltré dans ce courant
mandé, a pénétré dans la haute Côte d'Ivoire au seizième
siècle. C'est par ce flux d'immigrants, venu médiatement
ou immédiatement de la moyenne vallée du Niger, et sur-
tout de ses capitales religieuses : Dienné et Tombouctou,
que les peuples Malinké, Senoufoet Koulango virent appa-
raître l'islam en des étapes qui s'échelonnèrent du nord
d'Odienné, où le pays en a gardé le nom de Nafana, jus-
qu'à Samatiguila, « le pays des chasseurs d'éléphants », de
Bobo-Dioulasso jusqu'à Korbogo, Cong, Bouna et Ban-
doukou.
Des migrations mandingues postérieures dérivèrent de
l'Ouest, des régions du haut Niger et du haut Milo : on y
distingue pêle-mêle, d'après les traditions, des Ouassou-
lounké d'abord Toron (Toron du Ouassoulou), de même
origine que les Bambara de Ségou et du Bélédougou, et qui
peuplèrent les cantons de Toron, du Bouadougou et du Ton-
dougou, d'Odienné, ensuite Foulanké, métis de Malinké et
de Foula, et qui peuplèrent le Folo, le Fouladougou et le
Fadougou ; et enfin Diomandé, qui peuplèrent les petits
cantons du Bambala, du Gbanangala, et poussèrent jusque
dans la région de Séguéla.
Les uns et les autres, c'est-à-dire Toronké, Foulanké et
Diomandé, étaient fétichistes. L'exode sporadique continua
à se faire sentir de génération en génération fétichiste,
jusqu'au moment où la haute Guinée s'étant islamisée et
Kankan étant devenu un centre religieux important, les
premiers immigrants musulmans venus de cette région
firent à leur tour leur apparition dans le pays.
Nous constatons par ce que vit et entendit René Caillié,
qui séjourna cinq mois à Tiéné, près d'Odienné, en 1827,
' ^5-/^35
82 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
qu'au dix-huitième et au début du dix-neuvième siècle,
musulmans et fétichistes, les unset les autres Mandé, et plus
spécialement Malinké, à Touest, les uns Mandé-dioula et
les autres Senoufo ou Koulango ou Abron à l'est, vivent
dans les meilleurs termes. Les fétichistes, maîtres du pays,
laissent la plus grande liberté, l'indépendance complète
même, aux musulmans.
« Dans toute cette partie, dit Caillié, il y a quelques vil-
lages mandingues, tous mahométans ; ils sont indépen-
dants des Bambaras, comme à Timé, Sambatikila, Tan-
gréra, et d'autres villages situés plus au sud. Les Bambaras
les appellent Diaulas ou Jaulas ; et quoiqu'ils pussent leur
nuire, puisqu'ils sont bien plus nombreux qu'eux, ils les
laissenten paix, et vont dans leurs villages leur vendre le su-
perflu de leurs récoltes ».
Les fétichistes devaient être bientôt les victimes de cette
trop grande bienveillance.
C'est vers le milieu du dix-neuvième siècle que nous
voyons l'islam s'installer définitivement dans la région et
procédant par la violence, ainsi qu'il opère, chaque fois
qu'il en a la possibilité, bouleverser atrocement les sociétés
malinké et senoufo.
On peut distinguer certains épisodes locaux : à savoir,
les gouvernements musulmans des despotes Touré
d'Odienné et de Marabadiassa et les tentatives des despotes
de Sikasso, avant d'en arriver au grand drame final deBa-
bemba et de Samory. C'est à Delafosse qu'il faut s'en tenir
dans la relation et la critique de ces événements. Ses études
sur la question sont définitives.
C'est vers 1860 qu'un descendant de la deuxième immi-
gration, venu de Dienné, nommé i^a^a Touré, dont le père
était originaire d'un hameau voisin de Samatiguila et la
mère native de la province du Nafana, conçut l'idée de
fonder un empire mandingue et musulman, aux dépens des
autochtones siénamana, jusque-là suzerains au moins no-
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Mosquée d'Odiexné.
Cl. Le Campion.
I f?î-,\;
Une mosquée aux environs d'Odienné.
Cl . ' e Caiiipion.
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITÉS ISLAMIQUES 83
minaux, et des immigrants païens. C'était la lutte des Mon'
(musulmans) contre les Bambara (païens de toutes races),
qui allait désoler l'ouest du pays, comme elle a désolé tant
de régions du Soudan.
Kaba Touré — qui plus tard par respect fut appelé Fa Kaba
(le père Kaba),^ — vivait au Nafana dans la famille de sa
mère. C'est là qu'il réunit une bande de guerriers, qui de-
vait se grossir peu à peu de tout ce que le pays comptait de
fainéants, plus enclins à manier l'épée, la lance ou le fusil
que la houe ou le métier à tisser. Après avoir dévasté le
Sienko, il établit un camp retranché qu'il peupla des cap-
tifs faits durant sa première campagne et qu'il appela
Odienné (ou mieux Ouaguienné), en souvenir de Dienné, la
patrie de ses ancêtres. Il ravagea ensuite le Massela, res-
pecta Samatiguila à cause du hameau voisin, d'où son père
était originaire puis, traversant le Noholo et le Nafala, des-
cendit au sud jusqu'au Kani, dévasta le Kalaguian et fut
surpris par la mort, au moment où il projetait d'étendre
ses conquêtes vers l'est.
Son œuvre fut continuée par son successeur, Mango Ma-
madou, qui transforma le Naholo et le Fouladougou en
déserts, pilla le Zona et ne fut arrêté que vers la frontière
orientale du Gbâto par l'énergie des Siénamana coalisés
(vers 1874).
Mango Mamadou, à la tête d'un véritable empire, con-
solida la puissance des Touré en épousant Sorhonassi, pre-
mière fille de Samory, lequel était seulement au début de sa
carrière de conquérant, et ne commandait guère qu'à Bis-
sandougou. On a dit que ce mariage fut une habileté diplo-
matique de Samory, qui voulait se concilier ainsi un rival
possible, alors plus puissant que lui-même.
Les forces coalisées de Mango Mamadou et Samory, com-
mandées par un chef militaire de grand talent, Bintou Ma-
madi, s'imposèrent alors à tout le pays ; ce fut l'essor de la
fortune de Samory. Son allié, Mango xMamadou, dit aussi
84 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
Amadou Touré, se mit facilement à la remorque de son
beau-père.
Odienné avait été définitivement occupé par nos troupes
en 1898, après la prise de Sikasso, Cette occupation marque
la fin de Péphémère empire des Touré : les provinces con-
quises par Fakaba et son successeur reprirent leur indépen-
dance etle Kabadougou fut réduit aux environs d'Odienné.
Mais les Siénamana du Noholo avaient perdu, pour tou-
jours, leur ancienne suzeraineté sur leurs voisins man-
dingues. Pour en finir avec la famille des Touré, il faut
dire que Mango xMamadou pris par Lartigue, à Lola, au
nord du Libéria, fut interné à Tombouctou en même temps
que Fo, fils de Tiéba et divers chefs toucouleurs, de la pa-
renté ou de la suite d'Ahmadou Ghékou. Gracié en igoS, il
rentra à Odienné, et y vécut et y mourut paisiblement, à
côté de son ancien général, Bintou Mamadi. Il avait été
remplacé, comme chef d'Odienné et du Kabadougou, par
son frère Moriba, qui, ayant cherché à renouveler par des
moyens détournés les actes de tyrannie de son prédéces-
seur, fut exilé à Bingerville. Celui-ci fut remplacé d'abord
par Lanténé-Sidiki, puis par Ibrahima, qui sont tous deux
également les frères du célèbre Mango Mamadou. Nous
verrons tous ces personnages sous le titre d'Odienné.
Une autre branche de la même famille, également origi-
naire de Dienné, était allée s'établir bien plus au sud, à la
limite nord-ouest du Baoulé, sur le Bandama, en un point
que des Haoussa marchands avaient converti en gîte d'étape
et en marché, et que l'on appela pour ce motif Maraha-
diassa (camp des Haoussa ou Maraba). Vers i885, Mori
Touré, alors chef de cette colonie Touré, entreprit la con-
quête des pays occupés par les Siénamana de la tribu Tak-
ponin, dits aussi Tagouana ou Tagbana, et ramassa un
nombre incalculable de captifs, dont les uns furent vendus.
au Baoulé et les autres servirent à faire une ville du modeste
camp des Haoussa. Les razzias de Mori Touré firent moins
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 85
de ravages dans la circonscription de Korhogo que dans
celle de Dabakala ; cependant les cantons de Niankarama-
dougou et de Foundebougou, situés dans la première, ne se
sont pas encore rétablis des pertes que leur a fait subir ce
conquérant. Comme Mango Mamadou, Mori Touré s'at-
tacha parla suite à la fortune deSamory et fut tué, semble-
t-il, au cours de l'un des derniers combats livrés à l'almany
par nos troupes. Son successeur Souleyman, dit Babia, est
encore chef de Marabadiassa; mais son autorité ne s'étend
pas en dehors de ce village, d'ailleurs déchu de son impor-
tance d'un jour.
Ces conquêtes des Touré ne furent en somme que des
guerres locales : celle de Babembaet de Samory eurent une
bien autre importance pour l'avenir de la haute colonie,
car, outre qu'elles le bouleversèrent dans une zone bien plus
étendue, elles furent l'occasion de l'établissement dans le
pays d'une foule d'aventuriers étrangers qui, venus comme
guerriers ou à la suite des conquérants, ont lâché ces der-
niers, au momient où la fortune leur est devenue contraire,
et sont restés dans le cercle, augmentant, d'un lot d'ailleurs
peu recommandable, les habitants de famille mandingue.
Le Kénédougou et Sikasso, sa capitale, sont habités sur-
tout par des Siénamana delà tribu des Siénerhé, mais aussi
par un grand nombre d'immigrants mandingues qui ont
fortement répandu l'usage de leur langue dans le pays.
Tiéba, avant sa lutte contre Samory, semble avoir eu des
visées sur les régions qui nous occupent actuellement. En
1882, aidé de Niamana, chef deMbégué, il détruisit Niellé ;
en i885, il s'empara du Kadlé et du Niéné et fit la guerre
aux Nafarha de Sinematiali; mais il était l'ami du chef de
Korhogo. Son successeur Babemba aurait eu l'idée de fonder
un vaste empire Siénamana, pour l'opposer à l'empire
Mandingue de Samory.
C'est à la requête de Ouahirimé, alors chef des Folo de
Niellé, mort en mars 1906, à Fourougoula (Bobo Dioulasso),
86 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
que Babemba porta la guerre dans la circonscription de
Korhogo. Des exactions de Ouahirimé l'avaient fait détester
de sa tribu, dont une fraction importante s'était soulevée
contre lui et l'avait chassé de sa capitale. Babemba, saisissant
avec joie ce prétexte, accourut à son appel et, unissant à
ses bandes celles de Ouahirimé, attaqua et prit Niallé. Mais
le chef de parti hostile à Ouahirimé, Bilangolo, actuelle-
ment chef du canton de Niellé, organisa la résistance et
réussit à chasser Babemba de la région et à forcer Ouahi-
rimé à passer de l'autre côté de la Léraba.
Babemba se rabattit sur le Niarhafolo, qu'il pilla, puis
conquit et dévasta Sinématiali et Korhogo, ravagea Kiémou,
et ensuite se porta vers l'ouest, mais se heurta, à Kiéré
(canton de Kannorhoba), aux sofa de Samory, qui venaient
d'occuper le Gbâto et qui forcèrent Babemba à rebrousser
chemin. Il vint s'établir à Tiorhoniarhadougou, à lo kilo-
mètres au sud de Korhogo, et voulut essayer d'y organiser
la résistance contre son adversaire. Dans ce but, il fit ap-
pel aux chefs des tribus voisines, notamment au chef de
Korhogo, père du chef actuel, les convoquant à une sorte
de cour plénière. Mais, à l'instigation du chef de Korhogo,
qui semblait redouter la domination de Babemba plus que
celle de Samory, tous les chefs refusèrent de répondre à
l'appel de Babemba, qui, apprenant d'autre part qu'une co-
lonne française se dirigeait du côté de Sikasso, retourna
dans sa capitale. Il emmena avec lui un nombre incal-
culable de captifs, faits au cours de ses razzias, ce qui ne
contribua pas peu à augmenter la ruine du pays, que
ses pillages et ses dévastations avaient déjà rendu bien
misérable. Il emmena aussi comme otages beaucoup de
frères et fils de chefs, dont Gbon Koulibali, chef actuel de
Korhogo.
Les malheureux Siénamana n'avaient échappé à un mal
que pour retomber dans un autre; Samory allait renver-
ser à peu près tout ce que Fa Kaba, Mango-Mamadou,
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 87
Mori Touré et Babemba avaient laissé debout, et bouleverser
pour de longues années les paisibles populations de cette
région, en armant les chefs indigènes les uns contre les
autres, en les poussant au pillage, en semant les guerres ci-
viles, en enlevant des milliers de gens, hommes, femmes
et enfants, qui, de maître en maître, se trouvèrent bientôt
dispersés aux quatre coins de l'Afrique Occidentale, si bien
qu'on en a retrouvé à la Côte d'Or anglaise aussi bien qu'au
Sénégal. Aidé de bandes de Mango-Mamadou, Samory —
que les indigènes appellent Siamorou ou Siamori, ainsi
que lui-même d'ailleurs orthographiait son nom en carac-
tères arabes, — venant d'Odienné, qu'il avait dû quitter
précipitamment, en février iSgS, lors de l'arrivée de la
colonne Combes, dévasta ce qui restait du Noholo, puis
conquit le Gbàto, où il laissa un corps d'occupation, ainsi
qu'il faisait dans tous les pays qui semblaient riches et de
nature à lui fournir des vivres, des esclaves ou des guer-
riers. Après la bataille de Kiéré, gagnée par un de ses lieu-
tenants sur les bandes de Babemba, il vint occuper le Kan-
norhoba, dont le chef, ignorant à qui il avait affaire, avait
cru sage de faire débrousser les chemins et de se porter en
grande pompe au-devant du conquérant : cette conduite
ne le dispensa pas d'être pillé.
Ensuite, Samory alla s'installer près de Boron et y cons-
truisit un camp retranché, qu'il appela Sanankoro en sou-
venir de son ancienne forteresse du Ouassoulou. De là, re-
montant au nord, il se porta dans le Niéné, où il se heurta
à l'arrière-garde de Babemba, qu'il vainquit à Kato, en un
combat où il fit de nombreux prisonniers. Apprenant que
les bandes de Babemba se reformaient à Kaloa (canton de
Mbégué), il y accourut, détruisit ces bandes, pritet ravagea
Mbégué, dont les habitants vinrent demander asile au chef
de Korhogoet construisirent sur son territoire le village,
aujourd'hui presque abandonné, de Mbéguébougou ou
Mbégué-Soukoura. Non content de cette nouvelle victoire,
«8 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
Samory poursuivit jusque dans le Kénédougou son rival et
futs'intaller, non loin de Sikasso, à Lofiné (iSgS).
Persuadé bientôt que Babemba, qui avait à compter au
nord avec les troupes françaises, ne tenterait plus d'équi-
pées vers le sud, il revint sur ses pas et s'établit à Nadié-
fogo ou Niellé-Sokoura, où il reprit pour lui le plan élaboré
quelque temps auparavant par Babemba, faisant prier le
chef de Korhogo de se rendre auprès de lui avec tous les
chefs influents de la région, Les chefs se rendirent tous à
l'appel de Samory ; l'objet de cette conférence était double :
1° l'organisation du pays qui constituait alors l'empire de
Samory; 2" surtout l'union pour la lutte contre Babemba,
Samory n'ayant pas encore abandonné le désir de s'emparer
de Sikasso. Cette réunion dut avoir lieu en 1894, peu après
le passage du capitaine Marchand dans la région. Elle n'eut
d'ailleurs aucun résultat. Comme elle venait de s'assembler,
arriva une lettre « des Français » invitant les chefs Siéna-
mana à retourner dans leur pays et à ne pas prêter leur
aide à Samory; les chefs assemblés montrèrent cette lettre
à Samory, qui aurait dit : « Cela veut dire que les troupes
françaises vont arriver du nord : il est temps pour moi
d'aller occuper le pays de Kong avant qu'elles n'arrivent.»
Et levant aussitôt son camp, Samory descendit à Kiémou,
passa le Bandama, et s'en fut dévaster les pays Tagouana et
Djimini (1894-95), d'où la colonne Monteil ne put le déloger.
Les Siénamana étaient débarrassés de Samory, mais des
représentants de ce dernier, plus ou moins officiels, étaient
demeurés dans le pays, et ce n'est qu'en 1898, avec la cap-
ture de Samory et notre occupation du pays, que la paix
put enfin régner et que les populations dispersées purent
rentrer chez elles et rebâtir leurs villages. Ce retour s'est
effectué sans précipitation, puisque nombre d'ex-captifs
des cercles de Kankan et de Beyla (Guinée) demandent en-
core à l'heure actuelle à rentrerdans leurs foyers deTouba
et d'Odienné.
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 89
Outre l'approvisionnement du pays et la diminution de
la population, les dernières guerres avaient eu un résultat
assez sensible sur les mœurs : elles avaient contribué à
étendre le domaine de la langue mandingue et de la reli-
gion musulmane, à développer l'usage des vêtements, à
généraliser Tusage du fusil aux dépens de l'arc, à faire en-
tourer les villages de fossés et de murs qui d'ailleurs ne
les sauvèrent que bien rarement, enlin à faire perdre à
beaucoup d'indigènes le goût de l'agriculture pour leur in-
culquer celui du métier des armes. Dans cette sorte d'évo-
lution, la somme des inconvénients, dit Delafosse, l'em-
porte considérablement sur celle des avantages,
La question de Samory devait jusqu'en 1920 agiter les
esprits et causer de l'inquiétude. De divers côtés, on
intervint, entre 1914 et 1919, en faveur du fils du
célèbre almamy, Saranké-Mori, déporté au Gabon de-
puis 1898. On exposait qu'il serait à la fois politique et gé-
néreux de permettre à ce déporté de rentrer dans son pays.
Les gouverneurs généraux Ponty, Clozel, Angoulvant se
montrèrent absolument opposés à cette mesure de bien-
veillance. Ils ne purent que s'étonner de voir Saranké-
Mori, représenté comme le seul des lils de Samory qui au-
rait montré de la sympathie pour les Blancs, et que ce
serait pour le punir de cette sympathie que son père l'au-
rait désigné aux autorités soudanaises comme devant par-
tager son propre exil.
La vérité est tout autre, ainsi qu'en font foi tous les té-
moignages historiques.
Alors que, vers la fin de son aventureuse carrière, Sa-
mory semblait disposé à traiter avec nous, en vue de s'as-
surer une tranquille vieillesse, ses projets de soumission et
de paix furent sans cesse et obstinément contrecarrés par
l'opposition tenace de Saranké-Mori, qui, profitant de ce
qu'il était placé à la tète des bandes de son père et avait
acquis ainsi une influence considérable sur les sofas, aidé
90 ETUDES SUR l'iSLAM EN COTE D IVOIRE
aussi dans ses visées ambitieuses par sa mère Saranké,
femme préférée de l'almamy, et par le griot Morifing Diang,
tout à sa dévotion, fit échouer toutes les tentatives de con-
ciliation, menaçant de reprendre pour son compte les hos-
tilités contre nos troupes, au cas où son père y aurait
renoncé.
Il n'est pas permis d'ignorer que c'est Saranké-Mori qui,
au moment où une mission dirigée par l'administrateur
Nebout se préparait à entrer en pourparlers avec Samory à
Dabakala, empêcha qu'aucune suite pût être donnée à ces
pourparlers en massacrant dans un guet-apens le capitaine
Braulot, le lieutenant Bunas et le sergent Myskiewicz, à
quelques kilomètres de Bouna, alors qu'il avait reçu de son
père l'ordre formel de remettre la ville et la province de
Bouna entre les mains de cet officier et de ses compagnons.
Ce crime, qui fut toujours désavoué par Samory, a été
l'œuvre personnelle et voulue de Saranké-Mori, et son
accomplissement motiva Tenvoi de la colonne qui se ter-
mina à Guélémou par la capture de Samory et de ses fils.
Il a été également prouvé que Saranké-Mori, par haine
des sentiments francophiles manifestés par son frère Kara-
moko,qui avait voyagé en France, fit emmurer vivant ce der-
nier aux environs de Kani, sur la route de Séguéla à Sikasso.
Ce sont ces raisons qui déterminèrent le général de
Trentinian à prononcer la déportation de Saranké-ISIon,
ainsi que de sa mère et de son fidèle Morifing-Diang. Si la
mort n'était venue peu après frapper Samory, il est pos-
sible qu'une mesure de clémence eût été prise à l'égard du
vieil almamy, qui s'était toujours conduit vis-à-vis de nous
en ennemi loyal ; mais, à aucun moment, une semblable
mesure ne paraissait pouvoir être envisagée en ce qui con-
cerne Saranké-Mori.
En dehors des raisons de justice qui s'opposent à l'octroi
d'une grâce absolument imméritée, il est des considéra-
tions d'ordre politique qu'on ne peut négliger.
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES QI
En 1916, le bruit avait couru dans la région de Kankan
que Saranké-Mori allait revenir au Soudan, et cette nou-
velle se propagea dans les cercles de la Guinée et de la Côte
d'Ivoire qui, autrefois, faisaient partie du Ouassoulou et
où Samory recrutait ses bandes. Immédiatement plus de
3oo bœufs furent réquisitionnés par les chefs des districts
d'Odienné et de Touba et dirigés sur Kankan pour être
offerts à Saranké-Mori comme hommage et dons de joyeuse
arrivée. En même temps, une sourde effervescence com-
mença à se manifester parmi les anciens chefs de sofas de
la contrée, qui voyaient dans le retour des Saranké-Mori
le signal d'un retour à leurs anciennes habitudes de pillage
et d'indépendance. Ce mouvement fut arrêté promptement
et n'eut pas de suite, les bruits répandus s'étant démontrés
controuvés.
Par contre, la consternation troublait tous les cœurs
dans la région de Kong.
On ne peut donc que regretter qu'en 1920 des interven-
tions plus puissantes aient contraint le Gouvernement gé-
néral à céder sur cette question, et à autoriser le retour de
Saranké-Mori à Conakry, ce qui constitue la première
étape sur la route du Ouassoulou. C'est la négation de notre
œuvre politique passée et présente. C'est un défi à la justice.
Une émotion considérable s'est manifestée dans les ré-
gions de Korhogo, de Kong, de Dabakala, de Bondoukou,
qui avaient tant souffert de déprédations, exécutions et
crimes du célèbre pillard. Nous y avons entendu d'amers
regrets de cette politique de la France et de fâcheuses pré-
dictions; et des chefs notables et marabouts ont rejeté net-
tement sur nous les suites et responsabilités de cette mesure
maladroite.
Et maintenant, si l'on voulait établir le bilan actuel de
l'islam dans la haute Côte d'Ivoire, il faudrait distinguer
92 ETUDES. SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
les régions de l'Ouest où les Musulmans appartiennent à la
même race et parlent la même langue que leurs hôtes, les
uns et les autres malinké, des régions du Centre et de l'Est
où les Musulmans se différencient par la race (Mandé-
Dioula), les coutumes, les mœurs et la langue de leurs
hôtes Senoufo ou Koulango. Ces distinctions entre cousins
mandé ne sont pas essentielles d'ailleurs.
Dans le peuple malinké (Odienné, Boundiali-Tombougou
partiellement) il faut distinguer dans la communauté mu-
sulmane deux couches bien distinctes : les musulmans de
castes et de traditions, et les néo-islamisés.
Puissants, catéchisés héréditairement, possédant de nom-
breux captifs, ces musulmans, adeptes convaincus de l'is-
lam, ont pu consacrer de nombreux loisirs aux études
scholastiques. C'est dans leurs centres que l'on trouve les
grandes mosquées et la plupart des écoles. Ce sont parmi
ces vieux indigènes, actuellement seigneurs déchus, et
parmi leurs descendants, en un mot parmi ceux dont les
aspirations, les désirs, les regrets, sont en quelque sorte
condensés, synthétisés en la mentalité des maîtres d'écoles,
marabouts et namoutigui, qu'il faut chercher quelques
lueurs, tant soit peu précises, concernant le vrai dogme, le
vrai culte et la véritable tradition de l'islam.
Autour de ces musulmans, en quelque sorte de vieille
souche, sont les masses plus nébuleuses des néo-convertis,
des musulmans de fraîche date.
Cette islamisation dans le cercle se fit rarement par pro-
sélytisme brutal, elle ne se fit pas non plus, à l'exception
de quelques cas, par l'appoint de nouveaux disciples ralliés
à la vraie voie par des motifs purement religieux. Elle se
fit presque exclusivement sous la poussée de mobiles
d'ordre très profane.
En maints endroits, les razzias accomplies, les jeunes
parmi les vaincus, les fils des vaincus, longtemps élevés en
captivité au contact de leurs vainqueurs, oublièrent bien
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES g3
souvent, même ignorèrent les défaites et affronts jadis
subis. Par contre, ils furent frappés par la puissance de
leurs maîtres, séduits par leur relative prospérité et dans
le fait de faire salam virent, sinon l'une des causes déter-
minantes, du moins un accompagnement presque néces-
saire de cette opulence et de cette supériorité. Tout natu-
rellement ils imitèrent ce que, plusieurs fois par jour, ils
voyaient faire autour d'eux, et dans l'accomplissement
solennel de la prière, ils trouvèrent un ample aliment à
leur orgueil et à leur vanité.
La plupart des villages fétichistes comptent de la sorte
un ou deux indigènes revenus de captivité et faisant salam.
Ces musulmans certes ne sont ni très fervents ni très con-
vaincus, mais néanmoins, sciemment ou inconsciemment,
ils préparent à l'islam un terrain de moins en moins défa-
vorable.
Un exemple particulièrement typique de ce genre
d'islamisation, dû à des facteurs politiques, nous est fourni
par les cantons du Barala et du Guanangala. A quelques
villages près, ces deux cantons, avant le passage de Samory
étaient fétichistes. Samory vint, il prit les hommes adultes
et les jeunes gens. Certains furent vendus comme captifs,
d'autres furent enrôlés comme sofas à la suite des hordes
du conquérant
Samory vaincu, l'esclavage supprimé, sofas et captifs
retournèrent dans leur pays et sur les ruines accumulées
construisirent de nouveaux villages. Mais partis fétichistes,
beaucoup parmi les indigènes du Barala et du Guanangala
revinrent musulmans; ils avaient appris à faire salam,
soit à la guerre, soit en captivité. A l'heure actuelle, plus
de 40 p. 100 de la population du Barala et du Guanangala
est islamisé.
D'autres fois, l'islamisation est due à des causes écono-
miques.
94 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
Notre tutelle sur des pays de l'A. O. F. créa une ère de
tranquillité inconnue jusqu'alors : les cloisons, à peu près
étanches, qui jalousement confinaient chaque peuplade
dans un secteur déterminé, éclatèrent; le commerce, de
local qu'il était, se fit à longues randonnées; les dioulas se
répandirent dans les moindres villages et partout procla-
mèrent en leur salam le nom d'Allah. Ce culte simple,
grandiose, commun à presque tous les noirs provenant du
nord, outre ses qualités intrinsèques de séduction, s'imposa
comme une véritable nécessité, comme un obligatoire
laissez-passer aux indigènes fétichistes, désireux à leur tour
de commercer avec les cités du Soudan, dont on leur parlait
en termes merveilleux. Ces fétichistes, partant vers le nord,
firent donc salam, mais sans grande conviction, poussés
par des raisons à quelques nuances près analogues à celles
qui, de nos jours, comme dit Le Campion, incitent un
voyageur à se faire inscrire au nombre des membres d'un
touring-club.
De retour en leur village, et nullement mécontents de par
ailleurs de reprendre leurs daba et leurs occupations agri-
coles, ces dioulas accidentels, frais émoulus, ne manqueront
pas, de temps en temps toutau moins, de faire salam. Ils ap-
procheront avec confiance les colporteurs de passage, leur
faciliteront leur tâche, parleront avec eux des pays souda-
nais, des commerces lucratifs. Au village, ils raconteront à
leurs concitoyens leurs voyages, leurs pérégrinations, leurs
bonnes fortunes, en les magnifiant toutefois. Si, dès lors,
les vieux, plus tenaces aux antiques traditions, plus enra-
cinés au terroir, voient ces péroreurs avec défiance, près des
jeunes ils trouvent bon accueil, oreille attentive. Certains
désirent les imiter. Désormais, à leur insu, ils sont devenus
des agents très actifs d'islamisation.
A côté de ces islamisés par mobiles, soit politiques, soit
économiques, il est d'autres indigènes qui font salam simple-
ment par contagion, parce que le voisin fait ainsi; d'autres
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES qS
qui font salam pensant que cette pratique est une merveil-
leuse panacée devant produire un résultat à brève échéance et
que l'on abandonne toutefois si le résultat désiré tarde trop.
A vrai dire, ces islamisés de fraîche date sont musul-
mans, simplement en ce sens qu'ils ne sont pas hostiles,
qu'ils sont même acquis à la pénétration islamique; mais
ils n'ont pour la plupart renoncé à aucune de leurs cou-
tumes, à aucune de leurs croyances; ils font salam par
intermittence souvent, pratiquent peu ou point le jeûne,
donnent sans hésiter leurs tilles en mariage à des fétichistes,
mangent sans vergogne la chair des animaux impurs, enfin
ne se font point faute de boire du vin de palme, du dolo,
et de toutes ces infractions leur conscience, coraniquement
parlant, n'éprouve aucun remords.
A côté de ces musulmans de vieille souche et parmi ces
islamisés de fraîche date, et les surpassant de beaucoup en
nombre, sont les fétichistes. Les uns ne nourrissent pas
d'hostilité très marquée contre l'islam; d'autres, au con-
traire, les vieux pour la plupart, ayant gardé un cuisant
souvenir soit de leurs défaites, soit même de leur captivité,
ou bien dans des victoires ou des résistances heureuses
ayant acquis une notion plus nette de leur commune in-
dividualité, éprouvent une haineuse répulsion pour la reli-
gion soit de leurs anciens vainqueurs, soit de leurs anciens
agresseurs durement repoussés (Kaoua, Massala, Nafana).
« Quand nous ferons salam, une peau de chien nous
servira de tapis de prière », déclarent certains chefs ma-
linké. D'autres enfin, isolés en des régions montagneuses
ou difficiles, se trouvent, plus encore par la nature du pays
que par la persistance de leur sentiment d'antipathie isla-
mique, protégés pour longtemps de l'intluence musulmane
(Fouladougou, Touradougou.)
Chez les peuples Senoufo-Koulango et Abren (Korhogo,
Kong, Dabakala, Bondoukou, Bouna), la situation est
quelque peu difïérente.
96 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIHE
Ici comme ailleurs, plus qu'ailleurs peut-être, les féti-
chistes ont le plus grand respect pour les marabouts. Leur
talent de mise en scène et leur pompe théâtrale n'y sont pas
étrangers; mais la vraie cause de cette déférence est la foi
profonde des musulmans; l'assurance de leurs manières et
de leur ton, qui en découle et qui en impose à tous; la su-
périorité incontestable de leur dogme sur le fouillis informe
de croyances animistes; la supériorité, très relative d'ail-
leurs, de leur morale sur la morale des animistes ; la beauté
et la gravité de leurs cérémonies cultuelles et de leurs fêtes
religieuses; la solidarité qu'ils manifestent dans leurs rela-
tions journalières, et surtout et plus que tout le reste le
prestige de la science, de l'instruction, de l'école, du livre,
de l'écriture. On ne saura jamais combien le prestige scien-
tifique a servi de fourrier à l'islam dans la pénétration du
monde fétichiste soudanais, combien le mystère de l'écriture
ravit le simple et lui fait prendre souvent pour une vérité
sacrée toute parole du marabout, qui sait mettre la pensée sur
un papierou sur une planche, ou la déchiffrer dans un livre.
Caillié le remarquait, avec sa clairvoyance accoutumée,
il y a déjà un siècle (1827). Les Malinké fétichistes, ou les
Bambara, comme il dit d'après l'usage local musulman, « ont
beaucoup de respect pour les sectateurs de Mahomet et pour
l'écriture, qu'ils regardent comme une sorte de magie ».
Aussi, si l'islamisation, à la façon de Samory, « crois ou
meurs », a fait son temps et qu'on ne compte plus de con-
versions d'adultes, l'islamisation prend une autre voie, et
plus sûre celle-là : la voie de l'école et la conquête des en-
fants. Les parents fétichistes, trop âgés pour se mettre à
l'étude, veulent au moins que leurs enfants soient pourvus
d'instruction et, dans ce but, les envoient à l'école cora-
nique. Ils n'y acquièrent guère d'instruction, mais ils se
font conquérir par l'islam.
Cette déférence des fétichistes n'est pas seulement théo-
cratique. Elle se manifeste par de nombreux cadeaux of-
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 97
ferts aux musulmans à l'occasion des multiples fêtes reli-
gieuses, sociales ou familiales. C'est ainsi, par exemple,
qu'à Bondoukou, à Bouna, les chefs Abron et Koulango; à
Dabakala, les chefs Senoufo, comme d'ailleurs dans l'Ouoro-
dougou : à Séguéla, à Mankono et dans la région de
Touba, etc., les Diomandé fétichistes offrent les uns et les
autres un bœuf à l'almamy du village, lors de la clôture
du jeûne du Ramadan.
De même encore, en plusieurs endroits, les fétichistes se
mêlent aux musulmans à la prière du soir. Cette prière du
maghreb (crépuscule) a fait beaucoup pour l'attirance à
l'islam : l'heure est propice; la tombée du jour, l'approche
de la nuit incitent à la méditation, au recueillement, à la
prière. J'ai pu constater cette coutume du mélange des féti-
chistes à la prière musulmane du crépuscule, et à cette seule
prière, en divers points du Sénégal, de la Guinée, du Sou-
dan. Ce besoin de prière, à celte heure de recueillement de
la nature, paraît si inné chez le Noir, que les missionnaires
catholiques ont fini, en beaucoup d'endroits, par instaurer
aussi une prière crépusculaire en adoptant aux circon-
stances la prière canonique, c'est-à-dire en avançant cette
prière du soir, en l'annonçant par les cloches et en la ren-
dant publique. Et du coup le succès est venu : tel qui
manque la messe du dimanche ne manque pas la prière du
crépuscule, et là aussi on voit les païens mêlés aux chré-
tiens. En Côte d'Ivoire, en beaucoup d'endroits, à Touba,
à iMankono, à Korhogo, à Bondoukou, une certaine partie
de la population fétichiste, masculine et même féminine,
assiste régulièrement, les soirs de Ramadan, à la prière du
crépuscule. Il est vrai qu'elle ne pousse pas le zèle jusqu'à
faire jeûne avec les fils du Prophète.
Les fétichistes prennent également part, avec le plus vif
empressement et par amour du bruit, du tam-tam et de la
fête, à toutes les réjouissances qui accompagnent les fêtes
religieuses. A les. voir danser et festoyer, le soir de la rup-
7
98 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
ture du jeûne, on croirait que ce sont de saints musulmans,
qui prennent une revanche méritée des privations d'un
mois. Il n'en est rien.
Certainescoutumes musulmanes influent surles coutumes
fétichistes semblables, ou tendent à se substituer à elles. C'est
ainsi que plusieurs des gestes rituels de la circoncision chez
les fétichistes sont empruntés à leurs congénères islamiques;
c'est ainsi encore que Tâge de la circoncision, qui tend à
se rapprocher de la naissance chez les musulmans, subit la
même attirance, par imitation, chez les fétichistes.
Beaucoup de vocables musulmans pénètrent dans la
langue et l'onomastique humaine chez les animistes : les
formules de salutation, santé, etc.; notamment les noms
du calendrier de l'islam deviennent de plus en plus cou-
rants dans le monde fétichiste : il ne faut pas se laisser
prendre à cette source d'erreurs comme on l'a fait, en Eu-
rope, pendant la guerre. De même, les locutions, exclama-
tions, serments islamiques se trouvent souvent dans la
bouche des fétichistes.
Mais quels que soient ces phénomènes sociaux, dus à
une vie en commun remontant à plusieurs siècles, et à
une pénétration réciproque, Tislam ne semble pas avoir
gagné du terrain depuis plusieurs générations dans la so-
ciété animiste de l'est. Les musulmans restent tels de père
en fils, mais on ne distingue pas de conversions chez les féti-
chistes. On peut expliquer cette stagnation par deux causes :
i" Noyés dans une population animiste, ayant perdu
tout contact avec les foyers de piété, de foi et de science,
les musulmans de la haute Côte d'Ivoire orientale sont
souvent soit découragés, soit étiolés. Ils perdent leur ardeur
religieuse ; ils ne sont agités d'aucun esprit de prosélytisme;
bien mieux, ils n'ont pas su toujours tenir leur dogme,
leur morale et leur culte à l'abri des influences fétichistes,
et les infiltrations de la coutume et de la tradition met-
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES g(^,
tent plus d'une fois en péril leur orthodoxie islamique ..
2" Au cours des guerres et des invasions, principalement
lors des abominations du temps de Samory, la conduite
des musulmans, surtout ceux des grands centres, fut extrê-
mement louche. A maintes reprises, ils trahirent sans ver-
gogne les fétichistes, et se rangeant sous le drapeau d'islam
plus ou moins sincère, plus ou moins orthodoxe, déployé
par Samory, ils firent leur paix particulière aux dépens de
leurs malheureux hôtes et amis. Beaucoup d'entre eux.
profitaient de la situation pour pêcher en eau trouble. C*&.
procédés déloyaux indisposèrent au plus haut degré les-
fétichistes tant ceux de l'Ouest : Malinké comme nous
l'avons vu, que ceux du Centre : Senoufo, que ceux de
l'Est: Koulango, Abron, Mandé restés fétichistes,^ etc.,
tant ceux du Nord que les Agni de la bordure sylvestre.
Depuis ce temps, les musulmans sont tenus, en beaucoup
d'endroits, en légitime suspicion, et l'islam subit de ce
fait une période de stagnation, voire de recul.
Par contre-preuve, cette stagnation et même cette régres--
sion de l'islam peuvent s'expliquer par ce que les quatre:-
facteurs, plus ou moins actifs, plus ou moins opérants, de
sa propagation en Afrique, n'ont pas joué ou ont mal joué :
le conquérant, le marabout, le maître d'école, le dioula.
I" L'influence du conquérant paraît avoir été nulle. Le
seul conquérant qui aurait pu agir dans ce sens est, en.
effet, Samory, mais soit qu'il eût étouffé le zèle religieux, ,
qui l'animait au début de ses conquêtes, et l'incitait,
disait-il, à les entreprendre, soit que pourchassé par nos
troupes et astreint à de perpétuels déplacements, il n'eut
pas le temps nécessaire pour s'occuper de conversions,
Samory fit peu pour l'islam dans les milieux fétichistes,
Senoufo, Abron ou Koulango, et il lui fit même beaucoup
de mal par ses exactions et ses cruautés, tant chez les pre- -
miers que chez les Malinké et les Mandé dioulas.
2^ Les marabouts, comme nous l'avons vu, ont pénétré
100 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
dans la haute Côte d'Ivoire sporadiquement et se sont éta-
blis par petits paquets, un peu partout, absorbant quelque-
fois ouvertement, le plus souvent subrepticement, l'auto-
rité politique locale, mais ne constituant jamais l'élément
nombreux et vital du pays.
Cette dispersion de l'élément musulman et le petit
nombre d'individus, qui le compose, peuvent déjà expli-
quer le manque d'emprise de l'islam sur les populations
fétichistes de ces régions, mais il s'expliquera également
par le manque de valeur et de prestige personnel des mara-
bouts, qui, ailleurs, ont forcé l'admiration, amené des
imitations et par suite des conversions.
3*» Cette dernière raison paraît surtout convenir pour
expliquer le peu de résultats obtenu par les maîtres
d'écoles sur l'élément fétichiste.
De l'enquête sur les écoles coraniques du pays il résulte,
en eflFet, que si la généralité des marabouts de cette région
sont en même temps maîtres d'écoles, ils sont tous étran-
gers au pays, tandis que leurs élèves sont uniquement
leurs propres enfants ou les enfants de gens appartenant
à la même race qu'eux.
Telles elles sont aujourd'hui, telles ces écoles devaient
être dans le passé, puisqu'on ne trouve aucun maître
appartenant à la race aborigène, sauf peut-être une demi-
douzaine à Dabakala, et, à ce point de vue encore, on peut
conclure que l'action de propagande par l'école n'a et n'a
eu aucun effet sur l'élément fétichiste.
4" Que dire du quatrième facteur de propagande, celui
du dioula ou colporteur indigène, qui, sans oublier ses
intérêts matériels, apparaît parfois comme une sorte de
commis-voyageur en religion, et conquiert le ciel, en
gagnant largement son existence.
Au Soudan, il est un fait presque établi que là où l'islam
progresse, il le doit aux dioulas. Cette constatation est-elle
générale et peut-elle s'appliquer également ici?
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES lOI
L'examen attentif de ce mode de propagande démontre-
rait au contraire que son action n'a pas été plus active sur
les populations fétichistes de l'Est que les autres.
Que sont, en effet, les marabouts et les maîtres d'écoles
sinon, à l'origine, des dioulas ou colporteurs eux-mêmes.
Les uns et les autres ont été reçus par les fétichistes
parce qu'ils ne constituaient pas pour eux un danger
social ; ils sont venus, en effet, isolément, rendant service
à la communauté fétichiste en lui vendant du sel ou d'autres
marchandises. Mais tout semble faire admettre que lorsque
des dioulas, en passant, parlaient de leur Dieu aux féti-
chistes, ceux-ci devaient invariablement leur répondre par
le même argument : « Pourquoi ferions-nous salam, nos
pères ne l'ayant jamais fait ? »
C'est encore actuellement l'argument qui est servi aux
dioulas convertisseurs, qui viennent peut-être plus nom-
breux que par le passé et s'y fixent temporairement pour
leurs affaires, ou définitivement, quand ils sont fatigués
ou trop vieux pour continuer leurs pérégrinations, parce
que nous avons garanti à tous et partout la sécurité des
personnes et la libre circulation.
En se fixant dans ce pays, les dioulas colporteurs aug-
mentent par eux-mêmes le nombre des musulmans ; l'isla-
misme, dans cette région, compte quelques mosquées de
plus, voire de nouvelles écoles, mais le bloc fétichiste n'est
pas entamé ni corrodé par leur influence.
Il ressort donc que ni les marabouts, ni les maîtres
d'école, ni les dioulas n'ont pu faire progresser l'islam
dans cette région par des conversions, pas plus que l'isla-
misation par la force n'y aurait laissé de traces durables et
que le fétichiste de cette région, comme celui des cercles
voisins du bas Soudan : Sikasso, Bougouni, Koutiala, Bobo-
Dioulasso et Lobi, est rebelle à la religion du Prophète.
L'imprécision doctrinale et cultuelle des musulmans de
.102 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
îa Côte d'Ivoire s'accentue et devient une ignorance
presque absolue dans le domaine plus étroit des ordres
religieux. La grande masse des fidèles serait bien embar-
rassée de donner l'explication de termes, tels que « qadri »
ou « tidiani », que tout le monde connaît pourtant. Et
néanmoins, malgré cette ignorance, l'affiliation à une con-
frérie est chose générale, et ceux mêmes qui déclarent n'en
pas sentir le besoin, finissent tôt ou tard par aller deman-
der l'ouird à un marabout de renom.
« Pour entrer au Paradis il est aussi nécessaire d'être
affilié à un ordre que de s'aider d'un bâton pour accom-
plir une longue route », disait un musulman éclairé
d'Odienné. Ce sont là certainement paroles pieuses et
sages, mais il n'est pas à croire qu'en général ce soient là
les véritables motifs qui déterminent les musulmans à se
faire affilier à une voie religieuse. Beaucoup, sans examen
préalable, sont indiff'éremment qadrïa ou tidianïa, parce
que leur maître d'école est soit qadri, soit tidiani, dans
beaucoup de cas, l'affiliation à un ordre semble être
quelque peu un complément, une annexe de l'instruction
donnée par le maître. D'autres, sciemment ou inconsciem-
ment, sont victimes d'un particularisme très étroit, d'une
sorte de fétichisme égoïste, extrêmement conformic aux
idées, aux préjugés ataviques des noirs, fétichisme qui
érige dans la doctrine simple, universelle de l'islam, de
petites chapelles qui demeurent étroitement, presque"
hostilement, closes aux musulmans non initiés.
Et enfin, et surtout, il y a le particularisme des races, des
groupements et des familles qui joue ici, comme partout ail-
leurs en pays noir. Sans être aussi formaliste, aussi exclusif
que certains, lesToucouleurs par exemple, qui ne sauraient
être autre chose que tidianïa, les grandes familles malinké et
dioula se rattachent par tradition, gar prosélytisme ou par
toutautre motif à Tuneou à l'autre des deux chapelles qadrïa
ou tidianïa, et aucun de leurs membres ne saurait en sortir.
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES I03
Le passage d'une voie à l'autre serait considéré certaine-
ment comme une sorte d'apostasie.
Entre les adeptes d'une confrérie, l'autorité du maître
d'école mise à part, il n'existe point de hiérarchie nette-
ment définie ; ils vivent à peu près isolés, ne connaissant
en règle générale que le maître d'école, le marabout, le dis-
ciple qui les a initiés, mais ne peuvent remonter la plupart
du temps au deuxième ou troisième échelon au-dessus de
leur initiateur. Il a donc été très difficile de déterminer
l'origine de l'affiliation religieuse de ces peuples mandé.
Quelques-uns, en petit nombre, ont des notions légère-
ment moins imprécises ; mais ce qu'il faut par-dessus
tout retenir, c'est que Qadrïa et Tidianïa ne se considèrent
pas comme liés vis-à-vis des cheikhs et moqaddems, et ils
seraient bien surpris si on leur dévoilait que pour remplir
le programme et satisfaire à l'ambition de certains ordres,
il est nécessaire qu'ils soient entre les mains des cheikhs
« comme un cadavre entre les mains du laveur des
morts ».
Ces voies classiques qadrïa et tidianïa, auxquelles se
.rattachent les m^usulmans de la haute Côte d'Ivoire, ne
nourrissent l'une contre l'autre aucune animosité ; quelques
tidianïa se bornent à dire que si Al-Hadj Omar a lancé
cette voie ici, c'est qu'il a trouvé qu'elle était meilleure et
plus rapide vers le ciel; par contre les qadrïa laissent par-
fois entendre, que cette voie nouvelle n'est pas plus
rapide que l'ancienne, tout au contraire, mais qu'elle est
moins fatigante.
Dans leur rituel, les qadrïa pratiquent séparément les
prières prescrites. Les tidianïa, au contraire, tout au moins
avant notre arrivée dans le pays, se réunissaient, suivant la
coutume et le rite, dans une case etàpleine voix, à l'unisson,,
récitaient indéfiniment la même invocation, invocation
accompagnée d'un balancement continu du corps.. Cette
récitation, cette gymnastique conduit souvent au délire
104 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
extatique. « Celui qui fait tidiani trop jeune meurt fou »»
disent les noirs.
La voie qadrïa l'emporte nettement sur sa rivale dans
les régions de Boundiali, Odienné, Touba, Séguélé et Man-
kono, c'est-à-dire danstout l'Ouest. Les Malinké sont mani-
festement qadrïa dans leur ensemble, de par une tradition
vieille de plusieurs siècles, et qui remonte vraisemblable-
ment à leur islamisation. Ils ont reçu à la fois l'islam et
le qaderisme des mains des missionnaires des grands
cheikh kounta : Cheikh Omar Cheikh et Cheikh Bekkaï.
Partis musulmans et qadrïa de la vallée du Niger, ils sont
arrivés tels ici et le sont restés d'un bloc et sans fissure.
En outre, les zaouïas de la ville voisine et congénère du
Kankan, assez florissantes aux dix-huitième et dix-neu-
vième siècles, ont sans doute beaucoup contribué à main-
tenir ou à développer cette voie dans la région.
Enfin, certains missionnaires blancs, maures ou maro-
cains, apparaissent parfois dans le pays et distribuent ou
renouvellent des affiliations : c'est ainsi, par exemple que
tout un groupe de Médina (Touba) relève par un chef,
Fodé Sako, d'un marabout marocain, Sidi Mohammed le
Fassi, qui passa dans la région au temps du despote Ahma-
dou Touré, fils de Fa Kaba.
Le tidianisme n'y a qu'un nombre restreint d'adeptes.
En prenant comme champ d'expérience le milieu des
marabouts de marque et notoires, on a :
Région d'Odienné 35 qadrïa 23 tidianïa qques indép.
Région de Boundiali .... 8 — o — —
Région de Touba g3 — 8 — —
Région de Séguéla 8 — 4 — —
Région de Mankono 18 — 2 — —
soit au total : 162 marabouts qadrïa et 46 tidianïa.
En effet, la vague omarienne, déferlant sur le haut Niger
entre i85o et 1870, s'est brisée avant de toucher Odienné,
et si le nom du grand conquérant toucouleur est bien
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES I05
arrivé jusqu'aux Malinké de l'Ouest-Côte d'Ivoire, c'est
plutôt comme celui d'un personnage éclatant, héros de
légende et d'épopée. La tradition relate pourtant que
quelques marabouts tidiani de l'Ouorodogou, ayant appris
dans le troisième quart du dix-neuvième siècle la présence
de missionnaires omariens à Kankan, envoyèrent à leur
rencontre des messagers. Mais il advint d'eux ce qu'il
était advenu, à plusieurs reprises, pour les messagers
envoyés par les Qadrïa, au cours des siècles, aux grandes
zaouïa-mères de Dienné et de Tombouctou. Ils furent pris
sur la route dans des guerres intestines, dans des rivalités
de chefs et de villages, furent tués ou faits captifs, bref
disparurent sans laisser de traces. C'est un fait classique
dans les annales religieuses du pays; toute tentative de
jonction avec les zaouïa-mères ont à peu près échoué, et
cette anarchie ambiante, cette absence de communication
n'ont pas peu contribué à l'autonomie des chapelles
locales, à leur évolution dans leur propre plan et suivant
leur propre mentalité, et finalement, comme il en serait de
rameaux, à peine reliés au tronc, ont abouti à leur dessè-
chement spirituel et à la pauvreté de leur science et de leur
ferveur islamique.
Il faut donc noter, comme source du tidianisme local,
des marabouts maures du Sahel-Hodh soudanais, de pas-
sage ici, et quelques missionnaires toucouleurs ou sara-
kollé (marka) du Fouta Toro, du Guidimaka, ou de Ségou.
A remarquer dans le même sens que le séjour d'Al-Hadj
OmaràDinguiraye attira à sa voie tidianïaun certain nombre
de Malinké de la haute Guinée (Kankan, Kouroussa Siguiri)
et que l'un d'entre eux. Alfa Mamadou Kankan, a fait
école dans cette ville. Il est très connu dans certains
milieux de Touba et d'Odienné, et l'on va quérir son ouird
à Kankan.
Dans le centre de l'Est de la colonie, c'est-à-dire chez
les Mandé-dioula, les voies qadrïa et tidianïa semblent
I06 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d' IVOIRE
se balancer, avec peut-être une légère prédominance en
faveur de qaderisme. Les causes qui ont joué pour l'une
et l'autre de ces voies sont les mêmes ici qu'à l'ouest, mais
le tidianisme a été favorisé par la propagande de plusieurs
pèlerins dioula, revenus de La Mecque. Il est à remarquer,
en effet, que cette race voyageuse fournit beaucoup de pèle-
rins, et que ceux-ci rapportent généralement de l'Orient
l'ouird tidiani. A leur retour, et sans d'ailleurs avoir reçu
aucun pouvoir à cet effet, ils s'empressent pour un bon
prix de le distribuer, au même titre que l'eau intarrissable
de Zemzem et les cheveux: innombrables du Prophète.
C'est surtout à Bondoukou que cette cause a joué et a
permis de rétablir jusque Téquilibre en faveur du tidia-
nisme.
On constate par exemple les proportions suivantes : il
s'agit des personnages de marque, marabouts almamys,
lettrés, notables, maîtres d'école :
Région de Korhogo i6 qadri'a r3 tidianïa qques indép.
Région de Kong 25 — 6 — —
Région de Dabakala lo — lo — - —
Région de Daoulé 4 — 5 — —
Région de BondoukoLi . ... 4 — 17 — —
Région de Bouna 8 — 4 — —
Soit pour le Centre et l'Est du haut pays 67 qadrïa et
55 tidianïa.
Le rituel de l'ouird qadri comme celui de l'ouird
tidianine ne diffèrent nullem.ent de ceux universellement
employés en A. O. F. Le chiffre de litanies indiqué est
d'ailleurs un maximum : ce n'est qu'avec l'âge, la piété
et le progrès dans, la hiérarchie mystique qu'on arrive à
réciter toutes ces invocations. Et encore les marabouts les
plus pieux ne les récitent-ils que deux fois par jour, après
la prière du matin et après celle de la mi-soirée.
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES IO7
2. — Odienné.
a) Senoufo. — Les Senoufo (Siénémana), peu nombreux
dans la région d'Odienné, sont tous inclus dans le canton
du Naoulou. De mémoire locale, les différents sous-can-
tons, Sewala, Zonohola, Guendéla, Bona, jouissaient, de
leur autonomie. Le bouleversement islamique de la
deuxième moitié du dix-neuvième siècle amena leur union
sous l'autorité de Daba, chef du sous-canton Bona. Tous
les Senoufo d'Odienné formèrent ainsi une seule unité
politique : le Naoulou. Avec le temps Daba, devenu
aveugle, puis impotent, perdit à peu près toute autorité.
Ses successeurs étaient trop jeunes pour le remplacer. Au
surplus, les conditions n'étaient plus les mêmes. Bref, on
dut, en août 1916, scinder le Naoulou et rétablir les an-
ciennes divisions.
Le personnage le plus important est Noumoukié Koné,
qui commande le sous-canton de Sewala (villages de Ngo-
loblasso, Boroumasso, Dzéguétiéla et Karasso). Il est peu
riche, mais vit dans l'aisance, grâce au travail de ses nom-
breuses femmes et enfants. On trouve à peine quelques
dioulas musulmans dans ces i.5oo Senoufo animistes. On
n'en trouve pas plus dans les autres cantons.
Mandé fétichiste. — C'est ici le principal centre des
provinces mandé restées fétichistes, entre les deux pôles
musulmans des Màlinké de Kankan et de Beyla, et des
Mandé-dioula de Korhogo-Kong. .Mais leur islamisation
par leurs frères de races, de langue et de mœurs n'est sans
doute qu'une question de temps.
Ces provinces sont : le Folo, dont le chef Kassoum Dié-
messi, né vers 1870, habitant Maninian, a été sofa de
Samory et a fait colonne en cette qualité dans le pays de
Korhogo. Les 2.5oo Mandé de ce canton sont fétichistes.
I08 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d' IVOIRE
On ne trouve quelques musulmans qu'à Maninian, Madina
et Sokoro. Les Foulanké, qui habitent ce canton, sont
métissés de sang peul ; le Gouaiiangala, dont le chef Tié-
kessé Koné, né vers 1890, habitant Sogorodougou, a fait,
en qualité de sofa d'Ahmadou Touré, des expéditions dans
le Naoulou senoufo. Les 2.000 habitants (28 villages) sont
fétichistes, sauf quelques musulmans à Mohi Mossadou-
gou, Férémandougou, Tendirima Sokoro ; le Toron, dont
le chef Kélesseri Diarassouba, né vers 1860, habitant
Kaniasso, descend de Massa Sokala Fani, fondateur de la
province. Dans les luttes du Kabadougou, il prêta aide à
Ahmadou Touré, le suivit en qualité de sofa dans le
Ouorodougou, les pays de Touba, Man et Bougouni. Il
était avec Samory, au moment de la prise de ce dernier.
Rentré à Kaniasso, il fut presque aussitôt chef (1896). Ses
i.5oo administrés, comme lui, sont rebelles à l'islam; le
Bodougou, dont le chef Massa Doumbia, né vers i865,
habitant Tienko, prit la fuite avec la plupart de ses
2.5oo administrés vers la Sibiriba (Bougouni), au temps
des dévastations de Vakaba Touré, despote d'Odienné.
Peu de musulmans. Revenus chez eux par la grâce des
Français, les gens de Bodougou sont restés en relations
avec leurs alliés de Bougouni ; le Bambala dont le chef,
Fabéré Bamba, habitant Bougoussou, a été captif à Bafou-
labé, libéré en 1896, et nommé chef de canton en 1898, à
la mort de son frère. Le millier de Mandé de ce canton est
fétichiste, sans trace d'islam; le Massala, dont le chef
Bambatié Kourouma, né vers 1880, habitant Kimbérila, a
succédé en 1890 à son père Mori Kourouma, sur l'élection
des villages. Ce canton a beaucoup souffert des dépréda-
tions musulmanes. Mori combattit les Touré d'Odienné et
de Samatiguila (destruction de N'Dola) et fut vaincu. Son
canton fut placé sous la domination des Touré. Cette do-
mination cessa lors de notre venue et le Massala recouvre
son autonomie; Bambatié, trop jeune alors, ne prit pas part
La PRiÈKE A Olienné.
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES lOQ
à ces événements. C'est un chef de grande envergure, intel-
ligent et obéi, prestigieux et admiré; son influence
dépasse son canton. Il a un penchant fâcheux pour le
dolo. Il a voué aux musulmans du pays, particulièrement
à ceux d'Odienné et de Samatiguila, qui ont tourmenté
son enfance, une antipathie non déguisée. Ses administrés,
au nombre de 2.400, sont tous fétichistes.
Mandé musulmans. — Avec les trois cantons mandé mu-
sulmans d'Odienné, nous touchons au cœur même de
l'islam historique et religieux de la région ; ce sont le Sama-
tiguila, le Sienkono, le Tiénéet le Kabadougou. Le Sama-
tiguila (ou Sambatiguila), sis sur la grand'route d'O.dienné
à Bougouni, a joué un rôle fort important dans les luttes
pour la prépondérance engagées par l'islam contre les ani-
mistes de la région d'Odienné. Toutes les traditions en
rappelleat le souvenir. Le premier marabout, établi en cette
région, fut Hadji Diaya Téguéré. Il résida dans la région
avec l'autorisation de Siraza Diarassouba, chef de tout le
pays.
Vers 1820, VakabaTouré, de Samatiguila, chef de guerre
musulman au compte des Diarassouba, fît une expédition
heureuse contre le Toron, puis des razzias fructueuses
dans les pays du Bambala, du Seydougou, de Koulikoro, de
Guéléba. Sur ces entrefaites, les Diarassouba de Vakaba
entrèrent en désaccord, puis en lutte, et « le valet chassa
le maître », comme dit Le Campion.
Les Diarassouba vaincus durent se réfugier dans la can-
ton ingrat du Nafana. Samatiguila est demeurée la ville la
plus musulmane delà région, « la ville Sainte» en quelque
sorte, celle en tout cas où l'esprit musulman de vieille date
s'est conservé le plus complet. Elle se devait de donner un
appui complet à tous les conquérants noirs : Ahmadou
Touré, Samore, etc.. Elle s'enrichit considérablement dans
ces guerres de razzias. L'instauration de la paix française
IIO ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
et la libération des captifs devaient forcément nous l'alié-
ner. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'aujourd'hui, sous les
apparences correctes, cette population nous témoigne la
plus grande réserve, et souvent une hostilité sournoise.
Le chef du canton est Bakari Dialo, dit Sidiki, né
vers 1880, qui tient depuis igiS la place de son père, Van-
zoumana, vieux, fatigué, fini. Intelligent, réfléchi, actif, il
a eu du mérite à commander fort convenablement ce can-
ton, composé des villages de Samatiguila et de Tiesseriba
(i.ooo habitants), où l'on trouve une profusion de mara-
bouts orgueilleux, pédants, sûrs de l'amitié divine. Bakari
Dialo possède une petite instruction arabe acquise auprès
de son frère Almamy Diabi. Il est en relations correctes,
mais plutôt froides, avec ses voisins, les chefs fétichistes
du Toron et du Massala,
Les personnalités notoires de ce monde maraboutique du
Samatiguila sont :
Vadiguiba Diabi, né vers i885, fils et successeur de Va-
diguiba Diabi, almamy du village et marabout bien connu,
qui a laissé de nombreux talibés dans la région. Il relevait
du qaderisme de l'école maiinké de Kankan.
Son père, Karassou Mamadou, né vers 1825, s'est éteint
au début du siècle. Il jouissait d'une grande considération.
Avec ses dix femmes et ses nombreux enfants et petits- en-
fants, il représentait fort bien le patriarche biblique. On le
considérait comme le chef des marabouts de la région : il
disait aux officiers, du début de l'occupation, que son père
Anzoumana Diabi avait dans sa jeunesse reçu une affilia-
tion d'une zaouïa de Tombouctou. Par la suite, il y envoya
des courriers, mais aucun d'eux ne revint jamais. C'est cet
Anzoumana Diabi qui dominait religieusement dans la
région, lors du passage de René Caillié (i" août 1827), et
cette influence fut fort utile au voyageur. Celui-ci note, en
eff"et, quelques semaines plus tard, àTiéné, où l'immobili-
saient la maladie et d'horribles souffrances : « J'étais étran-
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES I I I
ger, mais sous la protection de l'almamy de Sambatiguila,
ce qui, je crois, leur inspirait une sorte de crainte. »
Son fils Karassou n'hérita pas tout de suite de cette suc-
cession spirituelle : elle passa à Silama Tiéba, de Soukou-
ralla, et ce n'est qu'à la mort de ce dernier que Karassou
fut considéré comme chef religieux du pays. Entre autres
disciples, Karassou laissa un marabout de choix : Laféré
Lamina, né vers 1825, et qui vient de mourir à un âge
avancé.
Le représentant actuel de la famille Vadiguiba fait l'école
à cinq ou six enfants : c'est un arabisant de médiocre
valeur et sa réputation n'est pas encore assise. Il paraît
bien en main et rallié à notre cause. C'est en tout cas un
des rares marabouts locaux à vivre en bons termes avec le
chef de village. Il a été l'almamy de la grande mosquée de
Sambatiguila jusqu'à 1919, date où il a été remplacé par
son frère Mo Youssoufou Diabi.
Vakoussa Diabi, delà même famille et de la même voie,
né vers 1870, est un petit maître d'école. C'est un homme
intelligent et dévoué.
On peut dire la même chose de Issiaka Diabi, né
vers 1878, petit maître d'école ouvert et sympathique.
On citera pour mémoire les autres marabouts de Sama-
tiguila qui dispensent à 3, 4, ou 5 élèves la maigre science
coranique qu'ils possèdent et dont l'esprit d'opposition est
caractérisé.
Mori Birama Diabi, né vers i865, qui fut jadis expulsé
du cercle de Bougouni pour avoir construit une mosquée
dans le village de iMaféléla, entièrement fétichiste; Marna
Sanissi Diabi, né vers 1860, qui paraît le plus intelligent,
le plus instruit et aussi le plus dangereux. C'est en quelque
sorte le chef de l'opposition; Nabé Saranorho Diabi, né
vers 1854, dont l'école est la plus florissante (12 à i5
élèves); Ibrahima Saranorho, maître d'une école d'une
dizaine d'élèves ; Bénia Diabi, né vers i85o, Ahmadou
112 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
Kandé, né vers 1860; Samouka Samakassi, né vers i852,
Morifou Silla, né vers 1880, tous petits maîtres d'école.
En résumé, Samatiguila avec une dizaine d'écoles, une
clientèle scolaire de 70 à 80 enfants, une mosquée diouma
très fréquentée, est un des principaux centres islamiques
du pays malinké. Sa force de rayonnement sur les pays
fétichistes qui l'encerclent est à surveiller. Il n'est pas jus-
qu'aux querelles cléricales qui n'achèvent de lui donner
l'aspect d'une petite métropole religieuse. En 1898, à la
suite de discussions byzantines et de rixes, chacun voulant
être le grand chef religieux, un certain nombre de mara-
bouts fut envoyé à Nioro pour un séjour obligatoire d'un
an. En 1902, et pour le même motif, deux d'entre eux
furent appelés à Dabakala auprès du commandant de région
et jurèrent sur le Coran de rester tranquilles et de s'abste-
nir de toute polémique. Cette agglomération a été visitée
par René Caillié en 1827, et à cette date il avait déjà remar-
qué un caractère très islamisé.
Le Folo, ou pays de Maninian, ne renferme que deux
villages, où Ton puisse trouver un marabout méritant une
mention : Madina, où Mori Sarandé, né vers 1880, fils et
élève de Sokadan Sarandé, est almamy et maître d'école
(i5 à 20 à élèves); Sokoro, village islamisé de quelque im-
portance, où Ton compte cinq marabouts maîtres d'école,
dont surtout Bakari Cissé, et une cinquantaine d'élèves.
Un seul village, Mahandiana, est à noter dans le canton
de Vadougou. Use signale par ses trois marabouts : Lamin
Saranorho, né vers 1890; Mani Sako, né vers i85o; An-
zoumana Fafana, né vers 1890, tous qadrïa, et dont l'école
renferme chacune une douzaine d'élèves.
Le Si'enAono comprend 2.000 Mandé et 16 villages, dont
deux seulement, Bako, le chef-lieu, et Kambosso, sont
exclusivement musulmans, les autres sont surtout féti-
chistes et font volontiers quelque opposition au chef Va-
kaba Koné, parce qu'il est musulman. Vakaba, né vers 1882,
GROUPEMENTS ET INDIVIDUAWTÉS ISLAMIQUES Il3
est de la famille héréditaire des chefs. 11 a succédé en
juillet 1897 à son cousin Dioulatié Koné.
Le Kabadougou, ou pays du marabout Kaba, est le pays
d'Odienné même. Il comprend y.Soo habitants, dont 5. 000
environ sont musulmans, et 41 villages. Les premiers mu-
sulmans qui s'établirent dans le pays furent appelés par
Sirassa Diarassouba qui résidait à Déou, dans les collines,
aux environs d'Odienné. Sirassa Diarassouba était le chef
des Diarassouba et le maître d'une grande partie de l'actuel
Kabadougou. Ces musulmans vinrent de Kankanen dernier
lieu, sous la conduite de Fongoué Kamara et Féréba Lissé,
pour aider Sirassa dans ses guerres contre le Ouassoulou.
Ces faits ne doivent pas remonter au delà de i5o ans, s'étant
produits à l'époque de la venue de xMoussa Barhayorho,
Issifou Kamaraté Hadji Diaya. Vers 1826, les Diarassouba
furent chassés du pays par Bakaba et durant se réfugier
dans le canton actuel du Nafana. Le village d'Odienné fut
construit ; il devint la capitale du royaume des Touré,
communément appelé Vakabadougou.
Les Diarassouba vaincus et chassés. Va Kaba razzia le
Bodougou, le Niémédougou de Bougouni, etc.
Ibrahima, son hls, qui lui succéda, ravagea le Todougou
et une partie du Fouladougou.
Mokhtar, successeur de Ibrahima, fît la guerre dans les
cantons de Bougouni, puis dans l'actuel Ouorodougou, dans
le iMassala, etc.
Ammadou, successeur de Mokhtar, dévasta le Ouassoulou,
leBambala, parties du Naoulou, du Fouladougou, les pays
du Naoulou, du Fouladougou, les pays de Guiborosso et de
Morondo; finalement, il se joignit aux hordes de Samory.
Ayant épousé une des filles de cet almamy, il devint un
de ses chefs de guerre et participa à la plupart des expédi-
tions dans la haute Côte d'Ivoire. Déporté à Tombouctou
en 1898, avec un certain nombre de ses compagnons, il y
114 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
vécut en paix, ne manifestant son caractère emporté que
dans des disputes avec ses camarades d'infortune. Libéré
en igoS, il est revenu mourir à Odienné.
C'est à peu près à cette date que les nombreux captifs
des Touré furent remis en liberté par nos soins et retour-
nèrent en foule dans leur pays d'origine.
A Ahmadou Touré succédèrent ses trois frères, qui dé-
chus du pouvoir, sont toujours en vie et vivent en seigneurs
retraités. D'abord Moriba Touré, né vers 1845. Il était
chef d'Odienné au moment de l'arrivée des blancs et avait
plusieurs fois gouverné le pays pendant l'absence d'Ahma-
dou Touré qui était en colonne. Il commit un grand
grand nombre d'exactions et fit mettre à mort beaucoup
de captifs. Pour ces raisons, il fut interné à Bafoulabé. De
retour à Odienné, il se livra à la vente des captifs et fut
interné à nouveau à Bingerville (1915-1912). A cette date,
il est revenu à Odienné. C'est un homme très intelligent et
extrêmement énergique ; il fait la plus vive opposition au
chef actuel d'Odienné. Il est en tout cas trop astucieux
pour sortir des limites de la correction. Son prestige
paraît bien éteint, et il n'a conservé quelques relations
qu'avec les gens de Soukouralla, dont sa mère, Madio
Koné, était originaire.
Ensuite Mori Soukari, né vers 1848. Il prit part dans sa
jeunesse aux colonnes de Mokhtar Touré et de Samory.
Nommé chef d'Odienné par nos soins, il commit de telles
exactions qu'on dut l'interner à Séguéla. Il en est revenu
en igoS, vieux, ruiné, fini. Mori n'est plus capable de
jouer un rôle, il est d'ailleurs médiocrement intelligent.
Le dernier des fils de Va Kaba Touré, Lanténé Seriki,
n'a fait aussi que passer sur la chaise du commandement
d'Odienné. On se lassa vite des errements familiaux qui
continuaient avec lui : exactions, sévices, opposition à
notre autorité. Il fut destitué et envoyé en internement au
Bandama. Il en est revenu en igoS et après avoir vécu
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES Il5
une dizaine d'années à Soukouralla, d'où sa mère Lanténé
Koné était originaire et où il avait conservé des relations,
il s'est fixé à Odienné. C'est un caractère faible et sournois,
qui fait une sourde opposition à son neveu, le chef actuel.
Il n'a d'ailleurs qu'une influence minime, et restreinte au
seul clan des vieux Touré.
Ibrahima Touré, né vers i865, fils de Mokhtar et petit-
fils de Va Kaba, chef actuel d'Odienné et du Vagadougou, a
remplacé son oncle Lanténé en 1902. Faible et apathique,
Ibrahima est comme l'enfer, « pavé de bonnes intentions »,
mais il lui manque l'énergie pour les réaliser. Il est assez
bien obéi à Odienné, encore qu'il y rencontre une oppo-
sition sérieuse. iMais les gros villages de Guéléba, Kéré,
Féréfégoula, Seidougou, lui échappent complètement. Son
instruction arabe est fort médiocre. Il préside avec assez de
dignité le Tribunal de subdivision. Ibrahima a un passé
guerrier de quelque valeur. Il a fait colonne dans le Bom-
bala, le Ouattaradougou, leNafana et à la suite de Samory
dans le Badougou et vers Bobo Dioulasso. Il en a conservé
une certaine allure. Il est d'ailleurs fort orgueilleux et
aime le faste et la mise en scène, comme les anciens repré-
sentants de celte petite cour royale d'Odienné. En dehors
de ces anciens chefs, un seul notable Touré mérite une
mention : c'est Mouroulaye Touré, né vers i85o, disciple
qadri de Karamoko Toukara de Ségou. Il est en relations
suivies avec Soukaralla, d'où sa mère Borondré Koné est
originaire. Intelligent et rusé, mais apathique, il vise à en-
tretenir de bonnes relations avec tout le monde, mais il est
évident que ses sympathies personnelles vont à Moriba
Touré, son ancien «. patron ». Il peut être utilisé comme
élément de concorde.
Le clan rival des Touré est celui des Silla, dont le chef
est Godigui Silla vers 1810. Sa mère, Mama Diarassouba
était une païenne du Nafana. Il a pris part aux colonnes
d'Ahmadou et ae Samory et a conservé une certaine acti-
■Ïl6 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
vite qu'il dépense dans le commerce. Il va en caravane
jusqu'à Daloué et Bamako. Intelligent, énergique, très
écouté dans les clans des Silla, Godigui a fait alliance avec
les Touré dissidents pour tenir tète au chef de village, Ibra-
hima. Ces rivalités locales n'ont d'ailleurs aucune réper-
cussion dans le domaine politique.
Tous ces chefs et notables Touré et Silla sont musulmans
à la façon des grands chefs noirs. Ce n'est pas par une piété
exemplaire qu'ils se distinguent : quant à leur harem, qui
contient toujours de lo à 5o femmes, il ne se différencie en
rien de ceux des chefs fétichistes.
Odienné s'honore de plusieurs marabouts de renom; le
plusconnu estIsmaïlaSarandé, né à Samatiguilavers i85o,
almamy de la ville d'Odienné depuis igii, où il a succédé
à son frère Saranké Boa. Il a une vingtaine d'élèves cora-
niques et donne un rudiment d'enseignement supérieur à
2 ou 3 d'entre eux. Sans être de première force, il tranche
pourtant sur ses collègues par sa connaissance de la littéra-
ture sacrée; il n'a d'ailleurs aucune bibliothèque. Intelli-
gent, respectueux, Ismaïla est le type du vieux marabout
pondéré et conservateur, qu'il faut traiter avec égards et
grande douceur, et savoir utiliser comme facteur de conci-
liation et d'apaisement dans la politique locale. Ismaïla
a tenu, en 1916, à signer en notre faveur, une déclaration
de loyalisme : il est certainement le personnage religieux
le plus réputé de la région. Il n'a aucune fortune, et ses
fils travaillent aux lougans pour le faire vivre. Il a reçu
l'oued qadri de son frère Saranké Boa, qui le tenait de Ba-
kari Silla, marabout centenaire, qui a un pied coupé et
habite à Karakoro, près de Siguiri.
Les autres marabouts d'Odienné : Moriféré Sarandé, né
vers 1877, Ibrahima Sarandé, né vers i885, Kassémi Cissé,
né vers 1880; Va Kaba Diabi, né vers i865 ; Kouroudi
Diakaté, né vers 1878 ; Ba Moussa Sarandé, né vers i883 ;
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES llj:
Mori Sirima Cissé, né vers i887;Mori Karaba Touré, né
vers 1888, tous malinké, sont des notables de la ville, dont
l'influence ne dépasse pas leur quartier. Ils dirigent tous,
soit en permanence, soit par intermittence, de petites écoles
coraniques dont la clientèle scolaire varie entre 5 ou
6 élèves. Le plus connu paraît être Va Kaba Sarandé, fils
du Sarandé Boa précité. Il a reçu l'ouird tidiani à Daloa
(Haut-Sassandra) au cours d'un voyage de commerce, d'un,
pèlerin de passage, Al-Hadji Ismaïla. Celui-ci avait été
initié à la voie, à la zaouïa même de La Mecque, par Moham-
med ibn Tahir.
La vieille mosquée d'Odienné a été détruite lors de
l'occupation de la ville par le colonel Combes en 1898..
Les habitants n'osèrent pas en reconstruire aussitôt une-
autre ; ils se contentèrent pour leurs prières d'une grande
case carrée. C'est d'ailleurs ainsi qu'il en était dans tous,
les villages de la région où les mosquées avaient été
détruites par Samory. Par la suite et avec l'apaisement,,
une jolie mosquée dans le style soudanais a été édifiée en
191 3 par les jeunes gens de la ville, après une collecte qui
servit à payer les matériaux. C'est un carré de i5 mètres
de côté environ, percé d'une porte vers l'ouest, de deux
au nord et de deux au sud. Le muezzin se juche, pour
l'appel à la prière, sur l'une des poutrelles qui hérissent
le minaret.
Plusieurs villages du Kabadougou sont partiellement
musulmans; ce sont : Sananférédougou, Gueléba, Foulla
et Féréfougoula.
A Sananférédougou, le chef de village et almamy est
Sananféré Touré, fils et successeur de Samori Touré,
mort en 1910. Sa mère, Soba Kamangué, était une féti-
chiste de Djirila(Dodougou). Toute cette famille a pris part
aux razzias des Kaba et de Samory, s'y est enrichie, puis
a été ruinée par la libération des captifs. Elle ne saurait
Il8 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
donc avoir pour nous de grandes sympathies. Sananféré
n'est que médiocrement intelligent et instruit. Il sait pour-
tant se faire obéir. Il a fait, à différentes reprises, l'école
aux enfants du village, mais a cessé depuis cinq ans. Ce
village, englobé dans une région entièrement fétichiste,
peut constituer un centre de rayonnement islamique.
Ouéléba, sur la frontière même de la Guinée, a été créée
par des musulmans du pays de Sankaran. Cette création,
ainsi que celle du village voisin de Seydougou, ne remonte
pas au delà des guerres de Va Kaba. Des trois marabouts :
Ibrahima Cissé, né vers 1870, Saramori Cissé, né vers
1878, Mori Dienné, né vers 1879, ^^^ compte Guéléba, le
premier, almamy local, est de beaucoup réputé. Sa famille
est originaire du Bakongo (Kankan) et venait dans le loin-
tain des âges de Galé-P^outa. Il a pris part dans sa jeunesse
aux guerres de Samory, en qualité de sofa. Son école
compte une quinzaine d'enfants, dont plusieurs viennent
de l'extérieur, et notamment de Soukourella. Intelligent,
énergique, hostile à notre domination, il est à surveiller.
FouUa renferme plusieurs marabouts dont un seul
mérite une mention : Dioussoufou Saranorho, né vers 1870.
Son école renferme une quinzaine d'élèves.
Béréfégoula fut fondée par Féré Mori Konaté, un des
douze compagnons de Moussa Barhayorho, dans son
voyage à La Mecque. La sépulture de ce saint homme se
trouve à proximité du village sous un kolatier et est l'objet
de pèlerinages. Le marabout et almamy actuel est Ahma-
dou Kandé, né vers 1872, dont l'école compte une dizaine
d'élèves.
Tiémé semble être le centre musulman le plus ancien
de la région. Le premier disciple du Prophète qui arrive
dans la région vers le milieu du dix-huitième siècle venait
de Ségou et portait le nom de Fara Kaba Silla. Ses descen-
dants peuplent le village.
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES II9
Tiémé a l'honneur d'avoir hospitalisé pendant cinq
mois (août 1827-janvier 1828), l'intrépide René Caillié, le
premier et peut-être le plus grand de nos pionniers afri-
cains. Il y parvenait, débouchant de Samabatiguila le
3 août 1827. « Nous arrivons, dit-il, vers i heure et demie
de l'après-midi, au joli petit village de Tiémé, habité par
des Mandingues mahométans; il est ombragé par une
quantité d'énormes bombax et par quelques baobabs » ; il
rendit aussitôt visite au chef du village, « vieillard véné-
rable de la secte des Bambaras, mais soumis à la loi de
Mahomet » ; il y a là une confusion dans l'esprit de Cail-
lié. Bambara signifie ici fétichiste. Le chef du Tiémé ne
pouvait donc pas être à la fois bambara et musulman. En
réalité, c'était bien un Bambara, c'est-à-dire un Malinké,
fétichiste, mais il affectait comme beaucoup d'autres une
certaine coqueterie à l'égard de l'islam. Caillié reçut de lui
avec le meilleur accueil un beau morceau de viande crue,
qu'il reconnut le soir au repas pour être du sanglier, « je
fis d'abord quelques difficultés », dit-il, mais comme tout
le monde en mangeait sans scrupule, il ne se gêna plus
et fit comme les autres.
« Il peut contenir cinq à six cents habitants, partie Man-
dingues et partie Bambaras. Les deux nations sont sépa-
rées par un mur; elles vivent cependant en bonne intelli-
gence, malgré la différence de religion. Ces Mandingues
sont musulmans et les Bambaras sont païens; toutefois,
ceux qui descendent d'une mère mandingue se croient
supérieurs aux Bambaras francs, mais n'en restent pas
moins idolâtres. »
Cette description est toujours exacte, sauf que Tiémé a
grandi depuis René Caillié et dépasse aujourd'hui le millier
d'habitants.
Mamari Silla a été dans la génération qui disparaît un
personnage notoire. Il fut l'élève du grand marabout
Makoné Mamadou ; son arrière-grand-père était le chef des
i2'0 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
marabouts de la région. C'est lui qui construisit la mosquée-
case de banco et de chaume dans le style soudanais, où'
Caillié lit ses dévotions.
Mouroulaye Silla, chef du canton et du village de Tiémé,
est né vers 1877. Il a succédé à son frère Tiéba Silla. Leur
père Soisséma descend en droite ligne de Fara Kaba. Mou-
roulaye paraît sournois, mais il a assez d'énergie pour diri-
ger un village musulman, fort difficile à manier, et assez
de docilité et de bonnes intentions pour s'acquitter conve-
nablement de sa tâche.
Kamohi Silla, almamy de la ville, est né vers i85o. Sa
famille se rattache dans le lointain aux Silla de Nioro. Il a
fait lui-même, dans sa jeunesse, partie des colonnes
d'Ahmadou et de Samory. C'est aujourd'hui un bon vieux
très considéré, mais de peu d'influence, qui fait l'école
coranique à une quinzaine d'enfants. Il a quelques con-
naissances d'arabe, mais il s'en sert surtout pour écrire le
malinké en caractères arabes.
Karamoko Daw, né vers 1860 à Tossima (Dienné, Sou-
dan) ancien guerrier d'Ahmadou Kaba, fait l'école à une
douzaine d'enfants. Il est plus versé dans les différents
dialectes mandé qu'en arabe. 11 s'ingénie à les transcrire
tous en caractères arabes.
Les autres marabouts de Tiémé : Siriki Silla, né vers
1872, Mamadou Kandé, né vers 1876, Mori Silla, né
vers 1868, Youssoufou Silla, né vers 1862, sont autant
commerçants et cultivateurs que maîtres d'école. Ils n'ont
pas de personnalité bien accusée, ils relèvent tous, comme
l'ensemble des gens de Tiémé, soit de iVlamari Silla ancien
almamy du village, soit de Kounioumani Dialo, de Sama-
tiguila, tous deux moqaddem qadrïa de la région.
Entre 1900 et 19 12, est venu à Tiémé un marabout
maure originaire du Sahel soudanais, Amourlaye Haidara.
Il venait de Sikasso qu'il dut évacuer en 1898, lors de la
prise de cette ville. Il se joignit à Foô, frère de Bademba,
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 12 f
et ils allèrent rejoindre Samory à Boubana. Il suivit l'al-
mamy jusqu'à sa capture. Il se réfugia alors à Samatiguila,
puis à Odienné, et se fixa finalement à Tiémé. Il faisait
l'école à quelques enfants, mais ne jouissait pas d'un
grand prestige religieux. Pour que sa ferveur parût relâ-
chée aux Malinké, il fallait qu'elle ne fût pas bien vivace;
on raconte, par exemple, qu'il ne jeûnait que trois jours
pendant le Ramadan. En résumé, il vendait des gris-gris et
faisait quelques petites cultures. Il disparut en 1912.
3. — Région de Boundiali-Tombougou.
Entre la région d'Odienné et celle de Korhogo s'étend un
paj'S intermédiaire qui sert de marché aux deux grandes
branches de la race mandé : en Odienné, c'est l'élément
malinké, en majorité fétichiste, qui fleurit; en Korhogo,
c'est l'élément mandé-dioula, à peu près entièrement
musulman, qui vit et prospère au milieu des Senoufo.
Cette zone intermédiaire à qui on a donné le nom de son
chef-lieu administratif, jadis Tombougou, aujourd'hui
Boundiala, est donc peuplée de Malinké, soit musulmans,
soit plutôt fétichistes, de Mandé dioula surtout musul-
mans et déjà de Senoufo, tous animistes. C'est si bien un
« marché » que notre administration n'a jamais pu déter-
miner si c'était à Odienné ou à Korhogo qu'elle devait être
rattachée, et qu'elle a été ainsi ballottée de l'un à l'autre
cercle. Aujourd'hui elle ressortit à Odienné.
On peut dire que tout l'islam de la région de Boundiali
s'est concentré sur la grand'route, qui, du Soudan, descend
au pays des kolas, ou pour parler plus clairement, de
Sikasso à Touba, Soguéla, et Mankono. A droite et à
gauche de cette artère, on trouvera bien quelques groupe-
ments de cultivateurs mandé, affiliés à l'islam, mais c'est
sur cette route qu'ils sont ramassés. Chaque gîte d'étape,
122 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
chaque caravansérail, chaque marché a son noyau d'islam,
quelquefois modeste ; une famille, un hameau, un quartier
de village; quelquefois plus important, le village tout
entier, un bourg, par exemple Tengréla. Une tradition
très nette attribue l'introduction de l'islam dans la région
à un grand marabout, Famara (le père Omar) Fofana,
venu de Dienné, au début du dix-huitième siècle, ou à peu
près, et ancêtre du clan maraboutique local des Fofana.
Il s'était fixé à Bong, à 25 kilomètres au nord-est de Tom-
bougou, il fit l'école, répandit le qadérisme et depuis cette
époque, tous les qadrïa de la région relèvent de lui.
L'énumération des centres musulmans ne sera donc autre
que celle des gîtes d'étape de la grand'route de Sikasso,
pays des kolas.
Tengréla est un village mixte. René Caillié le notait à
son passage en janvier 1828 : « Il est habité par des Bam-
baras et des Mandingues qui y vivent en très bonne intel-
ligence. » C'est toujours exact. Caillié note encore que c'est
un centre de commerce important, grâce à la fréquentation
des dioulas musulmans. « Tous les jours un grand concours
de monde afflue au marché, et il s'y rend de nombreuses
caravanes du Sud, et de Ségou, Yamina et Kayaye... Tan-
grera est une espèce d'entrepôt. » Il logea chez un sara-
kollé, qu'il croyait être musulman. « Il l'avait été autrefois,
mais depuis qu'il était de retour de ses voyages, il s'était
habitué à boire de la bière. » Caillié fit à Tengréla la con-
naissance « de quelques Mandingues musulmans, rassem-
blés dans de grandes maisons en terre, qui servent en
même temps de point de réunion et d'école pour les enfants
musulmans». « Il y en avait plusieurs dans le village quand
j'y arrivai, dit-il, les uns étant occupés à coudre des pagnes;
les autres à lire le Coran ; ils quittèrent aussitôt leurs occu-
pations. » Il y rencontra aussi un Maure de Oualeth (Oua-
lata), qui lui fit subir un interrogatoire très serré sur ses
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITÉS ISLAMIQUES 123
origines, le but de son voyage, etc.. Caillié s'en tira à son
honneur, non sans inquiétude, et le Maure remis en con-
fiance, lui fit cadeau « d'un gros morceau de sel » et de
cauris.
En fin 1887, au cours de sa magnifique exploration,
Binger essaye en vain à plusieurs reprises d'entrer à Ten-
gréla. Les habitants fort jaloux de leur indépendance, et
refusant tout contact avec les Blancs, se dérobent à ses in-
vites, et de Tiong, il doit continuer sur Kong, sans avoir
pu visiter Tengréla.
La ville s'orne aujourd'hui d'une belle mosquée, de
construction et de goût soudanais. La date de son édifica-
tion remonte à plusieurs siècles. René Caillié la voyait
déjà, il y a un siècle, telle qu'elle nous apparaît aujour-
d'hui. Elle a été, bien entendu, réfectionnée plusieurs fois
depuis cette date.
Trois petits marabouts méritent de retenir l'attention :
Karamoko Konaté, né vers 1872, qui a fait ses études à
Kayes chez Lancina Koné; Anzoumana Kouma, né
vers 1880, élève de iMori Touré de San ; et enfin Soulei-
mané Daramé, le plus réputé des trois, né vers i863. Ils
dirigent des petites écoles, qui comptent de 8 à 12 élèves,
et sont tous qadrïa.
Les étapes suivantes, Bolondioet Boundiou présentent, à
notre point de vue, moins d'intérêt. Mais Kouto, dans le
canton de Niéné-Nord, est un centre très important, où
vivent une dizaine de personnalités islamiques notoires. A
citer: Malé Baro, né vers i863, le seul qui soit allé faire
ses études au dehors, à Ségou, d'où il a rapporté l'ouird
qadri. Les autres : Benoro Konaté, né vers i885, Mori
Kounadi Touré, né vers 1870, Sori Birama Fofana, né
vers i863, Bénoro, né vers 1874, sont de petits maîtres
d'école locaux, qui sans affiliation, et sans instruction, dis-
pensent un peu de science coranique à une demi-douzaine
124 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
d'enfants. L'almamy du village est Hamadou Konaté, né
vers 1862, mandé dioula comme eux, et un peu plus ins-
truit. A ses douze élèves coraniques, il joint un ou deux
jeunes gens à qui il enseigne les rudiments de la grammaire
et de la théologie. Les Konaté sont la plus ancienne fa-
mille religieuse du pays et à ce titre c'est toujours parmi
eux, depuis Sini Mori Konaté, qui, fuyant les guerres
civiles du pays mandé, vint le premier ici, qu'ont été
recrutés les chefs des marabouts locaux (dix-septième et
dix-huitième siècles environ). Déguéba Konaté, père de la
génération actuelle, fut un saint homme qui, à sa mort,
vers 1890, a laissé une certaine réputation. Son fils aîné,
Koromani, lui succéda à cette date et fit le meilleur accueil
aux blancs et se plaça sous la protection des lieutenants
Bue et Woelffel. Il mourut en juillet 191 1 et fut remplacé
par son frère Ahmadou. Celui-ci est un désabusé; il a vu
passer les bandes de Bademba et de Bilali, et a été dépouillé
par les uns et par les autres, contraint de fuir il fut pris à
Blessigué, condamné à mort et ne sauva sa vie que sous la
promesse de rentrer à Kouto, et d'y prêcher l'apaisement;
il s'efforce d'entretenir avec les Français des relations, qui
sont bonnes, mais froides et compassées ; il est très connu
dans les centres religieux de Kouto, Kolia, Bong, Tom-
bougou, Marhanama, Tinasso, ainsi que dans le Gbato et
le Kadli. Dans ces deux cantons toutefois, il a trouvé de
l'hostilité. Il a une bonne instruction arabe, mais utilise
surtout le dioula sous le vêtement des caractères arabes.
Son école comprend i5 à 20 élèves surtout coraniques.
Il les fait travailler à ses lougans et peut ainsi les en-
tretenir et vivre lui-même dans l'aisance. Son frère et
successeur éventuel, Ahmadou, né vers i865, paraît
avoir un meilleur esprit que lui. Toute cette famille est
tidianïa par le père, Dèguiba Konaté, qui se rattache à
l'école d'Al-Hadj Omar.
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 125
Bong et Kolia dans le canton de Niéné-Sud ont moins
d'importance. Bong s'honore des cinq écoles de Balé Diane,
né vers i865, Bafétigué Touré, né vers i856, Séko Diane,
né vers 1875, Famourou Moratigui, né vers 1870, et Ma-
hamadi Kamaraté, né vers 1880, qui au total ne dépassent
pas 3o à 35 élèves. La plus importante est celle de Maha-
madi, fils de Matari. Sa famille avait quitté Bong lors des
incursions de Samory et s'était réfugiée à Bamako, où le
jeune homme fît ses études. Elle est revenue vers 1908. Ma-
hamadi a assez en main l'usage des caractères arabes pour
écrire le dioula au courant de la plume. A signaler qu'il a
deux ou trois enfants de Senoufo dans sa clientèle scolaire.
Il fait du zèle administratif en envoyant de temps en temps
au poste la liste de ses élèves et le choix, des versets
coraniques qu'ils étudient. Mahamadiest le cousin germain
de l'interprète Basmori Kané et du marabout Sicé Kama-
raté, de Tombougou. Il est le conseiller et le chapelain du
chef de Niéné-Sud. Sans fortune, il vit du travail de ses
lougans et d'un peu de commerce. Tous ces marabouts de
Bong sont tidianïa.
Kolia n'a que deux nom^s dignes de mention : Ibrahima
Tofana, dit Sori Birama, mandé dioula, né vers 1870, fils
et successeur spirituel de Mori Lamine Fofana, qui fut, de
son vivant, le chef des marabouts locaux. Ibrahima est in-
telligent, dévoué et sympathique. A son école dé 10 élèves,
on apprend le Coran, mais aussi l'usage des caractères
arabes pour la transcription du dioula, ce qui est une inno-
vation heureuse. Il a été jadis mêlé aux troubles de Sa-
mory. Fait prisonnier par Bilali, à Blessigné, il fut mis en
résidence obligatoire auprès de l'almamy de Kouto. C'est
l'arrivée des Français qui lui rendit la liberté. Banzoumana
Diarassouba, né vers 1890 est le deuxième maître d'école
de Kolia : il a aussi une dizaine d'élèves. Tous deux sont
tidianïa de l'obédience de Mori Lamin Fofana.
120 ETUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE]
Tombougou, ancien chef-lieu de la région, renferme
deux marabouts notoires : Vanmara Fofana, né vers 1870,
dioula, élève de l'école de Bong. Son père Karamoko
Fofana était fort connu et présida la prière locale. L'éta-
blissement de la famille dans le pays remonte à plusieurs
siècles. Dévoué, plutôt timide, Vanmara a une petite ins-
truction arabe qu'il dispense à sa douzaine d'élèves. Il vit
de ses cultures, du lait de ses chèvres, et d'un peu de
commerce. La deuxième personnalité de Tombougou est
Sine Kamaraté, né vers 1872, dioula, qui, à peu près sans
instruction, enseigne tout de même quelques versets du
Coran à une demi-douzaine d'enfants de Tombougou et
de Fahandougou. C'est un excellent homme qui termine
dans le commerce une succession de générations qui se
consacrèrent surtout, dit-on, à l'étude et à la prière. C'est,
en tout cas et malgré son ignorance, un excellent homme.
Tous deux sont tidianïa, de l'affiliation de Sori Birama
Touré, marabout notoire de Bong, aujourd'hui décédé.
La vieille mosquée de Tombougou fut détruite par
Samory, en 1895. Au moment de notre occupation ils en
élevèrent une autre, mais peu satisfaits de son emplace-
ment, car elle se trouvait dans la concession d'une mai-
son de, commerce, ils s'entendirent avec les fétichistes pour
édifier en dehors de la ville, dans le quartier nouveau, le
grand temple qu'on y voit maintenant.
Boundiali, poste actuel de la région, est une aggloméra-
tion senoufo comprenant un quartier mandé dioula. On
y trouve en dehors des dioulas plus commerçants
qu'hommes d'église, un maraboutaillon qui fait l'école
à 4 ou 5 enfants : Moriba Doumbouya, né vers 1878.
Donnons, pour terminer, les noms des villages senoufo
où l'on trouve un quartier mandé-dioula et une école
coranique : Tinasso, avec Ba xMorifing Sonaré, né vers
1872, élève et disciple tidiani de Samatiguila, 10 élèves;
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 1 27
Kasséré avec Séko Damoro, né vers 1870, élève et disciple
tidiani de Kouto ; Tiasso avec Daramani Touré, né vers
1895, lidiani, 6 élèves; Mbia, avec Mori Cissé, né vers 1875
élève et disciple qadri des Diabi de Samatiguila, i5 a
20 élèves ; il a quelque renommée.
4. — Touba (i).
Le cercle de Touba s'étend sur la bordure orientale de
la frontière guinéenne. C'est une « marche », territoire
de transition entre deux zones géograghiques ; la savane
au nord, la forêt au sud ; et entre deux races et deux reli-
gions : le peuple mandé mi-musulman, mi-fétichiste, au
nord ; les peuples sylvestres, fétichistes et hier encore
anthropophages, au sud. Il participe donc des deux races,
des deux civilisations et des deux milieux géographiques.
Si la région du Nord est, dans son ensemble, plus spécifi-
quement mandé, soit animiste, soit musulmane, et si les
régions du Sud sont plus spécifiquement mahou, yafouba,
dioula et toura, fétichistes endurcis, il est nombre de
villages où la différenciation devient tout à fait malaisée,
soit que les unes et les autres vivent côte à côte en des vil-
lages ou même en des quartiers entremêlés, soit môme
qu'il y ait fusion et métissage.
Il n'est donc pas étonnant qu'ici encore l'administration
ait tâtonné à la recherche d'une solution qui, si bonne
soit-elle, ne saurait atteindre la perfection. En eff"et, le
cercle de Touba actuel comprend deux subdivisions :
Touba au nord, iMan au sud. C'est d'ailleurs à Man qi'est
le chef-lieu, malgré le nom du cercle. Or jadis les s, jdi-
visions étaient séparées et Touba faisait cercle a\ec la
(1) Le Touba de la Côte d'Ivoire n'est pas le Touba Diakanké du Fouta
Diallon de Guinée. Sur celui-ci, cf. Études sur l'Islam en Guinée : Frtuta
Diallon, par Paul Marty. Paris, Leroux.
128 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'i VOIRE
région d'Odienné, l'unité administrative portait le nom de
Touba-Odienné ou simplement de Touba. Man constituait
un autre cercle. On va ainsi de l'une à l'autre organisation
en quête d'une solution rendue impossible par la confusion
de tous les éléments géographiques, physiques et hu-
mains.
Voici dans l'ensemble, et par provinces, la répartition des
musulmans dans le cercle. Dans les provinces du Nord,
l'élément musulman est évidemment nombreux par suite
du peuplement d'origine mandé et de branche malinké :
Barala et Boroton, 3o p. loo; Koro, 60 p. 100; les musul-
mans résidant à peu près tous au chef-lieu de canton,
Koro-ville ; Téné, 40 p. 100; musulmans résidant surtout
dans les trois villages de Guentéguéla, Bongasso, Guana,
qui comprennent les deux tiers de la population totale de
la province; Mahou, 3o p. 100, les musulmans résidant
dans les trois groupes : a) Férentéla; b) Ngaoué, Touba,
Sokourala, Madina; c) Kamacila, Ngaoué, Dioman Fouissa,
Kiento, Gouékan, où ils constituent la moitié de la popu-
lation des villages. On n'en compte presque pas dans le
reste du canton ; les trois provinces de Santa, Kaoua et
Touradoufou ne renferment que 2 à 5 p. 100 de musul-
mans complètement perdus dans la masse fétichiste. Ainsi
composé, le cercle de Touba demeure dans sa majeure
partie un cercle à populations fétichistes; cependant, au
point de vue de l'évolution de l'Islam ; il présente un intérêt
réel, car il comprend à la fois des régions à islamisation
totale, c'est-à-dire où l'élément musulman dépasse
90 p. 100; d'autres à islamisation partielle comptant de
10 à 90 p. 100 de musulmans; d'autres, enfin, où se fait
sentir l'influence de la forêt, à non-islamisation, c'est-à-
dire comprenant moins de 10 p. 100 de musulmans.
Lesendroitsoù l'élément musulman dépasse 90 p. 100 sont
constitués par de gros centres plutôt que par des régions.
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES I2g
On a essayé de grouper en cantons les unes et les autres,
en tenant compte dans la mesure du possible des affinités
de races et de traditions.
Tiaoïié semble être le centre musulman le plus ancien
de la circonscription de Touba.
Des Koné musulmans, venus du Sankaran (région de
Kankan), sous la conduite de xMoriba Koné, avec l'aide
des Diomandé, Mandé fétichistes, et de leur chef Kogué
Kan, chassèrent du pays de Tiaoué, les Yafouba et les re-
foulèrent vers le fleuve Bafing. Ces faits semblent remonter
au début du dix-huitième siècle. Après la victoire des Koné,
arriva Yssifou Bamba, compagnon de Moussa Barhayorho.
Yssifou construisit avec le secours de Ibrahima Barhayorho,
disciple de Moussa Barhayorho, une mosquée (diamio)
qui fut détruite dans la suite au cours des guerres locales
et remplacée par une petite mosquée (missiri-mousso). A
quelques pas de cette mosquée se trouve le tombeau d'Yssi-
fou Bamba.
Dans les rares occasions où ils s'approchent de ce
tombeau, les musulmans du village ne manquent pas de
retirer leurs sandales ; par contre, ils laissent à leur aise
ies troupeaux de bœufs piétiner et couvrir de leurs déjec-
tions la sépulture d'Yssilbu.
Les deux tiers de la population du village font salam,
mais ce sont des musulmans d'une grande tiédeur. Ce
manque de zèle est si considérable qu'il y a deux ans, de
pieux marabouts déclarèrent au gens de Tiaoué qu'il était
préférable qu'ils ne fissent plus salam ; on voulait les reje-
ter complètement du giron des orthodoxes et des fervents.
Dans la même réprobation d'ailleurs on englobait les vil-
lages de Sérifina et Mandougou et dans le cercle du Ouoro-
dougou, les villages de Gouaran et de Diorolé. On ne
trouve à Tiaoué aucune personnalité digne de mention.
l3o ÉTLDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
Koro, chef-lieu du canton du même nom, fut fondé vers
le milieu du dix-huitième siècle par Moussa Barhayorho.
Toute la population est musulmane. 'Le village ne possède
qu'une missiri-mousso, dans laquelle pourtant on vient
faire de tous côtés la grande prière du vendredi. Les
familles notoires du village sont les Barhayorho et les Mérité,
encore qu'à l'heure actuelle elles n'aient aucun représen-
tant digne de mention.
Voici d'après Le (>ampion, l'histoire et la légende de
Moussa Barhayorho, le fondateur de Koro.
Vers le milieu du dix-huitième siècle, douze marabouts
partirent ensemble de la boucle du Niger et se rendirent à La
Mecque. Leur pèlerinage terminé, ces pieux personnages se
fixèrent en desrégions dififérentes. Hadji Salimou Souaré et
Mohammadou Barhayorho demeurèrent à Tombouctou ;
Hadji Mohammadou Fofana et Maliki Somono demeurèrent
à Kankan ; Hadji Bamba Fadiga demeura à Dienné; Hadji
Bakari Taraoré demeura à Ségou ; Hadji Mohammadou
Dialé à Vamala; Hadji Yssifou Kamaraté à Bouandougou
(cercle de Ouorodougou) ; Hadji Morifing Bamba, à Toulé
(cercle du Ouorodougou) ; Hadji Diaya à Samatiguila,
près d'Odienné; Hadji Férémourou Kanaté à Féréfégoula,
près d'Odienné; enfin Hadji Moussa Barhayorho, des
douze compagnons, le plus saint, le plus illustre, vint
dans la région de Touba et fonda Koro.
A vrai dire, l'histoire rapporte seulement qu'un chef
fétichiste nommé Gonsalia Diomandé, habitant le pays de
Beyla, tant pour obtenir victoire dans les luttes de clans,
voire de famille, que pour repousser vers les forêts les
Yafouba, populations autochtones, fit appel à la protection
des prières de Moussa Barhayorho et surtout à l'appui de
ses hommes venus en exode, soit volontaire, soit forcé,
des régions la boucle du Niger. Moussa prêta son concours,
les Yafouba furent razziés et la victoire acquise aux
Diomandé. Moussa, pour sa part de butin, eut beaucoup
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES iSl'
de captifs et l'existence florissante de Koro fut dès lors
pour longtemps assurée.
La légende est venue broder sur cette trame réelle ses
fantaisies merveilleuses.
A La Mecque, Barhayorho aurait reçu mission, parait-il,
de marcher vers l'ouest et de ne s'arrêter que lorsque son
bâton de voyage, tenu horizontalement sur ses épaules,
serait arrêté par deux arbres de même espèce. Moussa se
mit en route. Arrivé au fleuve Férédégouba, lui et ses
compagnons demandèrent aux piroguiers de leur faire
traverser l'eau. Ces derniers refusèrent. Moussa alors prit
son bâton et le déposa sur les eaux ; elles se séparèrent
immédiatement-, livrant chemin. Cependant, derrière le
passage de Moussa les eaux se maintenaient séparées. Les
piroguiers quémandèrent le pardon de Moussa et lui firent
don d'une captive. Moussa pardonna; les eaux se rejoi-
gnirent et reprirent leur cours.
A une journée de marche de la rivière, le bâton de
Moussa se trouva immobilisé par deux arbres, tous deux
nommés Korokoro. En cet endroit, Moussa créa un village
qu'il nomma Koro.
Dans les alentours du village, il n'y avait pas d'eau,
Moussa implora la clémence d'Allah et immédiatement un
ruisseau se mit à couler ; on le nomma « so gui ma »
(accorde-moi de l'eau). L'eau d'ailleurs disparut inopi-
nément. La consternation fut grande, on crut qu'Allah
avait maudit le nouveau village et que les génies malfai-
sants s'en étaient emparés ; on parlait de décamper séance
tenante, quand le chef ordonna d'attendre au lendemain.
Dès que le jour parut, l'eau coula en abondance. On cons-
truisit alors une mosquée à côté de la source. Le voyage
de Moussa vers les régions de Beyla fut encore signalé par
maints prodiges; près de Gahoué, un rocher sur lequel
Moussa avait fait sa prière conserve profondément gravé
les traces des pieds d^j saint personnage et, tout à côté, un
l32 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOÎRE
arbre, sur lequel, à l'étape, Moussa avait déposé la selle de
son cheval, garde les empreintes de cette dernière, en carac-
tères inaltérables. Moussa Barhayorho mourut à Koro ; son
tombeau est un lieu de pèlerinage, fréquenté à la fois par
les musulmans et par les fétichistes.
Le chef de la famille des Barhayorho, Vamoya Parha-
yorho, est en quelque sorte le grand prêtre de ce tombeau-
sanctuaire. Les crédules solliciteurs viennent lui soumettre
leurs espoirs, leurs craintes, leurs désirs et, contre offre
d'un poulet, voire d'un mouton, quémandent la protection
de Moussa Barhayarho. Vamoya délègue alors près du
tombeau de l'ancêtre un membre de sa famille, qui expose
l'objet de la visite et de la requête, et sollicite sa puissante
et rapide intervention.
L'ancêtre des Mérité Yabia, Mérité, était un des suivants
ou des compagnons de Moussa Barhayarho et était origi-
naire comme lui de Tombouctou. Les deux familles se
sont alliées dès la première heure par des mariages.
Toute cette gloire islamique est bien déchue. Nfa
Foumba, chef de la génération précédente, né à Koro vers
1860, Mérité par son père, Barhayorho par sa mère, a
laissé une mémoire très vénérée. C'était un homme intel-
ligent et ouvert qui accueillit avec sympathie les Français,
facilita leur installation et conseilla adroitement le chef
de canton à qui d'ailleurs il étaitallié. Il est mort vers 1910,
laissant deux fils : Nfa Moriba et Nfa Likou, tout à fait
insignifiants.
Les trois marabouts locaux sont aujourd'hui : Nomori
Barhayorho, Bakari Kaloro et Moussa Soumaorho, dont
les connaissances sont nulles et la clientèle scolaire de 2 à
4 élèves.
Mandougou a été islamisé par Diaramissa Bamba. Il
venait de Koro et arriva du temps de Gouaksué, fondateur
du village, fils de Wassa Fanamba et petit-fils de Kogué.
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES l3'3
Ces faits ne doivent guère remonter au delà de la fin du
dix-huitième siècle. Avec l'aide de Sakiiba Saranorho, venu
de Kong, Diaramissa construisit une grande mosquée
(Diamiou). Elle est actuellement en ruines et sur les
décombres, on éleva une modeste missiri-mousso. Diara-
missa Bamba alla mourir à Férentéla et fut enterré en
ce village à côté de son parent Bambadyan Bamba. Tous
les habitants de ce village font salam, sauf une trentaine
de Diomandé, mais il n'y a aucune personnalité digne de
mention.
Giientégiiela a été en grande partie islamisé par des
musulmans de Do. Leur chef, Fémomia Bamba, venait de
Férentéla (fin du dix-huitième siècle environ). A Fémomia
succéda Bahoué Bamba qui abandonna complètement Do,
créa Guentéguéla et construisit la mosquée diamiou. Cette
mosquée subit les dévastations de la colonne de Molditar
Touré, le despote d'Odienné. Avant qu'on ait eu le temps
de la réparer, les pluies d'hivernage arrivèrent et la jetèrent
complètement à terre. On la reconstruisit dans son état
actuel quelques années plus tard. C'est une grande et spa-
cieuse mosquée-cathédrale de style soudanais.
Trois marabouts, maîtres de petites écoles de 5 à 8 élèves,
sont à citer : Karafounga Bamba, le plus réputé; Kato-
goma Bamba; Fa Sotigui. On verra les origines de cette
famille Bamba à Férentéla.
Un de ses membres, dont on voit le tombeau sur place,
a laissé le souvenir d'un saint homme : Moussa Bamba, né
vers i83o, mort vers 1910. 11 était le frère de Kamori
Bamba, le célèbre marabout de Férentéla, et avait étudié à
Mankono avec Anzoumama Karamoko.
Sokouralla est de fondation récente. C'est Ibrahima
Touré, venu du Sankaran de Kankan (Guinée), qui la fonda
vers 1840.
l34 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
LesTouré sont originaires de Dienné. Le premier immi-
grant serait Fountéra Touré, qui s'établit à Kimiéko, où
étaient déjàles Bamba musulmans. Ils se succédèrentdepère
en fils, Nfa SirifoTouré,BiramaTouré, AnzoumanaTouré,
Karamoko Sirifa.
Celui-ci, dit Kalimou Touré, né vers 1886 àMondougou,
€t mort vers 1902, fut, comme son frère Anzoumana, un
marabout de renom. Il a laissé plusieurs fils, dont les plus
connus, cultivateurs et maîtres d'écoles, sont Mamadou
Birama et Mamoné. Les autres maraboutaillons sont :
Kaba Touré, Séké Kalorho, Sitifa Bamba, Moussa Bamba,
Karamoko Dousso, Ahmadou Kamaro, tous personnages
sans importance.
L'almamy de la mosquée est Birama Touré précité., né
vers i865, sans instruction ni influence politique.
La mosquée locale est assez spacieuse et de style souda-
nais. Le village, malgré sa dizaine d'écoles, n'a guère plus
de 40 à 45 écoliers.
Madina a été ainsi nommée en l'honneur de la sainte
Médine d'Arabie par Moussa Touré et Moussa Sarayorho,
ses fondateurs, originaires tous deux de Toa près de Bienko.
Elle s'honore de trois marabouts, maîtres d'école, dont la
clientèle ne dépasse pas au total 20 élèves. Ce sont Fodé
Sako, le plus réputé, Birama Sérifou et Sanio Sarayorho.
Fodé Sako (de Sayoro) est né à Mousso-madougou (Kara-
goua), où son arrière-grand-père, Mamakou Sako, a été
enterré. Salifou Séko, son grand-père, quitta Dienné pour
commercer et s'établir dans la région ; il mourut au cours
d'un voyage à Sierra Leone, Son père, Mamadou Sako, fut
aussi un commerçant et un marabout. Son tombeau est à
Sanankoroné. Toute cette famille a laissé une certaine ré-
putation islamique et il est certain que ce sont ces dioula,
actifs, intelligents et doués d'un certain esprit d'apostolat
qui sont les missionnaires de l'islam et lui valent ses suc-
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITÉS ISLAMIQUES l35
ces. Fodé Sako a fait des études assez sérieuses à Kankan
d'abord, puis dans le Labé (Fouta Djallon); il a une bonne
instruction arabe et fait la classe à une vingtaine d'enfants.
Use relie par ses aïeuxau qadérisme de Dienné ; moqaddem
de la voie, il distribue lui-même cet ouird dans la région.
C'est au demeurant un homme effacé, discret, et qui vit du
travail agricole en commun avec ses enfants, ses neveux et
ses élèves.
Férentéla est probablement par le nombre de ses adep-
tes et par les traditions, sinon par la ferveur ambiante, le
centre d'islam le plus important de la région. L'occupation
première du pays est attribuée à Diali Moussa, marka, ori-
ginaire de Dienné. ïl arriva peu après les Diomandé, et les
aida à repousser les Diola et Nété qui occupaient la région.
Son fils Bamba lui succéda. Après s'être rendu àGahoué,
en passant par Koro, il songea à s'établir dans le pars. 11
fixa son choix sur un emplacement pittoresque, sis à quel-
ques kilomètres à l'ouest de Gahoué, et y construisit un
village, avec une mosquée diamiou. Ces faits ne doivent
pas remonter au delà du milieu du dix-huitième siècle. Bam-
badyan Bamba eut pour successeurs Vabirima Bamba, puis
de père en fils. Va Senessé Bamba, Yssifou Bamba Man-
dibou, Bamba, enfin Gamori Bamba, chef actuel. Ce der-
nier donna un appui efficace à Samory et, de concert avec
ce despote, ravagea une grande partie des pays fétichistes
des alentours, le Kaoua particulièrement. Cette politique
eut pour résultat de créer une haine profonde et irréduc-
tible entre musulmans de Férentéla et principalement leur
chef, d'une part, et, d'autre part, leurs anciennes victimes
animistes des contrées voisines. En dépit de quelques appa-
rences contraires, les musulmans de Férentéla ne sont pas
très fervents. C'est ainsi que le vendredi, il n'y a pas de
grande prière à la mosquée-diamiou, et par suite pas de
khotba. Pour excuser cette abstention, les habitants de
l36 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
Férenléla déclarent que le fondateur Bambadyan Bamba a
ordonné qu'il en soit ainsi. Il n'y a pas de muezzin atti-
tré ; il appartient à chacun, si bon lui semble, de lancer
l'idzân. En revanche, la ville s'honore d'une vingtaine d'éco-
les coraniques, dont le total d'élèves va à peine de 60 à 80.
Mais ici il est de bon ton de tenir une école, n'y eût-ii
qu'un ou deux enfants. ^Cette profession confère un bre-
vet de haute science. Inutile de dire que tous ces marabouts
sont de la plus parfaite ignorance.
Gamori (ou Kamori) Bamba est né, vers i85o, à Féren-
téla. Tout jeune, il alla à Beyia et y fit de bonnes études au-
près du grand marabout Va Moussa Doukouré. Revenu à
Touba, il accompagna Douga Diomandé, chef de Gouékan,
dans toutes ces campagnes contre les Yafoumba du Baling
et contre le Touradougou. Il se rendit avec Do àBankoura,
auprès de Samory,quile prit en qualité de chef de ses sofas
et l'utilisa, comme il a été dit, dans toutes ses colonnes
et jusqu'au Djmini, à Kong et à Boudouko; l'almamy
nomma, vers ce temps-là, Gamori chef du Mahou.
Dès lors, le pays fut partagé en deux camps : les parti-
sans des Diomandé d'un côté; ceux de Gamori de l'autre.
Avec l'appui de l'almamy, Gamori se maintient au pou-
voir; il fut le seul chef du Mahou qui ne désespéra pas de
la situation de Samory ; il engageait vivement celui-ci à
marcher sur Touba, alors faiblement défendu.
Après la capture de l'almamy, Gamori vient se fixer à
Férentéla, et les rivalités de commandement devinrenttout
à fait aiguës.
Une reconnaissance, commandée par un sergent indi-
gène, et partie de Beyla, étant arrivée dans le Mahou en
1896, les deux compétiteurs portèrent leur différend devant
le commandant de cercle de Beyla, qui reconnut comme
chef du Mahou, le chef légitime Douga Diomandé; Gamori
ayant fait de la résistance fut envoyé en prison à Bissan-
dougou ; on le dirigea sur Kankan, puis il fut ramené à
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES iSy
Bevla, où on lui conféra le commandement des villages de
Férentélaet d'Ouaninou, apanage des Bamba dans leMahou.
On le jugeait alors très durement. Une note de 1900 re-
late : Allure autoritaire, intelligent, figure énergique, os-
seuse, regard froid, il donne l'impression d'un insoumis,
on le sent non vaincu. Correct en apparence, il vient au
poste quand on le fait appeler, paye l'impôt régulièrement
pour ses deux villages, Férentéla et Ouaninou ; mais il entre-
tient des intelligences avec des chefs insoumis de Bafingko
et lors de notre occupation de ce pays, à Nouantoïlou, le
lieutenant Cenac acquit la certitude que Gamori faisait pas-
ser des armes et de la poudre à nos ennemis. C'est un mé-
content à surveiller de près, que nous tiendrons facilement
grâce à Douga Diomandé, son ennemi, chef du Mahou .>(>■
Les gens du Mahou n'ont certainement pas oublié qu'il
fut autrefois leur chef, du moins de nom, et cet ambitieux
serait fort à craindre pour eux, si notre présence n'était là
pour maintenir au pouvoir les Diomandé, qui sont d'ail-
leurs les chefs légitimes.
Ses relations avec le poste sont correctes, mais il ne peut
oublier que ce sont les Français qui l'ont déchu de son
autorité et réduit au rang de chef de village,
«Toutefois, disait-on en 1900, si l'on supposait qu'un sou-
lèvement du Mahou Diomandé pût se produire, ce qui est
fort improbable, avec quelques promesses nous aurions
là un allié sérieux pour réprimer ce soulèvement. Kamori
Bamba entretient des relations avec l'arrière-Bafing et par-
ticulièrement le pays de Guonné. »
Depuis ce temps, la situation s'est considérablement
améliorée, malgré deux petits incidents où il fut puni dis-
ciplinairement pour avoir, été trouvé en possession de pou
dre de traite et pour attitude inconvenante avec l'autorité;
il a d'ailleurs versé dans la cléricature. En fin 191 1, il s'est
fait recevoir marabout avec un cérémonial inusité, qui at-
tira à Férentéla les marabouts de toute la région, et depuis,
l38 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
il se consacre en grande partie à l'étude et à la prière.
Kamori possède aussi une très grande influence, mi
politique, mi-religieuse, dans toute la région et jusqu'à Beyla.
Lorsque son père, chef de Moribadougou, fut assassiné à
Guéasso au moment delà révolte manou-libérienne, il con-
serva beaucoup de sang-froid, et ne modifia pas sa con-
duite. Cette hauteur d'âme lui a valu une grande réputa-
tion.
Kamori est un homme intelligent, ouvert, qui, malgré
tout, peut encore rendre des services et qu'à ce titre et par
respect pour son passé, on doit traiter avec autant de dé-
férence et de courtoisie que de fermeté. Il se dit qadri de
l'obédience des zaouïa de Beyla (Guinée) et à l'occasion
fait l'école coranique à une demi-douzaine d'enfants de sa
famille.
Après Kamori, deux autres Bamba sont à signaler: iMo-
riba Bamba fils de Souleïman,almamy et chef religieux de
Férentéla, né vers i85o ; il est aujourd'hui à peu près impo-
tent et aveugle, c'est un vieux brave homme, qui a ensei-
gné le Coran et distribué l'ouird qadri à tous les
marabouts de Férentéla et qui a cessé son enseignement
lors de la libération des captifs. Il n'y voit plus assez pour
lire et écrire, mais préside aux funérailles de tous les ma-
rabouts du pays. C'est l'homme le plus vénéré du village,
le saint local. Il se rattache, comme tous les marabouts du
cru, à Moussa Doukouré, chef de la zaouïa qadrïa de Dou-
kouralla (Guinée). Samouka Bamba, fils de Mamadou, né
vers i85o, est le chef de Férentéla. Il prit part dans sa jeu-
nesse aux colonnes des Sakouraka contre les Yafouba du
sud du Bafing et à la plupart des colonnes de Samory, no-
tamment à celles contre Séguéla. Il fut condamné à
huit jours de prison par le commandant de la première
colonne française, venue à Touba, pour petits incidents
locaux. Il vécut ignoré à Férentéla jusqu'à la mort de son
oncle Gamoé, chef du village, survenue le 3i mars. Le
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 1 3g
mois suivant, il lui succédait. Samouka n'a ni instruction
arabe, ni influence religieuse, mais chef d'un gros village
musulman de 1.600 habitants, il est très lié avec ses coreli-
gionnaires de Moribadougou (Guinée).
Les autres Bamba, Moami, Moussa, Sidiki, Yssifou,
Yatigui, Mamadou, Ahmadou, Kanga ne sont que des ma-
raboutaillons, maîtres d'école de 2 à 4 élèves.
Les Sérifou sont représentés par des personnages de
même envergure: Moriba, Matoma, Goamé ; les Torhoma,
par Méba Toehoma ; les Touré, par Moriba et Bakari. Mo-
riba, almamy et chef en second des marabouts de Férentéla,
est un homme peu instruit et peu intelligent. Il est né vers
1865 et se rattache par ses ancêtres Sidiki Touré, Salifou
Touré et Souleïman Touré à Abdoullaye Touré, marka du
Niger, venu ici au dix-huitième siècle. C'est le patriarche
des Touré de la région, et à ce titre il donne les rudiments
du Coran aux enfants de la famille.
Touba, chef-lieu de la subdivision de Touba, aétéfondée
vers 1875 par Youssoufou Fadiga, marabout de Férentéla.
Ces Fadiga sont arrivés dans le pays au dix-huitième siècle ;
le chef de l'exode fut Bakari Fadiga, qui venait de Diaka
sur le Niger. Il s'installa à Ngaoué près de Touba, et y
reçut le meilleur accueil des Saramorho, qui l'y avaient
précédé. On lui donna une femme ; on facilitera l'installa-
tion de ses captifs. II fut ainsi le fondateur de la famille
actuelle. Les générations se succédèrent de père en fils.
Bakari, Souleïman Aliou, Aliou, ditLakika, à cause de sa
remarquable stature, né à Ngaoué, s'installa à Férentéla et
y mourut vers 1870. C'est lui l'aïeul des Fadiga actuels, il
laissa deux fils: Sidiki et Yssifou ou Youssoufou. Les
deux frères vinrent, quelques années plus tard, faire quel-
ques lougans sur l'emplacement actuel de Touba. Un
hameau de culture y naquit; il crût ; ce fut Touba.
140 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
Sidiki Fadiga, né vers i83o, est mort vers igoS. Ce fut
un marabout d'une notoriété considérable. Son grand âge^
sa science, sa réputation de vertu et de sagesse, son titre
de moqaddem tidiani lui valurent une considération qui
n'est pas près de s'éteindre. Il a élevé coraniquement et
donné l'ouird tidiani à tous les marabouts du village. II
sut vivre en bons termes avecles premiers occupants fran-
çais du pays, et entretint par la suite avec eux d'excellentes
relations.
Parmi ses innombrables petits-fils ou petits-neveux, il
faut citer :
a) Bintou Karamoko Fadiga, né en i86o,filsd'Amaraetde
BintouBamba. Son père Amara enseigna le Coran pendant
36 ans à Kankan d'abord, à Conakry ensuite. Il en partit
vers 1889, pour se rendre à Bissandougou (Guinée), où il
comptait voir Samory. Ce dernier se trouvait alors à
Sikasso. Bintou lui fut envo}é pour lui porter les salu-
tations d'Amara. A son retour, la famille revint à Touba
et s'y installa. Bintou fut l'homme de Samory; il fit
partie de son Conseil et rendit la justice en son nom; il
était chargé de la lecture du Coran et de la recherche des
plus beaux manuscrits arabes. Il prit part au siège de
Sikasso, revint à Bissandougou, puis partit à Conakry. II
devait revoir Samory à Doué, quelque temps avant sa
chute. Bintou était à Touba, quand survint l'occupation,
française. II servit de guide au commandant d'une de nos
colonnes qui passa le Bafing à la poursuite de Samory.
Rentré chez lui, il fit désigner un membre de sa famille^
pauvre et sans influence, pour exercer le commandement
à sa place. Il se tint à l'écart pendant plusieurs années et
la libération des captifs accentua encore cette réserve. Il a
fini par se rallier à nous, a repris sa place naturelle de chef
du village et du groupe de Touba(7. 000 habitants), en 191 1,.
non sans quelque défiance au début, puis s'est vu conférer
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES I4I
les fonctions de Président du Tribunal de subdivision.
Aujourd'hui, Bintou doit être considéré comme un de
nos meilleurs agents. Actif, zélé, intelligent, il remplit à
la satisfaction générale sa double charge de chef politique
€t de magistrat. Peut-être pourrait-on lui reprocher de la
partialité à l'égard des musulmans. Sa réputation est con-
sidérable ; tout le canton de Mahou sait que c'est à l'amitié
que Samory avait pour lui qu'il ne subit pas les dévasta-
tions accoutumées des sofas, et on lui en a gardé une
•grande reconnaissance.
Bintou Karamoko est relativement instruit en arabe, plus
instruit même que les marabouts de carrière; très ouvert,
il s'intéresse à tout ce qui touche notre civilisation. C'est en
•somme un personnage remarquable qu'il faut traiter avec
beaucoup de ménagement, beaucoup de doigté, dont il faut
respecter l'orgueil, et qui ne mérite d'être très surveillé
que dans ses relations trop brutales avec ses administrés,
•diomandé animistes. Il est en excellents termes avec tous
les chefs de canton de la région et leur sert un peu de
modèle.
En 1915, il adressait les vers arabes suivants à son chef
de poste :
« Nous demandons à Allah de faire triompher le Gou-
vernement français.
« Nos cœurs souhaitent ardemment la victoire des
Français
« Sur les Allemands. Qu'Allah nous fasse rester à
l'ombre du drapeau français ! »
b) Lamine Fadiga, son cousin, est né à Férentéla vers
î85o. C'est l'almamy et le cheikh des marabouts de Touba.
ïl a fait quelques études à Kankan, mais les a achevées à
Touba même, et n'en est plus sorti. Il enseigne le Coran à
une demi-douzaine d'enfants. Il n'a pas de fortune et vit
du produit des cultures familiales auxquelles sont employés
ife
142 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
ses élèves. Il est peu instruit et manie plus facilement
les caractères arabes en langage malinké que la langue
arabe elle-même.
c) Katoma Fadiga, frère du précédent, est né vers i885,
à Sokouralla. C'est un marabout de peu d'envergure, qui
vit tranquille, partagé entre ses cultures et son ensei-
gnement. Il fut assesseur du tribunal de cercle, jusqu'au
jour où le chef-lieu du cercle fut transporté à Man,
Les autres Fadiga ne sont que des maraboutaillons,^
plus occupés de leurs cultures ou de commerce que
d'études et de prières. Ce sont tout de même des notables
de la ville. Falikou Fadiga, iMamadou Fadiga, Kamali Béné
Fadiga, Comoé Fadiga, Lahana Fadiga, Moussa Fadiga,
Fatoumata Fadiga.
La famille qui vient immédiatement après les Fadiga
est celle des Bamba, dont l'ancêtre, Vémo Bamba, suivant
de Youssoufou Fadiga, participa avec son maître à la fon-
dation de Touba. Son chef estMamadou Souraké est Bamba,
né vers i85o.C'estun homme moyennement instruit, mais
affligé d'une cécité presque complète.
Touba est pourvue d'une mosquée spacieuse, dans le
style soudanais. C'est une grande case carrée sans aucune
ornementation. Elle aété construite vers 1892 par les fidèles
locaux etcontinueà êtreentretenue par eux. Elle est ordinai-
rement pleine, et, par conséquent, les jours de grande fête,
où l'on peut compter 600 fidèles à la prière solennelle, elle
ne répond pas aux besoins de la ville. A l'intérieur, un
compartiment spécial est réservé aux femmes. Tous les
marabouts de Touba se rattachent au tidianisme du grand
Sidiki précité.
Ce nom arabe de Touba paraît avoir été donné par
piété à la ville. Les Touba abondent en effet en pays isla-
mique. Mais à l'origine, le premier Touba fut-il appelé
Mosquée de Gahoué.
La prière du vendredi.
Si' #
Mosquée de Gahoué.
La prière du vendredi.
.^to^«fea«&&'*^*
-kâmi
Mosquée de Gahoué.
La prière du vendredi.
!pli!\
Mosquée de Gaiioué.
La prière du vendredi.
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES I43
ainsi par réminiscence du ciel de Mahomet, dont un des
cercles porte ce nom -là, ou bien simplement parce que
Touba veut dire en malinké « grande forêt » (tou... forêt,
Ba... grand)? Cette explication ne conviendrait pas ici,
car Touba est sise en pleine savane, mais elle peut se jus-
tifier par la surprise que les gens du Diakapelé ont pu
avoir à la vue de cette brousse assez dense ? Grammatici
certant.
Sanankoroni s'honore de deux marabouts de peu d'enver-
gure: Souaïla Saranorho, né vers i85o, et Mamadou
Sérifou, tous deux élèves des maîtres de Sokouralla.
On trouve de même, à Gouékan, un Karamoko Sérifou, '
et à Membala, Mamadi Kamara et Birama Dousso, petits
maîtres d'école, dont la clientèle religieuse oscille entre
2 et 6 ou 7 élèves, suivant la saison et les cultures.
Il ne reste plus à citer dans cette région de Touba, centre
important, que Gahoiié.
Le premier musulman qui s'établit en cette région de
Gahoué fut Mahammadou Saranorho ; il venait de Kong.
C'était vers lySo environ. A cette époque, Wassa Fanamba
Diomandé, fils de Kogué Kan, était chef de Gahoué. A
Mohammadou Saranorho, premier chef de la petite colonie
musulmane, succédèrent Mamadou Saranorho, qui cons-
truisit la mosquée (diamiou), puis Bakari Fadiga, venu de
Kankan et enfin Kanali Fadiga, lequel quitta Gahoué pour
se fixer à Férentéla. Samouka Fadiga prit à Gahoué la
place de Kanvali Fadiga; Samouka eut pour successeurs
Amara Fadiga, puis Samouka Fadiga, chef actuel de ' la
colonie musulmane. Les Saranorho et les Fadiga ont tou-
jours conservé les meilleurs rapports et sont unis par de
multiples liens matrimoniaux.
Le chef du village, Douba Diomandé, et les familles des
Diamandé, soit le 1/4 du village, sont fétichistes; tout le
reste de la population du village fait salam.
144 ETUDES SUR l'iSLAM EN COTE D IVOIRE
A Gahoué, il existe une hostilité sourde, mais vivace,
entre les familles des Diomandé, fétichistes, conquérante
du pays, d'une part, et, d'autre part, les musulmans venus,
mais qui grâce à leur astuce, à leur intelligence plus vive,
puis à leur nombre, ont pris une importance de plus en
plus grande. Par suite de cette rivalité il est difficile, sinon
impossible, à Douba Diomandé de remplir efficacement
ses fonctions de chef de village.
Gahoué compte une douzaine de marabouts, petits
maîtres d'école, dont la clientèle varie entre 3 et 6 élèves.
La plupart d'entre eux sont des Saranorho, qui est la
famille dominante du village : Lansiné Lamin, Amara,
Birahima. Les autres sont des Sérifou Yangona^ Sidiki,
Salah, Karimou ; ou des Fadiga: Kanvali, Moami,
Samouka. Le plus important d'entre eux est Méma
Samouka, né vers 1845, Mandé dioula, qui par ses
ancêtres, Mamadou Sidiki et Foumba, se rattache à
Abdoullaye Saranorho. C'est une famille de marabouts
cultivateurs qui a toujours fourni les almamys à la mosquée
de Gahoué. C'est le cas pour Méma, qui ne jouit d'ailleurs
d'aucune influence spéciale. Dans sa jeunesse, il a fait des
voyages de commerce vers Odienné, Kankan, Moussa-
dougou, Maninian, Séguéla. Puis il a ouvert une école
coranique etfait des lougans, et il s'y consacre depuis 40 ans ;
C'est un qadri de l'école de Fadiga de Touba. Il a toujours
entretenu les meilleures relations avec les Blancs, disant,
dès le premier jour, « que le chef du pays représentait tout
le monde et qu'à ce titre il faisait les aff'aires de tous ».
Gahoué a une mosquée ordinaire en banco, dans le
style soudanais. Elle peut contenir 5oo fidèles aux jours
de fêtes solennelles.
Avec la deuxième subdivision du cercle de Touba, la
subvision de Man, on se rapproche encore de la zone syl-
vestre et même on y pénètre partiellement. Il ne faut donc
GHOUPE.MENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 145
pas s'étonner de voir l'islam diminuer progressivement
avec l'élément malinké, pour s'arrêter complètement à la
lisière de la forêt. Il n'y a que deux villages où l'on puisse
trouver une petite communauté islamique digne de
mention : Man et Guéfenso. A Alan, le village des autoch-
tones est fétichiste, mais le village des étrangers, où se
trouve le poste et le marché, est musulman. Il n'y a aucune
vieille famille à Man. Le village n'est composé que d'étran-
gers, se livrant au commerce, et la population est essentiel-
lement flottante. A signalertrois marabouts notoires : Sého
Fadiga, le plus important de tous, né vers 1882, almamy
sans mosquée, et maître d'école d'une douzaine d'élèves.
Il a fait ses études à Touba et se rattache par l'ouird à Bintou
Karamoko Fadiga. Moussa Douklé, né vers 1881, élève et
disciple tidiani des marabouts de Kankan ; Kanvali Salifou,
né vers i870,élèveetdiscipletidiani deSaranorhod'Odienné.
Guéfenso, qui a pris le nom de son fondateur, Guéfé,
est un village mixte, où l'élément animiste prédomine
considérablement. Il n'y a pas de mosquée; un marabout,
Mamadou Salifou, né vers 1872, venu de Gahoué, fait
l'école aux 4 ou 5 enfants musulmans du village.
En dehors de Man et de Guéfenso, on citera les villages
de Kouroukoro, Kamalo, Namalagondo et Dotou comme
renfermant quelques familles musulmanes, mêlées à la
masse fétichiste. Ces centres sont dépourvus de mosquée.
La troisième subdivision de Man, celle de Kouibly, est
entièrement fétichiste et sylvestre.
5. — Ouorodougou (i).
a) Généralités. — Dans l'Ouorodougou, comme dans la
région de Touba et d'Odienné, subsistent des traditions
(1) Nous avons utilisé en plusieurs endroits la monographie islamique du
cercle de l'Ouorodougou, par l'administrateur Ripert.
146 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
orales, et mêmes écrites, qui donnent des renseignements
précieux, non sur les origines de l'islamisation des familles
musulmanes (elles étaient, lors de la grande migration
Mandingue, qui peupla le Ouorodougou et les cercles
voisins, déjà musulmanes), mais sur les origines et les
causes de cette migration, tout en négligeant de parler des
Mandé fétichistes, qui, certainement, accompagnèrent,
peut-être même, en ce qui concerne les Diomandé., précé-
dèrent les familles musulmanes. Ce Tarikh que Ripert a
eu le bonheur de pouvoir se faire communiquer et dont il
a donné un résumé que nous utilisons, a un avantage
précieux: c'est qu'il situe dans le temps, l'époque de ces
migrations, avec toutefois une erreur de vingt ans sur
l'hégire, puisqu'il date notre occupation de Mankono de
l'année musulmane i33o, au lieu de i3io.
A la source de toutes les légendes qui courent dans le
pays et dont un extrait a été donné plus haut pour Koro,
il y a certainement un fonds de vérité historique, et l'on
peut retenir le principe de la colonisation musulmane de
ces hautes régions de la Côte d'Ivoire par des pèlerins
Mandé de diverses branches, qui se seraient connus dans
un voyage à La Mecque, et se seraient documentés les uns
les autres.
Il advint donc que les nommés Al-Hadji Salimou Souaré,
xMoraba Kamara, Iba Karimou Cissé, Yaya . Dandigui
(Yarhabi), Salimou Morifîng Bamba (ce dernier s'étant
quelque temps fixé à Sialenda, près du village Gouro actuel
de Gaouléka où se trouve sa tombe), son frère aîné Aliou
Morifing Bamba, Mahama Séiorho, Yssoufou Kamaraté,
Oumara Fofana, Oussoumana Sanorho, Mohamadou
Barhayorho (Tombouctou), Mahamadou Sarhonorho de
Dienné, allant à La Mecque, se rencontrèrent dans le Diaka
ou le Diara, c'est-à-dire dans le pays de Dia, et firent
route ensemble vers les Lieux saints. A leur retour, ils
furent charmés parles propos de Salimou Morifing Bamba,
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAiMIQUES I47
qui leur vanta les avantages du pays mystérieux des Kolas.
Le royaume Mandé était alors dévasté par la guerre, et
l'insécurité la plus profonde y régnait. Les Bamba, ancêtres
des Sia actuels, avaient eux-mêmes déjà dû quitter le pays.
Ils décidèrent les autres à les imiter. Sans doute, les
musulmans ne partirent pas seuls. Il est probable que déjà
ils vivaient, comme à présent, sous la souveraineté tem-
porelle de familles fétichistes, qu'ils entraînèrent avec eux.
Sans doute, également, des familles animistes, comme les
Diomandé, avaient dû également s'expatrier comme les Sia
pour venir s'installer dans le futur Ouorodougou. Les
pèlerins et leurs familles, suivant un grand fleuve (pro-
bablement le Bandama) arrivèrent en pays Baoulé (proba-
blement les Goli). La discorde se mit parmi eux: ceux
de Tombouctou et âe Dienné rentrèrent chez eux ; les
autres s'égaillèrent dans toutes les directions : les Kama-
raté, dans le Dierré actuel, les Bamba à Siélonga, une
partie dissidente des Barhayorho à Koro, les Dandigué à
Sambatiguila. Les Karamorho à Faranisso, entre Siana et
Marala. Les Gouaré à Diarha (Yorouiflé) ; les Kamara à
Faraba; les Fofana, un peu partout, mais principalement,
avec une portion des Karamorho, entre Mandono et le
Sarhala actuel, en un point que l'on montre encore, et que
l'on nomme « Béadiénia» (Tout est loin). Quelques années
s'écoulèrent, mais une guerre entre les marabouts de
Boron, et ceux de Béadiénia, auxquels s'étaient joints leurs
fétichistes respectifs, amena la destruction de Béadiéna et
la dispersion de ses habitants. Il s'écoula, d'après le Tarikh
précité, une période de 3oo ans entre la destruction de
Béadiénia et la construction du Mankono actuel, et il
s'écoula une période de 120 ans entre la fondation de
Mankono et notre installation. Ce qui mettrait l'invasion
Mandé et, par suite, l'arrivée des musulmans dans le Ouoro-
dougou, à environ 460 ans, c'est-à-dire qu'elle semble avoir
eu vraisemblablement lieu vers le milieu du quinzième
•148 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
siècle. C'est assez vraisemblable, si l'on, s'en rapporte au
«Tarikh es-Soudan ».
Ce qui est certain, c'est que, quelles que soient les sources
où l'on se documente, aussi bien dans les Tarikh musul-
mans que par les légendes des fétichistes, l'islamisation de
certaines familles était un fait accompli lors de leur
.migration dans ce pays. Comment furent-elles islamisées
dans leur pays d'origine, aucun document, aucune légende
ne l'a conservé ; mais la chose pourrait peut-être être éclaircie
par des recherches en pays mandé, dont la plupart des
familles musulmanes et fétichistes proviennent. Il est pro-
bable, sinon certain, que l'exode de nos dioula est dû à des
causes politiques et non à Tune de ces vagues d'expansion
religieuse, comme en connurent toutes les sociétés musul-
manes. C'est probablement la guerre, et les misères qu'elle
^entraîne, peut-être la surpopulation, peut-être la perspec-
tive d'un mieux-être dans cet Eldorado soudanais que fut
le Ouorodougou, peut-être tout cela ensemble, qui furent
cause de cet exode.
Unies à leur venue ici, les familles musulmanes et féti-
chistes le restèrent par la suite. Ce n'est pas que des guerres
intestines nombreuses n'aient point dévasté ce pays;- mais
elles ne furent jamais entre musulmans et animistes; des
-groupements mixtes s'opposèrent à des groupements
mixtes; souvent des groupements musulmans combattirent
avec l'aide des fétichistes, des groupements musulmans
également aidés par des « Kafir », maisjamais, semble-t-il,
il n'y eut de guerre religieuse, de propagande armée des
sectateurs du Prophète contre les incroyants, jamais même,
semble-t-il, il n'y eut, jusqu'aux Touré et àSamory, d'anta-
-gonisme entre eux.
Les populations musulmanes n'occupent pas dans le
Ouorodougou un territoire bien déterminé. A part de rares
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 14g-
exceptions, comme les villages de Madji, Gomanasso,
Djidiguibala, il n'existe pas à proprement parler de villages
entièrement islamisés. Le plus souvent les familles musul-
manes n'occupent que certains quartiers de gros villages-
les familles, que l'on trouve dans les villages moyens
et petits, n'étant le plus souvent, que des rameaux
détachés des familles installées dans les grosses agglomé-
rations.
Il convient d'ajouter que les musulmans appartiennent
tous à un petit nombre de familles de « diamou » (nom
patronymique) bieii déterminé, en d'autres termes, qu'on
ne trouve jamais, ou presque jamais, de musulmans dans
les familles généralisées de diamou fétichiste (dit « Ton-
tigui »). C'est ainsi que les diamou musulmans sont, par
ordre d'importance ;
Les Fofana, à Mankono, Tonhoulé, Oussoukra, Aoué-
togo, Kani, Mena, Djiguibala Gomanasso, Kato, etc..
Les Karamorho (branche dérivée des Fofana), à Man-
kono, Tonhoulé, Oussoukra, Gouaran-massala, Gouétego^
etc.).
Les Cissé^ à Mankono, Tonhoulé, Oussoukra, Goma-
nasso, Boron, Sarhala, Madji, Djiguibala, Bohouo, Babien ,
Gouétogo, Guiborosso, Madina, etc..
Les Barhayorho, à Séguéla, Gouaran, Mena, Barhayo-
rho, Toté, etc..
Les Méié, à Kani, Samoghoso, Sifié, Téguéla, ces derniers
étant en partie devenus fétichistes.
Les Xawiar/za/é, à Tiénigbé,Bouandougou et Samaghoso^
etc..
Les Touré, à Kani, Kato, Kangaran, Madji, Lesouenso^
Boron, etc.. .
Les Sérifou, à Kato, Kangaran, Kani, Guémanso, Man-
kono Boron, etc..
Les Seyorho (diamou équivalent à celui de Barhayorho),
à Toumono, Babadougou, etc..
l50 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIÎIE
Les Sogholocho (équivalent à Cissé), à Morondo.
Les Binante, à Séguéla, et dans le canton du Gouaran,
Les Timité/sL Ségaéla, Marhandala et Sarhala.
Les Souaré, à Guémanso, Boron, Kani et Sarhala.
Les Sarhandorho, à Bohouo et Madji.
Les Silla, à Siana.
Les Samarhasi (équivalent à Souaré), à Guémansso et
Kani.
Les Drame à Kognimarhan.
Les Bamba chez les Sia, à Toula et Kouroukourounga,
à Kani et Sarhala (une partie des Bamba de Kani et de
Sarhala est devenue fétichiste).
Les Karaboué à Tonhoulé, Dantougou, Kouroukou-
rounga; la plus grosse partie de cette famille est devenue
fétichiste ;
Les Kanaté à Bouandougou, Djoalla, Sarhala (une
grosse partie de cette famille est devenue fétichiste).
On remarquera que parmi ces familles, de diamou
musulman, 5 parmi les plus importantes, les Mété, les
Bamba, les Karaboué, les Silla et les Kanaté ont, en partie,
abandonné l'islam. Il convient d'ajouter à ces familles, la
famille des Taraoré, autrefois entièrement musulmane,
qui tout entière a abandonné la foi coranique (mis à part
les Taraoré de Boron, d'ailleurs d'origine non dioula, qui,
seuls de cette famille, ont conservé leurs croyances isla-
miques).
Bien plus, des familles peul d'origine musulmane et de
diamou « Dialo » et « Sidibé » sont devenues dans le Ouoro-
dougou, entièrement fétichistes, et ont «enterré le Coran»,
suivant l'expression dioula.
L'on voit donc, à ce seul examen des familles dioula, ins-
tallées dans ce pays, que l'islam loin d'avoir fait des
adeptes parmi les familles fétichistes, en a plutôt perdu à
leur contact. En revanche, on cite comme une anomalie
parmi les familles de diamou fétichiste, un petit groupe de
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES l5l
la famille fétichiste Soumahoro, installée en Gouaran, et
celui des Doho, musulmans du Madji. Les conversions à
l'islam sont extrêmement rares.
En résumé, il n'y a plus, sauf 8 villages, que nous
verrons plus loin, de régions d'islamisation totale dans le
Ouorodougou. Il n'y a point de cantons, même de vil-
lages, sauf les exceptions précitées, qui soient entièrement
musulmans; ces derniers, vivant toujours à l'écart des fé-
tichistes qu'ils méprisent généralement, représentent tou-
jours et partout une faible minorité, et Ton peut dire qu'ici
la non-islamisation est la règle.
Il a été dit plus haut que quelques familles (Karaboué,
Bamba, Mété, Silla, et Kamaté partiellement ; Taraoré tota-
lement), arrivées dans le pays sous l'égide du Coran, avaient,
soit en totalité, soit en partie, abandonné leur foi. Il s'agit
de bien s'entendre à ce sujet; si une branche de ces familles
a conservé la foi islamique, l'autre ne [l'a point mitigée,
comme on pourrait le croire, de superstitions animistes.
Sous l'influence du climat sans doute et de l'exemple
donné par les animistes, elle a purement et simplement
« enterré le Coran », telle est l'expression significative
dioula, c'est-à-dire qu'elle s'est affranchie de toutes les
obligations de la loi du « Livre » et qu'elle est devenue
résolument et sans esprit de retour fétichiste. C'est le cas,
à Séguéla, des gens de diamou Cissé; les exemples ne
manquent pas en d'autres villages. Et chose curieuse, qui
montre bien ce caractère tolérant de la race, et l'absence de
fanatisine de l'islam d'ici, les branches d'une même famille,
de foi différente, cohabitent souvent dans le mêm.e village,
tout en vivant toujours en bonne intelligence (Sifié, Siana,
Sarhala, Kam) ; la prépondérance politique appartenant
toujours, dans ces villages, comme partout ailleurs, à
l'élément animiste.
L'islam s'est donc montré ici singulièrement exempt de
l'esprit de prosélytisme qu'il ne manifeste d'ailleurs que
l52 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
faiblement en pays noir. Il s'est même, la chose est rare et
mérite d'être signalée, amolli et laissé entamer. De prosé-
lytisme aucun ; bien pis, une propagande en sens inverse
s'exerce à l'égard des animistes qui, ne se contentant pas
de faire quelques vagues « Salam », veulent pousser plus
loin la connaissance de Dieu et se font remarquer par la
rigidité des principes nouvellement acquis.
C'est ainsi, raconte Ripert, et le cas est typique, qu'un
chef de village Diomandé, de famille par conséquent féti-
chiste et intelligent, a été vu rechercher la société des mu-
sulmans, ce qui est rare, et se faire initier à la prière et
même aux rudiments de lecture du Coran. Sa foi de néo-
phyte, la rigidité de sa vie, la ponctualité de ses actes reli-
gieux excitèrent bientôt l'attention, d'abord, l'inquiétude
ensuite, des musulmans de race. « Ce nouveau converti
allait-il par sa conduite édifiante devenir dangereux pour
eux, en les menaçant d'une concurrence spirituelle, dou-
blée naturellement d'une concurrence matérielle? » Bien
vite, on avisa aux moyens à prendre pour l'en empêcher.
Une épizootie de péripneumonie ayant éclaté sur le chep-
tel et de nombreux cas de dysenterie ayant fait plusieurs
décès dans la population du village, les marabouts firent
venir notre homme : « Ne t'étonne donc pas, lui dirent-
ils, de voir le village soumis à la colère d'Allah. Il a bien
fait les choses et les a mises chacune à leur vraie place.
Tu as transgressé ses ordres, et tu as abandonné la foi de
tes pères à qui manifestement Dieu avait ordonné de boire
du vin de palme, de manger des viandes non sacrifiées en
son saint nom, de vivre dans une douce béatitude en
n'adorant que des cailloux, des montagnes et des arbres.
Ne t'étonne pas que tes aïeux, et Dieu lui-même, se ven-
gent sur ton village. Voilà ce que Dieu nous a révélé. »
Le soir même, à l'heure de la prière du xMaghreb, le
pauvre chef était ivre-mort dans une rue du village.
11 convient d'ajouter que les individus, appartenant à
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES j53
des familles non musulmanes, sont extrêmement rares, qui
font « salam ». On n'en peut guère citer que deux ou trois
dans le cercle, et encore leur foi n'est-elle pas bien profonde.
Un dernier fait démontrera la tolérance exceptionnelle
de l'islam ; les captifs de race animiste n'étaient jamais as-
treints chez les musulmans à embrasser la foi du Prophète.
Bien plus, les patrons toléraient difficilement les conver-
sions, craignant d'avoir les coudées moins franches à l'égard
d'un captif passé à leur foi, qu'à l'égard d'un captif Bam-
bara. Ici donc l'intérêt primait la religion. C'est souvent le
cas chez les musulmans noirs..., et chez les autres.
La population musulmane est beaucoup plus dense au
Sud qu'au Nord, dans la région de Séguéla. A part les
centres importants de Kani et de Madji, les plus grosses
agglomérations musulmanes sont au sud de la route (Mas-
sala Niéna) ou sur cette route (Siéna, Séguéla, Sifié, Man-
kono, Bonondougou, Marabadiassa). Il semble que les
marabouts venant du Nord aient été surtout attirés par
l'appât des kolas (Ouoro) et se soient pressés dans la région
du Ouorodougou proprement dit. C'est ce qui expliquerait
que l'on trouve des représentants des familles musul-
manes chez les Lo (Ténéfero, Bogologofi, Mangourougou,
Danaèye, Samba, etc.).
b) Séguéla. — On ne trouve que fort peu de musul-
mans dans les trois cantons de Karaniandougou (sauf
Madji), de Ngalakadougou et de Kéiérola.
Madji est entièrement musulman et peuplé des familles
Cissé, Touré, Fofana, Sarhandogo et Dosso. Elles sont
toutes sur le même pied social, sauf peut-être celle des
Touré, qui bénéficie d'une considération un peu supérieure
par suite du souvenir de Samory.
L'almamy est Fasri Cissé, né vers 1860, Mandé-Dioula.
Sa famille est originaire de Samatiguila. Son père, Vas-
l54 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'i VOIRE
sanda Cissé, vint le premier ici, s'y acquit une grande
renommée de piété et fut élu almamy du village. Il mou-
rut vers 1890, laissant sa succession spirituelle à son fils.
Les invasions de Samory contraignirent la plupart des gens
à se réfugiera Samatiguila,etFasri avec eux. A leur retour,
en 1898, le marabout et le chef de village, Mori Cissé,
furent les principaux artisans de la reconstitution du
centre. Fasri a une bonne instruction arabe; il fait l'école
coranique à une dizaine d'enfants. Son influence est
limitée au seul village, car les environs sont fétichistes. Il
a été affilié au tidianisme par son maître Wassara Diabi,
de Samatiguila. C'est un homme intelligent et timide, qui
jouit d'un grand renom d'honnêteté. Il est tout à fait sym-
pathique.
A signaler encore, à Aladji, un marabout étranger : Sa-
ranorho de Faraninka (Korhogo), qui a reçu le turban à
Kong et profite de cette auréole pour se faire donner des
cadeaux par les fidèles locaux.
Le canton de Nafana ne contient pas de musulmans,
sauf à Dyoalla, qui est en voie de réformation. La famille
dominante y est les Konaté, surtout fétichistes, mais dont
quelques-uns sont musulmans.
Dans le Sud, les cantons de Béréni, Tiéma et Kangui ne
renferment pas de musulmans.
En revanche, le canton fétichiste de Faniénigli contient
deux centres musulmans importants : Kani et Katogba.
Kani est un nœud de routes important au croisement
des voies commerciales, qui de Sikasso par Tombougou et
de Bougouni par Odienné descendent vers le sud, et de Sé-
guéla et de Mankono remontent vers le nord. Il n'est donc
pas étonnant d'y trouver des Dioula musulmans de toute
origine mandé. Kani est peuplé des familles musulmanes
Mété, Touré, Sérifou, Souaré, Samarkassi et Fofana. On y
trouve une branche des Mété devenue animiste. L'almamy
et maître d'école est Baba Sérifou, né vers 1870. Ces Séri-
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES l55
fou de rOuorodougou jouissent d'une certaine considéra-
tion. Cette famille prétend descendre de Choga de Tom-
bouctou, ce qui lui assure l'auréole sainle que, dans les
pays d'islam noir surtout, on accorde aux descendants du
Prophète. Baba a fait de bonnes études à Mankono, chez
Saidi Karamorho, qui l'a affilié au qadérisme, et à Boron.
Il accueillit très bien Samory et fut un des agents les plus
actifs de sa venue dansle Ouorodougou. Il était fort intime
avec Saranké Mory qu'il accompagnait partout. Vers la fin
de l'aventure, il passa à notre service et devint un de nos
bons agents. Jadis riche et influent, il jouissait d'une très
grande considération. La libération des captifs Ta ruiné et il
ne s'est jamais relevé. Il s'est endetté à partir de cette date
et de ce jour harcelé et mortifié par ses créanciers, a perdu
toute vénération et presque tous ses élèves. Il en a une
dizaine, qui viennent de Kani, de Fortotou et de Soba. Il
a conservé d'excellentes relations avec les marabouts de
Boron, chez qui il a vécu deux ans.
Trois autres petites écoles coraniques fleurissent à Kani ;
celle de Falikou Koné, Alorhadiembo Méité, et Gouan-
mourou Meité, tous trois qadrïa, et dont la clientèle scolaire
varie entre 6 et 12 élèves.
Le village de Katogba, dans le même canton, n'a qu'une
famille musulmane : les Karaboué.
Le canton du Ouattaradougou est en grande majorité fé-
tichiste ; on n'y trouve que deux villages islamisés, et en
partie seulement: Kato et Kangaran.
Kato est un village important de la route d'Odienné
àSéguéla. Il est peuplé de familles musulmanes, de diamou
Touré, Sirifou, Karaboué et Fofana et d'un important élé-
ment fétichiste, les Dosso. Trois maraboutaillons, dont les
écoles comprennent de 5 à 8 élèves, méritent une mention;
deux portent le nom de Ladji Fofana, et l'autre celui de Mor-
ho Vanli Salifou, tous trois élèves des cheikhs de Mankono.
l56 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
Kangaran est peuplé de musulmans Touré, Sérifou et
Karaboué et d'animistes Ouattara (Dosso). Un petit ma-
rabout, Va Ladji Salifou, qadri de la zaouïa de Mankono,
y fait l'école coranique à 3 ou 4 enfants.
Dans le canton de Bébala, c'est à la capitale, Séguéla,
que sont concentrés les musulmans, où ils sont à égalité
avec les fétichistes. Les familles musulmanes sont les Ba-
rhayorho, les Binante et les Timité. Les fétichistes sont
les Diomandé et les Soumahoro. La personnalité la plus
remarquable de Séguéla est Vanzoumana Barhayorho,
Mandé-Dioula, né vers 1870. Son père Ahmadou était assez
connu dans toute la Cote d'Ivoire soudanaise. Il est décédé
en 1900 et c'est Vanzoumana qui lui a succédé comme
patriarche des Barhayorho. Il fut dans sa jeunesse un par-
tisan de Samory, bien qu'habitant Koumana, dont les ha-
bitants chassèrent l'almamy. Au retour de ce dernier de
Boribana, il se déclara contre lui et fit bon accueil à nos
détachements. Il nous rendit quelques services, notamment
dans le pays Lo, où il jouissait d'une certaine influence et
la mit tout entière à notre disposition. La libération des
captifs, la terrible épizootie bovine de 191 1 ont porté un
coup sensible à sa fortune. Vanzoumana eut une excellente
réputation dans tous le Bebala, où il est très connu, et
même dans les environs immédiats de ce canton. C'est un
homme honnête et sérieux, d'un tempérament très réservé,
peu bavard et qui s'est toujours tenu à l'écart tant des Eu-
ropéens que de sa famille. Il paraît verser dans le mara-
boutisme ; son école coranique augmente annuellement et
atteint maintenant de chifl're de 21 élèves. Il achète des
livres, en recopie et se perfectionne en arabe, où il est
d'ailleurs assez érudit. Il a été affilié au tidianisme par
Khalilou Sorhologo, cheikh de Kong. Depuis 1914, il est
juge au tribunal de subdivision, mais les fonctions politi-
ques ou judiciaires ne le tententpas, dit-il, et il envie celles
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITÉS ISLAMIQUES \bj
d'almamy. Il a une fort jolie bibliothèque d'une centaine
d'ouvrages se rapportant tous à la science sacrée.
L'almamy de Séguéla est Baba Sarhoyorho, né vers i865,
et occupant cette place depuis la mort de son frère Oussou-
mana. Au temps de Samory, il s'enfuit à Koumana, où il
avait des captifs et ne revint à Séguéla qu'après notre occu-
pation. On voulait à cette date l'utiliser dans le Koumana,
où il n'était pas sans influence; ce fut en vain. Baba,
malgré son ,âge et son titre, n'est pas sérieux ; il ne jouit
d'aucune considération; sa réputation est même fortemient
entachée depuis qu'on l'a surpris en flagrant délit d'adul-
tère avec la femme de son iils. Il fait* l'école coranique à
ses fils et neveux ; il n'a d'ailleurs qu'une instruction arabe
des plus sommaires. Il se rattache au tidianisme de feu
Séko Karamoko, de Mankono.
Un dernier Sarhoyorho mérite une mention : Vassiafa,
fils de Vassatié et cousin de Vassia Soumana précité, sur
les traces de qui il marche d'ailleurs. Il est né à Séguéla,
vers i865, et n'en n'est sorti qu'en 1892-94, alors que
Saranké-Mori, fils de Samory, régnait à Séguéla. Il se
réfugia chez les Lo et y a conservé après son retour
d'excellentes relations, car c'est en partie à ses bons offices
qu'on doit la soumission du chef du Koumana. Vassiafa
paraît honnête, un peu distant. Il a perdu à peu près toute
sa fortune avec la libération des captifs et l'épizootie bovine
de 191 1. Vassiafa n'a qu'une petite instruction arabe; jadis
il la distribuait dans une école coranique d'une dizaine
d'élèves : il l'a fermée depuis plusieurs années ; il se
rattache au tidianisme par son père Amadou Barhoyorho,
et par feu Diamiatigué Taraoré, de Mankono.
Les Binante de Séguéla sont représentés par un marabout
notoire, Ladji, qui malgré son nom n'a pas fait le pèleri-
nage. Son père Amadou Binante était un cheikh très
connu du Bébala, plus notoire d'ailleurs comme chef de
guerre que comme marabout. C'est lui qui provoqua la
l58 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
venue de Samory dans le Séguélà ; il fut ainsi la cause
indirecte de tous les malheurs de ce canton, de notre occu-
pation réparatrice et de la mort du capitaine Ménard. Il
mourut vers 1894. Son fils Ladji était né vers iSyS; il
semble avoir bataillé sous les ordres de son père, lors des
guerres de Séguéla contre les gens de Massala et de Man-
kono. Notre arrivée dans le pays ne lui permit pas de
jouer le rôle important auquel il était destiné. Très orgueil-
leux, il resta longtemps à l'écart du poste, sans avoir tou-
tefoisde difficultés avec l'Administration ; ilfait aujourd'hui
l'école à temps perdu à la demi-douzaine d'enfants de sa
famille. La libération des captifs et l'épizootie bovine de
191 1 l'ont quasi ruiné, mais il trouve des ressources suffi-
santes dans le commerce local autour de Séguéla. Ladji est
un homme très intelligent, très instruit, de relations
agréables, mais il est extrêmement orgueilleux, ce qui lui
a valu des inimitiés un peu partout, il a conservé quelques
relations dans le Tiéma. Il a été affilié au qadérisme par
Youssoufou Karamorho de Massala.
Le canton fétichiste du Assoulou ne renferme qu'un
village, Siana, où l'on trouve des musulmans, en quantité
inférieure, d'ailleurs, aux fétichistes. Ce sont des Silla, dont
une branche s'est séparée de l'islam. Le marabout en vue
est Vazoumana Silla, qui fait l'école à 7 ou 8 élèves. Il est
tidiani de la zaouïa de Mankono.
Le canton du Béma est partagé entre musulmans et féti-
chistes (famille Mété), en proportions à peu près équiva-
lentes. Le chef-lieu, Sifié, ne renferme aucune personnalité
notoire.
Le Kounounigbi n'a qu'un village musulman, Kohiman,
mais là, les fils du Prophète forment la majorité. Le mara-
bout du village est Amadou Daramé, petit maître d'une
école de 10 élèves.
Le Diokala est également fétichiste, mais au village de
Massala, musulmans (Karamorho) et animistes (Taraoré)
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES iSg
se font tête. Le marabout notoire est Vakoulayé Kara-
morho, dont l'école ne dépasse guère une demi-douzaine
d'enfants et dont l'influence est circonscrite aux limites
du village.
Le Gouaran n'est pas très islamisé en soi ; mais il ren-
ferme une grande quantité de dioula de passage, partant
beaucoup de musulmans d'occasion. A Gouaran, Massala
les musulmans sont les Karamorho et les Karaboué. Les
animistes sont les Koné; à Souétogo, les musulmans sont
les Karamorho, les Fofana et les Bamba ; les animistes,
les Dosso et les Koné.
c) Avec leKoyaradougou nous sortons de la subdivision de
Séguéla pour entrer dans celle de Mankono. Ce canton est
fétichiste, sauf les deux centrées très importants d'islam de
Mankonono et de Tonhoulé.
Mankono comprend une majorité de musulmans où
dominent les Cissé, les Bamba et les Sérifou, mais surtout
les Barhayorho et les Fofana. Les Fofana sont la famille
la plus nombreuse et la plus turbulente du Ouorodogou qui
a été islamisé par les Barhayorho, il y a un siècle; ils se sont
détachés avec le temps de cette obédience et notamment de
leur maître Yousoufou Barhayorho, de Séguéla, qui
les a dirigés spirituellement au cours du dix-neuvième
siècle.
L'almamy de Mankono est Gbouaké ou Bokéri Fofana,
Mandé-Dioula, né vers i856. Son père Ahmadou Fofana,
ancien almamy, a laissé une renommée considérable dans
toute la région. 11 avait remplacé Ahmadou Karamorho
dans cette charge d'almamy de Mankono et avec lui s'est
établie la tradition qu'elle ne devait pas sortir de la famille
Fofana. Ahmadou mourut vers iSyS, un de ses frères ou
cousins, Mfalli Tiérékoni, né vers 1825, lui succéda et se fît
aussi une grande réputation de sagesse et de science.
Ahmadou laissait deux fils: Vakouali et Bokéri. Vakouali
l60 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
joua un rôle avec Samory que, comme tous les musulmans,
il accueillit avec joie. Il mourut en 1898, laissant la place
d'almany à son frère, Bokéri qui, à celte même date, deve-
nait aveugle. Bokéri, alors très influent, nous aida beau-
coupàramenerlecalme dans la région. Aujourd'hui sa cécité
l'a rejetécomplètement à l'écart ; il se confine dans sa charge
d'almamy et dans son enseignement coranique (i5 à
20 élèves), et, si l'on a toujours pour lui une grande véné-
ration, on ne l'écoute plus guère. Son nom est connu dans
toute la Haute Côte d'Ivoire. C'est au demeurant un vieil-
lard très sympathique et intelligent, qui se replie peu à
peu sur lui-même et se fait suppléer par son fils Vanzou-
mana. Il est le disciple qadri de son père et l'élève coranique
de Lassana Karamorho d'Oussoukra. Il a une jolie biblio-
thèque de 120 à i3o ouvrages arabes.
Un autre Fofana, également fort intelligent, instruit et
estimé, est Vanli Oulé Fofana, né vers 1860, à Mankono,
et élève de Saïdi Karamorho. Son père Moussa Fofana, très
connu dans la région de Kong, mourut vers 1870. Son
frère aîné, Béma Oulé, représentant la famille, Vanli
n'avait aucun rôle à jouer; il se livra donc au commerce,
restant souvent et longtemps absent de Mankono, visitant
tous les marchés du Sud, trafiquant avec une habileté qui
lui a acquis une grosse fortune. Il lui arriva en 1901, une
histoire désagréable. Il fut nettement accusé d'avoir entre-
tenu des relations hostiles à notre cause avec les popu-
lations rebelles de Diorolé, de Dantougou et du Koumana,
du sud de Séguéla-Mankono, et d'avoir averti les habitants
de ces villages de nos projets à leur égard et des mouve-
ments offensifs dirigés contre eux. Il fut alors envoyé en
résidence obligatoire à Dabakala. Deux ans plus tard, sur
la sollicitation de ses coreligionnaires, on lui fît grâce
sous le prétexte assez amusant qu'il n'avait pas agi par
hostilité personnelle à notre égard, mais pour sauvegarder
les intérêts de son commerce. Le chef du Koyaradougou
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES l6l
consulté avait simplement répondu : « L'homme n'a pas
deux tètes ; il n'en n'a qu'une et tient à la conserver. Falli
a juré sur le Coran de servir la France, de m'obéir, et
d'appuyer mon autorité ; il n'a pas du faire cela à la
légère. »
Revenu à Mankono, Vanli a repris avec ardeur ses opé-
rations commerciales. Aujourd'hui encore il emploie ses
huit femmes au trafic des kolas.
En 19 12, son frère Béma fut dépossédé de ses fonctions
de chef de famille par suite de ses exactions, et fut remplacé
par Vanli. C'est donc lui qui dirige aujourd'hui les desti-
nées de la famille. Il a une très bonne instruction arabe,
ne pratique pas l'enseignement, est assesseur au tribunal
de subdivision de Mankono. Son habileté ne va pas sans
quelques intrigues. En 1914-1915, il se mita la tête d'une
cabale de musulmans de Mankono pour renverser le chef
du Koyaradougou et mettre un des leurs à sa place. Cette
campagne qui n'aboutit pas causa quelque perturbation
dans le canton.
La famille Mandé-Dioula des Karamorho de Mankono,
bien que ne fournissant pas les almamy du village, a tou-
jours compté parmi les plus religieuses du pays mandé.
Elle est représentée par deux personnages de valeur: Saidi
et Kansana. Saidi, dit Mamadi Karamorho, du nom de sa
mère Mama, est né vers 1868. Il est le fils d'un très grand
marabout local, Falikou, dit Ahmadou, mort à Kani vers
1878. On venait de tous les points de la région, et jusque
de Kankan, poursuivre ses leçons. Saidi, élevé dans ce
milieu, a hérité partiellement de cette infîuence et l'a déve-
loppée par ses propres moyens. Il a fait de très bonnes
études, tant auprès des marabouts locaux, que du célèbre
Kafoumba Kong, marabout de Beyla, venu à Mankono. 11
fit un excellent accueil à Samory, à son premiers passage,
et lui plut beaucoup ; Samory voulut faire de lui son con-
seiller et l'emmener à Kong, mais Saidi refusa, etse confina
II
l62' ÉTUDES SUR LISLAM EN COTE d'iVOIRE
volontairement dans une attitude effacée. Il reçut les
Français avec sympathie et contribua puissamment à
ramener le calme dans la région, en faisant rentrer la
famille Karamorho qui s'était enfuie du village. II a
continué par la suite ces excellentes relations avec les
Européens. On l'a souvent vu au poste, aidant par sa grande
influence à la solution des difficultés locales, ou nous assis-
tant dans la pénétration de la forêt. En igiS, il nous
adressait la salutation suivante en arabe : « Oui, je salue
votre drapeau, O Français 1... Oui, votre drapeau est notre
drapeau. Nous ne cessons pas de vivre à l'ombre de votre
drapeau. Nous vous aimons, O Gouvernement français.
Nous sommes sous votre domination et n'en sortirons
jamais. »
C'est aujourd'hui un personnage riche, considéré, le
marabout le plus connu et probablement le plus influent
du Ouorodougou ; on le représente comme le futur
almamy. Intelligent, très ouvert, curieux de toutes choses,
extrêmement sympathique, c'est vraiment un esprit
remarquablement doué. Ses qualités se développent aussi
bien dans le domaine moral, car chefs et administrés,
musulmans et fétichistes, ont recours souvent à lui, à ses
conseils, à sa bourse, que dans le domaine matériel: on
le voit en effet dans les champs, dirigeant lui-même les
travaux de ses lougans et surveillant tout de près. Ses con-
naissances d'arabe dépassent la moyenne; il a été affilié au
qadérisme par son oncle Soumaila Karamorho, disciple
du père de Saidi. Il en a aussi reçu le turban. Il est lui-
même moqaddem qadri et a distribué l'ouird, à la date de
1917, à 23 talibés, dont 12 de Mankono, 3 de Séguéla,
4 de Kanjaran et du Ouattaradougou, 3 de Kamiéné, i de
Marhandela.
Son école comprend de 26 à 60 élèves, qui viennent de
tous les points de la subdivision, mais surtout de Mankono.
Il' est généralement assisté de 2 ou 3 moniteurs. Lui-même
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES l63
fait parfois un petit cours de grammaire ou de théologie
aux plus âgés. Sa bibliothèque est certainement la plus belle
de la Côte d'Ivoire. Elle dépasse 200 volumes. Aux beaux
jours de l'islam, Saidi Karamorho fût certainement devenu
un grand homme soudanais.
Le second Karamorho notoire de Mankono, Kansana,
est beaucoup plus effacé. Il est considéré comme un excel-
lent maître local et donne l'enseignement coranique à une
vingtaine d'enfants. Il a aussi une jolie bibliothèque :
5o volumes environ. Comme son cousin Saidi, il relève du
qadérisme d'Ahmadou Karamorho.
En somme, Mankono semble actuellement par le nombre
et la valeur de ses personnages, tenir le rôle de métropole
d'islam de la haute Côte d'Ivoire; on ne voit guère que
Bondoukou qui puisse lui tenir tête. Ce sont ses marabouts
qui donnent le ton; c'est à leurs lumières qu'on a recours
dans les discussions théologiques, cultuelles ou rituelles;
ils indiquent le début et la fin du jeûne, le processus des
fêtes, le choix des lectures, les sujets de prône ; c'est à eux
qu'on s'adresse pour élucider un hadith obscur. Mankono
possède une élégante mosquée-cathédrale (Diamiou) dans
le style soudanais. En voici les origines d'après Ripert.
Lorsque le village de Mankono fut construit, le nommé
Ladri Kassama, venu du Fouta Djallon, et qui avait déjà
désigné l'emplacement où devait être bâti le village,
demanda à des gens de Mankono, qui étaient allés le con-
sulter à Koro : « Les cases du village ont-elles atteint la
crête du plateau? — Pas encore, répondirent les fidèles.
— Construisez une mosquée, répliqua Ladri Kassama, et
votre village deviendra prospère et s'accroîtra. » Il désigna
un certain Kanraséko Karamorho pour être le premier
al^namy du village. La mosquée fut construite par ledit
Kanraséko et par Yamissa Fofana sur le modèle de la
mosquée de Dienné indiqué par Ladri Kassama. Tous les
marabouts du pays y travaillèrent, aidés même par les féti-
164 ÉTL'DES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
chistes. Cette mosquée compte aujourd'hui un siècle.
L'autre mosquée de Mankono, celle du quartier de Morio
(Diamiou Karamorho), fut édifiée en janvier 191 1 par les
seuls gens du quartier de Morio. Elle donna lieu à une
curieuse discussion dogmatique entre musulmans, sous le
prétexte, exact d'ailleurs, qu'il est de tradition consacrée
par les jugements de nombreux jurisconsultes musulmans
qu'il ne doit y avoir qu'une seule mosquée-cathédrale dans
une communauté musulmane. De plus, les Fofana, gar-
diens de la grande mosquée, pensaient que les gens de
Morio abandonneraient lamosquée cathédrale le jour où ils
posséderaient une mosquée aussi considérable. Les choses
menaçaient de mal tourner : des disputes incessantes écla-
tèrent entre les deux quartiers. Après maints palabres,
l'autorité française réussit à les mettre d'accord ; tous se
mirent alors avec fureur à la construction de cette mosquée,
qui fut terminée en un mois; les fétichistes s'abstinrent.
A To7z/20u/é, on retrouve les familles musulmanes Mandé-
Dioula : Fofana, Karamorho et Cissé, ainsi que les féti-
chistes Dosso et Karabuoé.
Trois marabouts sont à signaler, qui réunissent une
population scolaire d'une soixantaine d'enfants.
Le plus connu est Lancina Cissé, né vers i865, fils de
Morombo. Ce dernier, mort vers 1870, était l'almamy
local ; il laissa sa charge à son fils aine Bekono, qui, à sa
mort vers 1890, la laissa à son tour à son frère Lancina.
Ces Cissé de Tonhoulé proviennent des Cissé de Djigui-
bala(Séguéla), et par delà, suivant la légende, du Ouassou-
lou. Lancina, qui était allé faire ses études à Kong, en
revint avant l'arrivée de Samory. Il ne fut pas inquiété
par l'almamy, lors de son passage ; il s'enfuit au Soudan
par la suite, ne revint au pays que lorsque la chute de
l'almamy fut imminente, et comme tous les Dioula de
Ouorodougou, il se montra très réservé pendant sa re-
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES l65
traite. Depuis 1898, il s'est consacré à l'enseignement et
y a réussi. Il a une vingtaine d'élèves et une quinzaine de
talibés. Lui-même a reçu l'affiliation qadrïa de Saidi Kara-
morho de Mankono; mais c'est de Kong qu'il a rapporté
son turban. Ce fut Karambo Saranorho qui le lui conféra.
Lancina est riche de femmes, d'enfants, de bœufs et de
lougans. Il jouit d'une excellente renommée dans la région
de Mankono ; c'est un excellent homme et qui semble
dévoué.
Lancina Karamorho est le chef de cette famille à Ton-
houlé et l'almamy alterné du village avec Lancina Cissé. Il
est né vers 1862; son frère, Bélékoro Oulé, est mort
vers 1890. Cette famille est une branche cadette des Kara-
morho de Mankono; elle serait, d'après la tradition, origi-
naire de Tombouctou. A l'arrivée de Samorv, Lancina se
réfugia chez les fétichistes Mona de la forêt, et n'en revint
qu'après l'occupation française. Il s'est toujours montré
réservé à notre égard, mais a toutefois rendu des services,
lors de notre pénétration chez les Sia et les Mona, en 1902.
C'est un homme intelligent, ouvert, fort instruit en arabe
littéraire. Nommé juge au tribunal de cercle, il y rend de
réels services et s'acquitte de sa tâche avec un tact et une
équité tout à fait louables. Il a reçu le turban et l'affilia-
tion qadrïa du marabout Bakari Soghologho de Kong. Il
fait l'école à une vingtaine d'enfants du pays. Sa biblio-
thèque comprend une cinquantaine de volumes.
A signaler encore à Tonhoulé un marabout de moindre
envergure, Va Souleymana Karamorho, maître d'une
école d'une quinzaine d'enfants. C'est un qadri de l'école
locale.
Oussow/tou/a (ou Oussouhoura) renferme des musulmans
Cissé, Karamorho et P'ofana; des fétichistes Dosso, et des
branches des Karamorho et Fofana revenues à l'animisme.
L'enseignement est entre les mains de trois membres de la
l66 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
famille Karamorho ; Tili, le plus notoire, avec une tren-
taine d'élèves; Mamadouavec une vingtaine, Oussoumana
avec une dizaine d'élèves. Ils sont tous trois qadrïa et
relèvent de Lancina KaramorJio.
Le canton Dierré, en majorité fétichiste, renferme deux
centres d'islam ; Bouandougou et Marabadiassa.
Bouandougou, étape importante sur la route de Mankono
à Marabadiassa, est peuplé de Kamarhaté et de quelques
Seiorho et Karamorho, tous musulmans Mandé Dioula.
On n'y trouve pour ainsi dire pas de fétichistes.
Cette famille des Kamarhaté, comme celle des Barhayo-
rho, est originaire de Tombouctou. Les deux familles y
entretenaient, disent-elles, des relations suivies, qui ont
cessé, lorsqu'elles sont venues dans la région. On cite un
Kamarhaté, mort et enterré à Tombouctou, qui aurait fait
le pèlerinage de la Mecque.
Les Kamarhaté fondèrent le village de Sendou, à
proximité de Bouandougou, et en furent chassés par les
fétichistes. Ils vinrent alors demander asile aux Kandé, an-
cêtres du chef de canton actuel, et s'installèrent à Bouan-
dougou. Cet établissement remonterait à treize générations,
soit au seizième siècle.
Bouandougou a une jolie mosquée, de style soudanais,
de i3 mètres de long sur 8 de large. Il existe aussi, en
dehors du village, un tombeau, entouré d'un mur en terre
bien entretenu. C'est celui d'un Kamarhaté, resté cé-
lèbre par sa douceur et sa science. On y va en pèlerinage,
mais la tradition ne relate rien de miraculeux à son sujet.
Le plus connu des marabouts actuels est Bakandian (ou
Vakandiaye) Kamarhaté, dont l'école comprend en per-
manence de 3o à 5o élèves. Né vers 1860, il est le fils
d'un marabout connu de la région, Daoudou, mort vers
1860. Il laissa deux fils : Ahmadou, mort vers 1890, et
Bakandian. Celui-ci a été l'élève et le disciple qadri de son
GROUPEMENTS ET INUIVIUUALITÉS ISLAMIQUES 1 6/
frère et lui a succédé à sa mort, vers 1890. Il possède une
belle bibliothèque de 5o volumes. Son instruction est fort
étendue, et il passe pour le marabout le plus instruit du can-
ton et des cantons voisins. Il s'occupe beaucoup d'élevage
et de plantations, et possède des richesses considérables.
L'almamy du village, depuis plus d'un quart de siècle,
est Bamaoulé Kamarhaté (ditBamouroullaye), né vers i85o.
Son père Vassiafa jouissait d'une certaine réputation et fut
jusqu'à sa mort, vers 1870, almamy de Bouandougou.
Cette charge est d'ailleurs héréditaire dans la famille,
depuis trois ou quatre siècles que les Kamarhaté sont venus
du pays mandé s'installer ici. Lors des guerres de Samory,
ni Bamouroullaye ni lessiens ne furent inquiétés ; ce furent
les fétichistes qui firent les frais des razzias. Lorsque Sa-
mory se fut installé à Boribana, les gens de Bouandougou
et leur almamy fréquentaient le nouveau centre et l'appro-
visionnaient d'armes de traite et de poudre, achetées à
Bondougou et à Krinjabo. Lors de l'arrivée de nos troupes,
ils s'enfuirent tous et ne revinrent qu'après avoir été remis
en confiance. Le rôle de médiateur échut d'ailleurs à
Bakandian, beaucoup plus qu'à Bamouroullaye, qui, d'in-
telligence médiocre, semble se désintéresser des affaires de
la communauté musulmane. Il a à son école une ving-
taine d'élèves coraniques.
A signaler un dernier Karamorho, maître d'école de
moindre envergure. Va Fémourou, qui n'a qu'une dizaine
d'élèves. Il est aussi qadri et se rattache à l'école de Kong.
Marabadiassa est un centre important d'islam, sis sur le
Bandama Blanc, à la limite exacte des cercles de l'Ouoro-
dougou, des Tagouana et de Bouaké. Aussi a-t-il relevé
tantôt de l'un, tantôt de l'autre de ces cercles. Bien qu'au-
jourd'hui il relève de Bouaké, c'est dans le cercle de l'Ouoro-
dougou qu'il sera étudié, car c'est de l'islam général
Mandé-Dioula qu'il relève. C'est le dernier coin islamique
dans la masse des Senoufo et Tagouana.
k
l68 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
Sept ou huit marabouts mandé-dioula se partagent une
clientèle scolaire de 60 à 80 enfants. Ce sont : Abdoullaye
Haidara, Mori Touré, Saguidi Kamarhaté, le plus réputé
de tous; Ahiba Kamara, tous qadrïa; Baba Cissé, Adama
Barhayorho, Bamako Touré^, Youssoufou Touré, tous tidia-
nïa. Le village possède une mosquée de banco au toit de
chaume dont la construction est assez ancienne.
Toumono est un petit village, peuplé mi-partie de féti-
chistes, mi-partie de Seyorho, musulmans. Un seul mara-
bout mérite une mention : Va Féma Seyorho, qui dirige une
école coranique d'une dizaine d'enfants. C'est un qadri, élève
et disciple d'un marabout local, Youssoufou Seyorho. Ce
village s'est fait remarquer, lors de la réfection de sa mos-
quée, par une querelle religieuse analogue à celle de
Mankono. Ce même différend, relate Ripert, fut rendu plus
curieux encore par l'attitude de la population fétichiste,
qui épousa, sous couleur de dogme, la querelle du descen-
dant du fondateur de la première mosquée, actuellement
en ruines. Elle prétendait imposer à la communauté l'obli-
gation de reconstruire la mosquée sur les ruines de l'an-
cienne, en se basant exactement, d'ailleurs, sur des déci-
sions de jurisconsultes célèbres. Après de multiples
querelles, qui déchirèrent le village, l'autorité française
offrit ses bons offices. Elle réunit à son tour des « fetoua»
de jurisconcuites aussi célèbres, et contredisant les pre-
miers. Bref, l'accord se fit, et la mosquée fut bâtie sur un
nouvel emplacement, sur le modèle de celle de Mankono,
avec l'aide de tous les musulmans locaux. Les fétichistes
s'abstinrent^ encore de tout travail. Cette mosquée fut ter-
minée en fin de 1910.
Dans le canton de Yoronighi, on trouve au milieu d'une
population fétichiste deux centres musulmans, Gouame-
nasso et Tiéningoué.
Le premier, dit aussi Gbamanasso, est peuplé de Cissé,
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 1 69
de Touré, de Fofana et de Daw musulmans. II y a fort
peu de fétichistes, deux noms méritent une mention : Séko
Touré et Sék.o Gissé.
Séko Touré, ciief du village Mandé-Dioula, est né vers
1870. Il est le fils de Vasoumana Touré, chef et almamy
de Gbamanasso, qui est mort vers 1892, laissant une cer-
taine réputation. Son fils, dont la grand'mère était Senoufo,
lui a succédé, au moment du passage de Samory.
Il vit son village rasé, fut pris et envoyé comme captif à
Kankan, où il perfectionna ses études. De retour dans le
pays, il prit nettement parti pour notre cause et partit lui-
même à Mankono à la rencontre des premiers tirailleurs
qui occupèrent le village. Depuis ce temps, il a montré le
plus grand loyalisme. C'est un homme fort intelligent, qui
vit retiré dans son village et l'administre d'une façon par-
faite. Séko s'est enrichi dans les cultures et l'élevage des
bovins. Il n'a qu'une instruction médiocre, encore que les
marabouts de Kong, et notamment Karamoko Ahmadou
Salifou, lui aient solennellement conféré le turban et l'aient
affilié au tidianisme. 11 fait l'école coranique à une dou-
zaine d'enfants, soit du village, soit de Sarhala. Il est en
réalité plus comnierçant que marabout. Il jouit d'une excel-
lente réputation et entretient de bonnes relations avec
les chefs voisins, surtout ceux du nord de l'Ouoro-
dougou.
Séko Gissé, Mandé-Dioula, son collègue, a beaucoup
moins d'influence. G'est un petit maître d'école, qui fait la
classe à une dizaine d'enfants; il est qadri par son père
Alioun Gissé. Il est almamy du village.
Tiéningoué (ou Tienigbé) est peuplé à peu près unique-
ment de Kamarhaté musulmans. Leur chef et almamy est
Ba Kongoué Kamarhaté, qui fait l'école à une vingtaine
d'enfants. Il a reçu le turban et a été affilié au qadérisme
sur place par Mandjiana Kamarhaté. Il n'est pas sans une
petite instruction et possède une caisse de 20 ou 25 livres.
IJO ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
Le canton de Sarhala, à peu près fétichiste, ne renferme
qu'un centre musulman, Sarhala même; et encore les ani-
mistes (familles Kanaté, qui est une branche infidèle à
l'islam, Bamba et Kamarholo) prédominent-ils. Les musul-
mans appartiennent aux famille Kanaté, Touré, Timité,
Bamba, et Cissé. Un seul nom émerge, Laminé Bar-
hayorho, qui a fait ses études chez Va Sindou Timité, à
Séguéla, et en a reçu le turban. Il a une dizaine d'élèves
environ.
Le canton de Sia, fétichist-e dans son ensemble, renferme
un centre, Toulé, peuplé de Bamba tous musulmans.
Le Kaniénié^ fétichiste aussi, ne renferme que quelques
musulmans de famille Kamarhaté, à Kaniénié même.
Aucune personnalité ne mérite de mention.
Le canton de Boron est, chef et administrés, à peu près
entièrement musulman (familles Touré, Sérifou, Cissé,
Souaré, Taraoré, Sarhandorho, Bamba, Karissi, Daw). A
peine trouve-t-on quelques fétichistes vers le nord, vers
Kadioka, mais l'on est déjà sur le territoire de Korhogo
(famille Ouattara et Koné).
Boron, le chef-lieu, centre important de la route de
Mankono à Korhogo et au Soudan, est une métropole
d'islam, où depuis plusieurs générations, on vient achever
et perfectionner ses études. La mosquée de Boron passe
pour la plus ancienne du pays. C'est la « Diouma » du
canton. Elle mesure 12 mètres sur 6, et 4 de hauteur. Le
cloisonnement classique la partage en nefs. Elle est
blanchie à la chaux intérieurement et extérieurement. Elle
est entourée d'une enceinte de 2 m. 5o de hauteur. Sa
construction remonte certainement à plusieurs siècles.
Elle a toujours été maintenue en excellent état, et on la
réfectionne dès la fin des pluies. On voit à côté de cet
édifice le tombeau d'un saint homme, Al-Hadji Saranorho,
né vers i855, mort à la fin du siècle, en son vivant
almamy de Boron et grand chasseur de captifs.
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES I7I
Deux personnages méritent une mention à l'heure
•actuelle : Ba Fétigué Touré, maître de l'école la plus floris-
sante (i5 élèves), et Ba Fétigué Taraolé, l'almamy, plus
-connu. Celui-ci, mandé-dioula, né vers i858 à Boron, est
d'une famille de marabouts. Son père Konalé et son
grand-père ont laissé une certaine réputation. Son frère,
Alfa Taraoré, fut almamy avant lui et était très connu
dans toute la région. Ba Fétigué est intelligent, mais peu
instruit; il lit péniblement l'arabe et fait la classe pour rire
à deux enfants!... Il est surtout commerçant et gagne lar-
gement sa vie dans le trafic des kolas. Il a reçu l'ouird
de Vamourou Touré, marabout de Boron, mort vers
J905.
Citons enfin pour terminer les villages, peuplés de
musulmans et de fétichistes, mêlés, et où l'islam subit de
singulières déformations : Guémanso, familles musulmanes
Souaré et Serifou ; animistes Dosso et Koné ; Toté, musul-
mans, Barhayorho ; animistes, Koné et Diomandé ;
Dioalla, musulmans, Kanaté (rares) ; animistes Kanaté.
Les Kanaté, jadis musulmans, aujourd'hui fétichistes,
semblent revenir depuis notre occupation à la religion
du Prophète ; Lesounso, musulmans, Cissé et Touré ;
-animistes, Bamba ; Guiboî^osso, musulmans, Cissé et Dosso
r(famille détachées de celle de Madji) ; animistes, Diomandé,
Koné et Dosso ; Kongoasso, quelques musulmans Bamba
et Karaboué ; animistes Baghaté et Bamba; Marhandala^
musulmans, Timité; animistes, Tioulé. Ce centre, jadis
très fréquenté, tend à disparaître depuis le passage des
bandes de Samory. Plus de mosquée. Une petite école seule
•subsiste encore; Morondo, Musulmans, Saghologho ; ani-
mistes Koné. Aucun nom dans toutes ces familles n'est
digne de mention, sauf peut-être celui de Ahmadou Sogho-
logho, de Kong par la naissance et le turban, mais fixé à
demeure à Morondo.
172 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIBE
6. — Korhogo.
La subdivision de Korhogo, incluse actuellement dans
le cercle de Kong, le chef-lieu du cercle étant d'ailleurs à
Korhogo, comprend iio.ooo imposés, soit 160.000 habi-
tants environ. Les trois quarts sont Senoufo et animistes. Un
quart, soit 40.000 âmes, est musulman et Mandé-Dioula.
Korhogo comprend deux agglomérations : Korhogo-ville
et Koko. Celle-ci, dont le sens est : « derrière le marigot »,
est le véritable centre islamique avec d'ailleurs des quartiers
sénoufo. Korhogo-ville, dont le sens est : « l'endroit
déboisé », est le village Senoufo et animiste, le siège de
Gbon Koulibaly, chef de canton qui, lui, se dit musulman.
Les deux agglomérations ont leur mosquée : Koko, la
mosquée des Mandé-Dioula qui est en môme temps la
mosquée-cathédrale (Diouma) ; Korhogo-ville, la chapelle
de Gbon.
La chapelle de Gbon n'a qu'une minime importance ;
mais la mosquée de Koko est une grande bâtisse de
20 mètres de côté, dans le modèle des mosquées souda-
naises, avec contreforts de pisé. Elle est beaucoup trop
grande pour le nombre et le zèle de ses habitants, et on ne
se sent plus le courage de relever tout un côté qui tombe
en ruines. On va donc la réduire à des proportions plus
modestes. On rappelle avec satisfaction dans le pays que
c'est à Maurice Delafosse, dont le souvenir est resté très
vivant dans toute la région, qu'est due l'initiative de cette
construction.
Korhogo, fondé comme poste administratif en février-
mars 1903, devint le chef-lieu de la circonscription de
Bandana le i""" mai suivant et le chef-lieu du cercle de
Kong, ce qu'il est toujours, le i^"" juin igoS.
L'agglomération, qui comprenait 2.000 habitants, en
comprend aujourd'hui 3. 000 environ.
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES IjZ
La subdivision de Korhogo compte un certain nombre
de personnages notoires:
A tout seigneur tout honneur : la personnalité en vedette
est Gbon Koulibaly, chef du canton de Korhogo, dit Kiem-
bara. Il est né vers 1868 et a succédé vers 1892 dans son
commandement à son père, Soubakano, décédé. Il dut
presque aussitôt prendre la fuite devant les bandes de
Samory, se réfugia à Sikasso, auprès de Babemba, et
revint chez lui, en iSgS, lors de l'arrivée des Français. Il fut
aussitôt confirmé dans son commandement et rendit de
précieux services pour la reconstitution du pays. Gbon
possède en effet une très grande autorité dans son canton
de 112 villages et de ig.3oo imposés dont 17.600 Senoufo
animistes et 1.700 Mandé Dioula musulmans. Quant à
ses voisins, s'il n'exerce sur eux aucun droit de suzeraineté
effectif, il est tout de même leur guide; il donne le ton et
sert d'exemple. Il a eu maintes fois l'occasion de nous
rendre des services auprès de tel ou tel chef Senoufo et ne
demande qu'à mettre son influence à notre disposition.
Gbon a montré, dès le début de la guerre, qu'il s'agisse de
fournitures de graines ou de coton, ou de recrutement de
tirailleurs, la meilleure volonté; aussi a-t-il reçu succes-
sivement le Mérite agricole et la Légion d'honneur.
C'est avec une grande surprise qu'on a appris, il y a
quelques. années, que ce chef Senoufo tendait vers l'islam.
Aujourd'hui il se dit, non sans quelque hésitation, musul-
man. Il est de fait qu'avec son ignorance complète des
choses de l'islam, y compris la prière élémentaire, qu'il ne
fait que rarement et mal, avec son inobservance du jeûne,
avec ses vingt-cinq femmes il n'a rien d'un musulman,
même médiocre. Il préside au surplus le tribunal de sub-
division animiste et juge au point de vue de la coutume.
Cette situation a attiré bien à tort des observations d'un
inspecteur des Colonies. La religion de Gbon, si on peut
appeler religion ses velléités islamiques, importe peu; c'est
174 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
l'application de la coutume senoufo qui doit tout primer et
il faut simplement veiller à ce que les marabouts, ses con-
seillers et chapelains, n'appliquent pas sous son couvert,
aux Senoufo animistes le droit coutumier islamisé des
mandé-dioula.
L'exemple de Gbon est troublant; il a pu séduire quel-
ques-uns de ses administrés et les amener avec lui au « sa-
lam ». Qu'adviendra-t-il ? l'islam gagnera-t-il le peuple
senoufo par ses chefs?
C'est dans la famille desSoumaré qu'on trouve les mara-
bouts les plus distingués et les plus instruits de Korhogo et
même de la région. L'ancêtre, Ibrahima, Sarakollé de Bakel,
né vers i836, vint ici en 1860 pour y commercer ; après di-
verses pérégrinations, il finit par s'installer à Nambigné et
y ouvrit une école coranique. Il y est mort en 1918. Dequis
plusieurs années, il était suppléé par son fils Mamadou.
Mamadou Soumaré, né vers 1882, s'est installé à Korhogo
et y commerça. C'est un arabisant des plus distingués, le
seul à vrai dire de toute la haute Côte d'Ivoire qui puisse
soutenir facilement une conversation en arabe littéraire, et
qui possède une culture islamique très générale. C'est, de
plus, un homme intelligent et dévoué. Il se rattache au tidia-
nismeomari par son père, son oncle Fodé Ladji Daramé de
Bakel, Cheikh Ibrahima Diallo de Kaédi, et Fodé Mamadou
Ane de Bakel, disciple du grand Torodo. Souleyman Sou-
maré, cousin de Mamadou, est interprète au bureau du
cercle. C'est aussi un bon arabisant et un serviteur dévoué.
Anzoumana Souaré, Dioula, né vers i83o, mort
le 26 mars 1910, était une des vieilles et plus sympathiques
figures de Korhogo, dont il était l'almamy depuis un quart
de siècle. Son grand-père, Ladji Souaré, était originaire du
Kiaka (Macina). A son retour du pèlerinage, à la fin du
dix-huitième siècle, il s'installa à Kong, s'y maria y fit
souche. Son fils aîné, Karamoko Abou, fut un personnage
connu de Kong. Anzoumana, fils de Karamoko, fit ses
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES lyS
études à Kong, voyagea beaucoup, et finalement s'installa
vers 1870 à Korhogo. Son enseignement coranique, très
renommé chez les Dioula du cercle, sa petite bibliothèque,
sa connaissance relative de l'arabe lui avaient valu une ré-
putation de savant dans toute la région. Il n'était plus
appelé que « Ségué », le cheikh. C'est par lui, semble-t-il,
que Gbon a été attiré à l'islam. Anzoumana a laissé deux
fils : Fadibi, né vers 1870, et Mori Ba, né vers 1872. Grands
dioula tous les deux, ils sont le plus souvent, surtout le
second, sur les routes du Soudan ou de la Côte d'Ivoire.
Fadibi dirige depuis 20 ans l'école coranique, que son père
âgé, quasi aveugle, lui avait abandonné. C'est lui qui, après
son père, remplit les fonctions de chapelain de Gbon. Cette
famille relève du qadérisme de l'école de Kadicha.
Karamoko Ali Fofana, Dioula, né vers 1869, était un
marabout considéré de Koko, originaire de Faraninga, sans
grande instruction ; il dirigeait une école d'une demi-
douzaine d'élèves, insuflisante d'ailleurs à le faire vivre,
car c'était son frère, tisserand, qui pourvoyait à ses besoins.
En 191 3, à la mort de Ségué Soumaré, il fut élu par ses
coreligionnaires almamy de la diouma locale. Malade, quasi
aveugle, il dut se retirer en 1916 et ne tarda pas à mourir.
Il n'avait pas d'affiliation.
Anzoumana Diani, vers 1872, à Bobo Dioulasso, est
d'une famille Dioula, originaire de Kong. Son père Ouma-
rou Diani était un marabout de renom. Dans le lointain,
Mohamdi Diani, père de Ibrahima, père d'Anzoumana,
père d'Oumarou était un marka de Dia, venu s'établir à
Kong au dix-huitième siècle. Anzoumana a beaucoup
voyagé dans sa jeunessse; c'est ainsi qu'au cours d'un de
ces voyages, il reçut à Dienné l'affiliation qadrïa d'un ma-
rabout marka du cru. Cheikh Omar. Celui-ci, par Almamy
Hamadou de Ségou, Almamy Qassim de Ségou, et Cheikh
Abdoul-Qadir se rattachait au Cheikh Bekkaï des Kounta
(f i865), dont le souvenir est encore si vivace dans la
176 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'ivOIRE
moyenne vallée du Niger. Anzoumana s'est tassé sur ses
vieux jours. Il cultivée ses lougans, ou emploie ses servi-
teurs à faire du colportage; il dirige à temps perdu une
petite école coranique ; sa science arabe, médiocre d'ail-
leurs, lui a valu d'être longtemps le coadjuteur des deux
derniers almamvs de Korhogo, que leur âge et leur état de
santé tenaient écartés des cérémonies. Il a fini par les rem-
placer en 1916. Il jouit de l'estime générale. C'est un
homme sympathique. Son filsBa Sirima, né vers 1870, est
venu avec son père à Korhogo en 1884. Il fait le cultivateur
et le commerçant. Il n'a pas d'affiliation et déclare n'en avoir
pas besoin pour l'instant. Il est assesseur au tribunal de sub-
division. Amara Diani, cousin de Ba Sirima, né vers 1875,
fils d'Ibrahima, est cultivateur et commerçant; il s'affi-
liera bientôt au qadérisme de son oncle.
Al-Hadji Konaté, Dioula de Koko, né vers 1860, est tour
à tour commerçant, cultivateur et maître d'école. C'est un
personnage secondaire de la suite spirituelle d'Anzoumané.
Mostafa Cissé, Dioula, né vers 1870, à Koko, est l'almamy
des jours de fêtes de la diouma depuis 191 7. Il se dit fils
de Mori, fils de Mostafa, fils de Ba Karamoko, fils de Cissé
Koro, qui fut le premier qui vint du Ouagadou soudanais,
au milieu du dix-huitième siècle. Mostafa a reçu l'ouird
qadri d'un certain Al-Hadji, Haoussa de passage ici, et qui
paraît un missionnaire de l'école Poullo de Sokoto.
Ba Fatigui Koulibali, Dioula, maître d'école de Koko
(7 élèves), est aussi un émigré de Kong. Il fait encore de
temps en temps un voyage commercial. Il se rattache à la
vieille école qadrïa de Kong par son père Mostafa, par
Oumara, parlbrahima, par Almamy, par Anzoumana, par
Oumara et par Ba Mori, tous Koulibali et Mandé-Dioula de
Kong.
Balé Koulibali, Dioula, maître d'école de Koko (6 élèves),
né vers i855, se rattache aussi au qadérisme des gens de
Kong. Il a reçu l'ouird de son père Sélima, disciple d'An-
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES I77
zoumana Kamaraté, de Bouandougou. Celui-ci était dis-
ciple de Karamoko Sidiki Saranorho de Kong. Il est asses-
seur au tribunal de cercle.
A citer enfin, pour être complet avec la gent marabou-
tique de Korhogo-Koko : Souleyman Koulibali et Oasman
Ouattara, tous deux maîtres d'école, dioula, morts
en 1911 et 1918, et qui ont laissé quelque renom, et Ab-
douUaye Tamba Bakari, Toucouleur, missionnaire tidiani
de Ségou, qui à la suite de démêlés avec les habitants a dû
partir vers Sikasso.
Sur le même pied que Korhogo-Koko, il faut au point de
vue islamique mettre le centre de Kadioha qui s'enor-
gueillit de ses quatre mosquées, dont une diouma, de ses
douze écoles coraniques et de ses notables musulmans. Les
mosquées, toutes de banco avec contreforts et piliers, sont
bien entretenues.
L'école de Kadioha a été mise en honneur par la haute
valeur et la sainteté du grand Ba Karamoko Keita, dit Al-
mamy Saranorho, pôle islamique de la région pendant
plus d'un demi-siècle.
Ba Karamoko était né à Kadioha vers i835. Il était de
famille maraboutique fort ancienne et son père était déjà
chef des marabouts locaux. Fort intelligent, d'une mora-
lité irréprochable et en bons termes avec les Français, ce
petit vieillard à l'œil vif fut toute sa longue vie le véritable
maître de Kadioha, dont les chefs successifs s'inspirèrent
toujours de ses conseils.
Pendant l'occupation du Sano par les bandes de Samory,
il vécut en bons termes avec les représentants du despote,
auxquels il procura des vivres, mais il se défendit toujours
par la suite d'avoir été dévoué à Samory, alléguant n'avoir
agi ainsi que par contrainte.
L'influence morale de Ba Karamoko ne s'étendit guère
au delà du Sano, du Boron et du Diédougou, où, en rap-
lyS ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
ports constants avec les chefs, il exerça sur eux une action
sensible. Il étendait particulièrement cette sorte de domi-
nation sur Cissé Saouaté, chef de Kadioha. Il fut le chef
reconnu des marabouts de la région et l'almamy en titre
pendant plus d'un demi-siècle de la grande mosquée de
Kadioha. Cette mosquée fut d'ailleurs l'œuvre de son père
et fut édifiée, puis maintes fois restaurée depuis avec le
concours et les aumônes des musulmans et même des féti-
chistes de Kadioha.
A Ba Karamoko, mort vers 1908, succéda son frère Ban-
soumana Keita; né vers 1840, Bansoumana, dit aussi Kara-
moko Ba, n'avait pas l'envergure de son frère aîné. Il se
contenta de diriger modestement les talibés de la région,
mais en vertu delà force acquise la zaouïa continua à pro-
gresser et a fait sous sa direction des adeptes dans le Kiem-
bara et le Kanogoba.
Bansoumana a disparu vers 191 5. Ce sont ses deux
neveux qui président maintenant aux destinées de la zaouïa
qadrïa de Kadioha, Babou Keita et Batiguibou Keita.
Babou (ou Babourou) Keita, d'origine dioula, est né
vers 1867 et prétend se rattacher dans le lointain à une fa-
mille de Ségou. Il a été mêlé, malgré lui, aux événements
qui ont précédé notre arrivée. Il suivit le chef du Sono et
Tiémorho Bilali dans la colonne dirigée par les sofas de
Samory contre les habitants du Kanogoba. Depuis cette
date, il est revenu à la vie plus digne d'homme d'étude et
de prières. Intelligent, pieux, instruit, très digne dans ses
attitudes, Babou proteste de son amitié à la cause française
et rien ne permet d'en douter. Il entretient des relations
avec toutes les personnalités de la région et même du bas
Soudan. Il jouit d'une très grande considération et exerce
les fonctions d'almamy à la grande mosquée de Kadioha.
C'est un personnage intéressant et à ménager.
Batiguibou Keita, né vers i865, petit maître d'école, est
beaucoup moins notoire.
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES I79
Il suffit, semble-t-il, de donner les noms des person-
nages notoires, tous dioula, et la plupart maîtres d'école
professionnels ou occasionnels de Kadioha. Ce sont
des personnages de second plan : Sidi Saranorho, né
vers 1870, Alfa Moussa Cissé, né vers i865; Bakassoum
Keita, né vers i865 ; Farikou Saranorho, né vers i863
Badji Haidara, né vers 1870; Bemba Dembélé; né vers 1871
Seidou Cissé, né vers 1869; Saïdou Touré, né vers 1860
Seidou Taraoré, né vers 1868 ; Karamoko Fofana, né
vers 1868 ; Karamoko Fofana, né vers i855; Tahadi Cissé,
né vers i858. Ils sont tous les élèves coraniques et les
disciples qadrïa de l'Almamy Sarahorho.
Voici cette chaîne qadrïa de la zaouïa de Kadioha : Al-
mamy Saranorho; Labassou Saranorho, de Kadioha; Ba
Samba Saranorho, de Kadioha; Fa Sidiki Saranorho de
Kong; Fa Al-Hadji-Saranorho de Kong; Qassouma Sara-
norho de Kong. A ce nom la chaîne se lie à celle des Sara-
norho de Kong, et se rattache aux Kounta du seizième
siècle, comme on le verra sous le titre de Kong.
Le canton de Kadioha se partage entre Mandé Dioula
musulmans (1.400 imposés) et Sénoufo animistes (i.ioo).
Le chef du canton est Ba Karamoko Ouattara, qui ne jouit
pas d'une grande influence personnelle, mais qui bénéficie
de l'application que mettent et mettront toujours les Ouat-
tara et les Keita à conserver leur candidat au pouvoir.
Kapélé est un centre islamique de quelque importance.
On y trouve plusieurs écoles fort renommées dans la région.
Les personnages notoires sont :
Labassou Saranorho, d'origine Dioula de Kong, né à
Samatiguila au cours d'un voyage de son père vers 1878.
Son père s'étant finalement retiré à Kapélé, Labassou y
est resté. 11 a une petite instruction arabe et, vu sa biblio-
thèque de huit volumes, passe pour le marabout le plus
lettré du canton. Son école est fréquentée par une demi-
i8o ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
douzaine d'enfants. Labassou est qadri, de l'obédience de
i-,ansana Saranorho, dit Karamoko Bissi, de Kong, qu'on
verra plus loin. Labassou a deux frères, Ba Saouté, qui le
seconde et le remplace à l'école, et Sabama Saranorho,
beaucoup plus occupé du commerce des kolas et des bes-
tiaux que de maraboutisme. Tous trois sont intelligents et
ouverts et paraissent dévoués.
Baba Touré, Dioula de Kong, né vers 1860, est établi à
Kapélé depuis 1890 ; il y fait du commerce, et à l'occasion
-donne l'enseignement coranique à trois enfants de sa
famille. Il n'a pas d'ouird. Les Touré sont originaires du
pays mandé. C'est Ibrahima Touré, père de Sidi Kara-
jnoko, père deMaandiou, père de Gaoussou, père d'Amara,
père de Baba qui vint le premier chercher fortune dans la
région de Kong.
Ba Sanassi Saranorho, né vers i85o, appartient à une
vieille famille maraboutique de Kong. Son père, Alfa Sou-
ieimana, y a laissé un nom ; son grand-père Al-Hadji
Saranorho fit le pèlerinage des Lieux Saints vers 1840, et
revenu à Kong, y a acquis le prestige d'un saint. Ba Sanassi
s'est installé à Kapélé au cours d'un voyage commercial.
Jl a renoncé avec l'âge au négoce et vit du produit de ses
'lougans, qu'il fait travailler par ses enfants et serviteurs.
C'est un homme simple, de peu de valeur intellectuelle,
pacifique. Son école compte 4 à 5 élèves.
Les Dembélé ont donné deux noms à la gent marabou-
tique de Kapélé : BaBoukari, né vers i85o, mort vers 1914,
qui n'a laissé qu'un souvenir eff"acé ; Bakari, né vers 1870,
qui exerce le double métier de tisserand et de maître d'école.
Il est certainement meilleur tisserand que lettré arabe.
Avec ses yeux clignotants et malades, il n'a pas une mine
sympathique. Bakari n'a pas encore d'ouird, mais se fera
affilier au tidianisme « quand il aura le temps ». Il ira dans
ce but à Bamako et à Ségou, où il a des parents qui y
commercent et qui le guideront dans cette voie.
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES I^E'
Les Dembélé ne sont établis à Kapélé que depuis la des-
truction de K-ong. Leur père, Sori, fils de Bakari, fils de
Pondo^ fils de Youssoufou, fils d'Ibrahima, fils de N'Fallï
(Al-Fadhil), fils de Mori K.ounadi, y a vécu et y est mort.
C'est ce Mori qui le premier vint du pays Mandé, vers la
un du dix-septième siècle, et s'installa dans la région de
Kong. Pour en finir avec Kapélé, citons les noms de-
quelques maraboutaillons, plus avisés commerçants que
lettrés arabes, et qui de temps à autre apprennent à deux:
ou trois enfants de leur famille les rudiments du Coran r
Ali Mori Saranorho, né vers 1895 ; Bambi Touré, né vers
i865 ; Gaoussou Sogodogo, né vers 1872 ; Baba Taraoré,
né vers 1875 ; ils relèvent tous des marabouts précités, soit^
comme élèves, soit comme adeptes.
Le canton de Sinématiali, riche et populeux avec ses
200 villages, ne renferme pas plus de 5oo Mandé-Dioula
musulmans, sur plus de i5. 000 habitants. Le fond de la
population est Sénoufo et fétichiste, comme son chef
Tiéguélé Koulibali, qui avec ses 40 femmes et ses beuve-
ries, n'est nullement prêt à passer à l'islam. Tiéguélé avait
été choisi comme chef avant l'arrivée des Français par son*
oncle, le lépreux Kolonioungo; il a été maintenu en foncr-
tions. Très influent dans son canton, très considéré aix
dehors, Tiéguélé s'est complètement rallié à nous. Il est
riche et emploie son activité dans le commerce, dans l'élève-
des troupeaux et dans de vastes plantations. Sinématiali,
première et importante étape de la grande route soudanaise^
Korohogo Bobo-Dioulasso, renferme naturellement quel-
ques marabouts et dioula Mandé. Ils y ont construit
collectivement une des plus belles et des plus gracieuses
mosquées. Les deux plus remarquables sont : Caouchoa
Saranorho (Qaoussou) et Bobo Saranorho, tous deux:
Dioula, nés à Kong vers 1864, ^^ Q'-'i ^^ partirent sans
esprit de retour lors de l'invasion de Samory. En relations
l82 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
avec ses congénères de Korhogo et de Kapélé, Gaouchou a
rompu tous rapports avec Kong. Il vit en excellents termes
avec Tiéguélé, dont il se dit le marabout, et qui à ce titre
et pour la rémunération des prières dites pour lui, lui fait,
au moment de la récolte, des cadeaux de mil et de maïs.
Gaouchou a une petite école de 5 à 6 élèves, fils de dioula.
Elle occupe ses loisirs, pendant que ses femmes fabriquent
ou vendent des galettes de mil sur le marché, et que ses
serviteurs parcourent le pays avec la pacotille ordinaire
des dioulas.
Il est qadri, de l'obédience de Ba Amara Saranorho de
Kong. Quanta Baba Saranorho, né à Faraninga, il habite
le village de Ouolo, où il vit en excellents termes avec le
chef sénoufo fétichiste, Karayé, dont il se dit le marabout.
Baba fut jadis une grande figure commerciale. Avec ses
cinquante serviteurs, il entretenait de perpétuelles cara-
vanes entre la basse Côte et le Soudan. La libération des
captifs a porté un coup sensible à sa fortune ; quelques-uns
seulement sont restés auprès de lui et lui continuent leurs
services. Il s'est rabattu sur les cultures et y emploie
femmes, enfants, neveux, boys. C'est un homme intel-
ligent et ouvert, mais arabisant plus que médiocre. Depuis
quelques années, il se déplace moins et ses derniers
voyages à Sikasso ou à Banaké remontent à plusieurs
années. Au point de vue religieux, il dépend de Caouchou
sus-nommé.
Falkessédougou (ou Ferkassédougou) est la deuxième et
importante étape de la route Korhogo-Bobo. On y trouve,
depuis la disparition du vieux marabout Dioula, Karamoko
Torona Souaré, deux personnages intéressants ; Séko (ou
Chékou) Taraoré et son frère Adama, d'origine dien-
néenne. Séko, chef de la famille, est né vers 1860. Il était
installé chez les Dafing, quand l'invasion de Samory le
contraignit à prendre la fuite. Il est installé depuis 26 ans
à Ferkessédougou et y a très bien réussi comme cultivateur.
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 1 83
Il montre avec orgueil de grosses mains calleuses. Il fait
l'école coranique à une demi-douzaine d'élèves, dont ses
enfants et neveux, et les enfants de Karamoko Souaré.
C'est un vieux brave homme, qui ne fait aucun prosély-
tisme et à qui les bonnes relations avec le chef de canton
valent, au moment de la récolte, des cadeaux de maïs, de
riz et d'ignames. Ferkessédougou était jadis le point de
réunion et de départ des pèlerins de La Mecque. On estimait
ce groupement, à la fin du siècle précédent, à i5o pèlerins
dont 10 pour le village même. Ces chiffres sont très
exagérés.
A Sirhasso, deux noms méritent une mention : Ouamis-
sio Kondé, né vers i865, chef de canton depuis 191 3. C'est
un homme intelligent, dévoué, qui traite avec égards les
25o Mandé musulmans de son canton. Il est d'ailleurs féti-
chiste endurci; Babafi Cissé, né vers i865, maître de la
petite école locale, almamy de la prière et chapelain offi-
cieux d'Ouamessio.
Kaouara, sur la routedirecte Korhogo-Léraba-Bobo, est
un petit centre où les dioula soudanais sont venus s'ins-
taller en grand nombre, ce qui donne à cette agglomération
sénoufou et animiste un cachet islamique. Ces musulmans,
surtout commerçants et maîtres d'école familiaux, sont :
Boumana Tounkara, né vers i85o ; Babou Silla, né vers
i855 ; Souleyman Diawara, né vers 1876; Fa Figuiri, né
vers 1874; Babou Cissé, né vers i855; Babou Taraoré, né
vers 1870. Aucun d'eux n'a d'instruction, d'affiliation, ni
de bibliothèque.
Le petit canton de Katiali se partage à parts égales
entre Sénoufo animistes (5oo imposés) et Dioula islamisés
(450 imposés). Le chef de canton, Kapéna Kowdé, né vers
i865, traite fort impartialement, quoique fétichiste, les uns
et les autres. Le marabout le plus important est Ba Fatigui
l'84 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
Taraoré, Dioula, né vers i85o; son cousin Lazarani
Taraoré dirige une petite école de 3 à 5 élèves. C'est leur
troisième ancêtre, Karanîoko Mo Siré, père de Bou Fitigui,
père de Souleiman, père de Ba Fatigui, qui de la vallée
du Niger est venu le premier ici, à la fin du dix-huitième
sièle, et y apporté l'ouird qadri, qui de père en fils s'est
maintenu dans la famille. A citer encore la famille Silla
dont le chef Lanciné, né vers 1860, est mort en 1919
et a été remplacé comme almamy et maître d'école par son
frère Ba Bokari. Ces Silla sont originaires de Kémemba
(Sikasso); c'est legrand'père des deux marabouts précités;
Bagbéma, père de Ismaila Silla, qui vint le premier ici
au début du dix-neuvième siècle. Ces marabouts de Katialî
sont très ignorants des choses d'islam ; ce sont surtout des
commerçants. Leur mosquée est une grande construction
de banco, dans le goût soudanais et semblable à celle de
Korhogo.
Le canton de Mbeiigué renferme 600 imposés senoufo
animistes et i.3oo Dioula musulmans, dont aucun nom
ne mérite une mention ; ils relèvent des marabouts voisins
de Katiali et de Korhogo. Le chef de canton, Zié Koulibali,
est un excellent Senoufo, dont l'animisme représenté par
ses dix femmes est à l'abri de toute atteinte islamique.
Le petit canton de Ngandana, quoique composé de
900 Senoufo animistes et de 25o Mandé-Dioula musul-
mans, est commandé par un Dioula Alanéfa Konaté, dit
Béma, né vers i865. C'est un excellent chef, qui vise à
garder la neutralité qui convient.
Karajigui s'honore de la présence deBassiré Saranorho,
Dioula, né vers 1860; il y dirige la petite école locale,
qui compte de 5 à 10 élèves, et y préside à la prière. Il est
l'élève de son père Anzoumana, fils de Sirimana, fils de
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITÉS ISLAMIQUES l85
Sitafa. C'est ce Sitafa, d'origine mandé, qui vint le premier
dans le Boron vers la fin du dix-huitième siècle.
A Karakoro, le personnage islamique, almamy et maître
d'école (lo élèves) est Sori Tounkara, né vers 1870. Il est
l'élève et le disciple tidiani de son père Mori Ba. Il n'y a
d'ailleurs pas de musulmans dans ce canton de 4.000 con-
tribuables sénoufo, animistes, dont le chef est Naouélé
Ouattara.
A Niangharasso, Morifiri Koulibali, Dioula, né vers
1862, dirige une petite école de 5 élèves. Il passe pour
nourrir des sentiments hostiles à l'égard des chrétiens.
Niellé est un bourg important, mi-Sénoufo mi-Dioula,
sur la route de Korhogo à Sikasso. On y rencontre un cer-
tain nombre de dioula musulmans, plus occupés de leur
commerce que d'étude ou de piété. Le seul Mori Siré Kou-
libali mérite une mention. C'est un élève et un disciple de
l'école de Karamoko Amadou Saranorho de Kong. Il
enseigne les rudiments du Coran à une demi-douzaine
d'enfants. Le chef de canton Bilangolo Ouattara est féti-
chiste ; on le constate au premier coup d'œil, quand on
voit son harem de 44 femmes, ce qui au surplus fait hon-
neur à ses 67 ans. Bilangolo était avant notre arrivée le chef
guerrier de Pigué, son prédécesseur. Au moment de l'inva-
sion de Samory, Bilangolo fît alliance avecl'almamy contre
les gens de Sikasso, qui par la suite, sous la conduite de
leur chef Babemba, vinrent détruire Niellé en représailles.
Les habitants se réfugièrent dans le Niarhafolo. Pigué
mourut pendant l'exil et fut remplacé par Bilangolo. Celui-
ci a commandé avec une grande brutalité son canton et
c'est bien à regret qu'assagi par les temps nouveaux il est
devenu pacifique. Il dirige assez bien un canton de
37 villages, dont beaucoup tendent à s'émanciper. Sur les
l86 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
10.800 imposés que compte le canton, 4.000 sont Mandé-
Dioula islamisés ou se disant tels, les autres sont des
Senoufo animistes.
Il faut donner en terminant le nom de quelques chefs
sénoufo dont l'un est musulman, les autres fétichistes, et
qui commandant tous à des cantons mixtes, entretiennent
les meilleures relations avec les Dioula musulmans. Ils
acceptent en général que l'un d'eux soit leur chapelain
officiel, en quelque sorte leur représentant officiel auprès
d'Allah, et à ce titre lui font des cadeauxde mil, de maïs et
d'ignames au moment des récoltes. La dévolution du pou-
voir se fait chez ces chefs d'après les règles classiques des
peuplades soudanaises. L'ordre de succession est le suivant :
1° les frères consanguins ou utérins ; 20 le fils aîné du frère
aîné; 3" le parent le plus proche. Dans cet ordre, le chet
en exercice choisit son successeur que souvent il associe
au pouvoir de son vivant. Jadis les notables ratifiaient ce
choix à sa mort. Aujourd'hui ils présentent simplement le
nom de l'élu à l'autorité française, c'est elle qui prononce
la nomination définitive du chef, mais il est évident qu'elle
ne fait à peu près toujours que confirmer l'élection
populaire.
Sanoussi Ouattara, chef de la fraction des Pallaka,
Senoufo, est musulman ou se dit tel. Il est né vers 1872,
exerça jadis les fonctions de représentant des Pallaka à
Korhogo et a succédé, le 11 juin 1919, comme chef à son
père Séminian Yéo, destitué à la suite d'une condamnation
pour escroquerie et abus de pouvoir. Séminian avait été
choisi par les Pallaka comme chef en remplacement de son
oncle Kobi avant l'arrivée de Français dans la région.
Son mauvais esprit et ses exactions furent une des causes
de l'hostilité que de tout temps l'autorité française ren-
contra chez les Pallaka, tribu très arriérée, si arriérée que
les autres Senoufo, qui ne sont pourtant pas des gens bien
avancés, en ont honte en quelque sorte et disent quelque-
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 1 87
fois qu'ils ne sont pas Senoufo. Ancien élève de l'école de
Korhogo, Sanoussi parle et écrit un peu le français. C'est
un homme intelligent, très écouté, et qui fera un bon chef,
îl tendrait volontiers vers l'islam, ce qui peut être gros de
conséquences pour les 3.ooo Pallaka animistes, ses admi-
nistrés.
Le canton de A^î'q/bin'n renferme, à côté de i.5oo Senoufo
fétichistes, 288 Dioula islamisés (contribuables). Il a pour
chef depuis igiS, Mandé Bongo-Sorho, né vers 1867, culti-
vateur et commerçant.
Le Canton de Niarhafolo ne renferme aucun musulman
au milieu de ses 8.872 contribuables Senoufo. Son chef,
Oualo Koumé Koné, né vers 1867, possède un harem de
26 femmes, qui garantit sa résistance à toute emprise
islamique.
Lecanton de Napiéolédougou ne renferme que 200 Dioula
musulmans contre g. 600 Senoufo fétichistes. Le chef, Omar
Diarassouba, fétichiste malgré son nom, flirte avec les
maraboLits. C'est un homme intelligent et plein d'acti-
vité.
7. — Kong.
Kong, l'antique métropole islamique du bas pays souda-
nais, Kong qu'ont célébré tous les docteurs noirs pendant
plusieurs siècles, et où des milliers d'enfants et de jeunes
gens sont venus sucer la science coranique et la haute ins-
truction arabe, Kong n'est plus ! Elle ne s'est jamais rele-
vée des ruines de Samory. Pourquoi le terrible almamyqui
bâtissait son empire sur la race mandé et sur l'élément is-
lamique détruisit-il cette vieille cité qui devait être le plus
beau fleuron de ses territoires? 11 est difficile de le savoir :
l88 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
sans doute céda-t-il à un de ces accès de fureur, qui agitaient
de temps en temps ce grand primitif, et qui provoquaient
riiumeur frondeuse et railleuse de gens de Kong.
Les gens racontent aujourd'hui qu'il voulut faire arrêter
le grand marabout, dont la puissance lui portait ombrage.
Celui-ci, qui s'attendait à cette mesure, prit la fuite et ne
put être retrouvé, ce qui mit les citadins de Kong en joie t
provoqua des épigrammes. Doublement furieux, Samory
envahit la ville, la rasa, ne laissant pas pierre sur pierre^
fit passer au fil de l'épée tous les lettrés, qui n'avaient
pas eu le temps de prendre la fuite, et ruina le pays. Du
jour au lendemain, Kong et ses habitants avaient disparu
(1897). On conserve encore et l'on montre les ruines de la
mosquée, où quarante des lettrés les plus notoires du
pays furent massacrés. Binger, Monnier, qui l'ont vue
avant sa destruction, en ont fait une description enthou-
siaste. « La ville, dit Monnier, surtout vue du nord-ouest,,
dorée par le soleil couchant, avec les minarets pyramidaux
de ses cinq mosquées, les palmiers détachant leur fine
silhouette sur le ciel, les terrasses superposées où des
groupes de fidèles apparaissent à l'heure de la prière, est
une vision inoubliable. » Quantum mutatus!...
Aux troupes françaises échut l'honneur de venger la
vieille cité. L'occupation définitive est de janvier 1898 ; elle
fut brusquée, ce qui permit de faire main basse sur les
traînards de l'almamy. Samory fuyait alors sur Dabakala,
et lassé de cette course, s'installait sur le Bandama. Son
campement en prenait le nom de « Bori bana » : « c'est fini
de fuir ». Ce n'était pas fini, car, traqué, il commençait peu
après ses courses eff'rénées de Gold Coast au Libéria et ne
devait être pris que le 29 septembre 1918, à Guélimou.
L'autorité française a fait au début tout ce qu'elle a pu
pour reconstituer Kong. Tous les fuyards ont été ramenés,
encouragés, aidés de toutes manières. Avant la fin du
siècle, elle s'était reconstituée avec 2.000 habitants, alors
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 189
qu'on n'en avait trouvé que 3oo le jour de l'occupation,
mais cette revivification n'était qu'artifîciellle. La déchéance
n'a pas tardé à reprendre, inéluctable. C'est aujourd'hui
un pauvre village d'un millier d'habitants, coupé de grands
espaces vagues et nus, et dont l'abandon n'a fait qu'accen-
tuer la détresse. Il n'y a un peu de vie qu'au marché le
matin, par l'affluence des dioula de passage.
La population de la subdivision tout entière ne dépasse
pas 10.000 habitants, dont une bonne partie est en perpé-
tuelle errance commerciale. Tous sont Mandé-Dioula et
musulmans, sauf deux cantons, Nafana etSikola, qui sont
peuplés de 2.000 Senoufo animistes, soit au total 8.000 mu-
sulmans environ. Il est vrai que, par une tradition assez
ancienne, les deux chefs de canton sont musulmans, mais
ils le sont si peu qu'on se demande ce qui les distingue, à
ce point de vue, de leurs administrés. Les Mandé ont
essayé d'amener à eux ces villages sénoufo, isolés numéri-
quement dans leur pays; leurs prédications comme leurs
menaces de châtiments divins sont restés sans effet sur ces
frustes paysans. Ils paraissent y avoir renoncé.
On trouve 7 mosquées dans la subdivision de Kong;
deux à Kong même, dont l'une est la mosquée diouma de
la région ; une dans chacun des cinq centres les plus po-
puleux du pays : Tindalla, Nassian, Bilémono, Kongolo
et Nafana. Ce sont toutes de petites constructions en banco
avec des angles de soutènement et une sorte de couronne-
ment, qui simule le minaret. La mosquée-cathédrale de
Kong, édifiée ces dernières années, est plus respectable.
C'est un grand bâtiment carré de 20 mètres de côté envi-
ron, étayée par de nombreux contreforts de terre battue.
On ne trouve pas de maçons dans le pays pour construire
des édifices de cette envergure : mosquée, maisons de chef ;
il faut y employer des maçons de Dienné qu'on se passe de
village en village. Aux quatre coins de la mosquée on
aperçoit des lampes-tempêtes, soudées dans le banco, et
igO ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
qu'il est naiurellement impossible d'allumer. C'est un
simple ornement qui remplace les œufs d'autruche du Sou-
dan ou les vases de nuit droits ou renversés d'autres pays
Dioula.
La déchéance intellectuelle de Kong va de pair avec sa
décadence économique. Il est difficile d'imaginer à quel
point le niveau spirituel est bas. J'ai vu tout ce que la ville
compte de plus lettré et de plus pieux ; impossible de trou-
ver un seul marabout avec qui on puisse, au moyen de
cette misérable langue littéraire usitée chez les noirs, en-
tretenir une petite conversation courante. J'ai pu me passer
d'interprète à Bouaké, à Dabakala, à Korhogo, à Odienné^
villes sans réputation islamique : je ne l'ai pas pu à Kongy.
l'universitaire.
C'est dire qu'il n'y a aucun établissement d'enseigne-
ment supérieur : pas un de ses cheikhs n'est capable de
donner une petite leçon de catéchisme de persévérance ou
de commentaire des saints livres ou de grammaire. Les
écoles coraniques sont au nombre de six ou huit au plus^
dont plusieurs sont fermées par suite des voyages commer-
ciaux du maître. La plus importante a 25 élèves, et le
total de la population scolaire de la ville ne dépasse pas
100 enfants. Encore faut-il compter dans ce nombre plu-
sieurs enfants des villages voisins, notamment de Nafa-
na, qui vivent à Kong chez des correspondants. C'est en
effet une coutume fort en honneur chez les noirs, et no-
tamment chez les Mandé-Dioula, que de se prêter ses en-
fants de famille à famille, et même de village à village.
C'est une marque de déférence ou d'aflection au chef de
famille. Les villages voisins de Kong n'y manquent pas^
et cette coutume leur sert en outre à faire donner un peu
d'instruction à leurs enfants, beaucoup de villages étant en
effet dépourvus de maîtres d'école.
Malgré tout, il est facile de constater à Kong une grande
indifférence intellectuelle ; les enfants ne vont pas tous à
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES IQI
l'école coranique ; ceux qui y vont n'y apprennent pas
grand'chose; et c'est sans doute cette inappétence, ce
manque de goût qui plus que toute autre cause, a amené
la déchéance islamique de Kong. Monnier signalait déjà
en 1892, aux derniers jours de la splendeur de Kong, cette
indifférence spirituelle. « Ici pas plus qu'à Bondoukou, le
sentiment religieux n'est exalté. C'est un islamisme à fleur
de peau, pour la convenance, par ce que le fait d'être mu-
sulman constitue une supériorité. Cela ne va pas plus loin.
On fait salam, mais on boit du dolo. Toute cette race
Dioula, âpre et travailleuse, dont les caravanes arpentent
la route du Niger, a l'esprit trop absorbé par son négoce
pour s'attarder dans l'idéal. »
En revanche, comme Bondoukou sa sœur de race, de
mœurs et de langue, elle est toujours une ville de com-
merce et de réjouissances, les tamtams y résonnent à peu
près tous les soirs et les Dioula de passage savent par
expérience qu'on y gagne de l'argent le jour et qu'on le
perd avec entrain la nuit.
Kong porte localement le nom de Kpon et s'écrit dans
l'arabe du cru p- yz. soit Gho, Rho.
Ali Mori Sogodogo, Mandé Dioula, est la personnalité
la plus importante de Kong. Ce petit vieillard timide se
révèle plein d'esprit et de souvenirs, quand sa défiance est
,1 dissipée. Sa famille est originaire de Boron. Ce fut son
cinquième ancêtre, Abdoullaye Sogodogo, qui arriva au
début du dix-huitième siècle du village de Kong. Ils s'y suc-
cédèrent de père en fils, commerçants, marabouts réputés;
Anzoumana Souleyman,Mostafa, Abdouilaye. Celui-ci père
d'Ali Mori, habita quelque temps la région de Séguéla
comme dioula. C'est là, à Kani, que naquit Ali Mori,
vers i855. Revenu à Kong, il y lit ses études et commerça
jusqu'au moment où les massacres de Samory le contrai-
1-92 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE.
gnirent avec beaucoup d'autres à prendre la fuite. Il revint
chez lui, au lendemain delà débâcle du grand conquérant
(1897), et comme il comptait déjà parmi les notables, il
fut élualmamy de la grande mosquée par ses compatriotes.
Il exerce ses fonctions depuis cette date à la satisfaction
générale. Il est incontestable qu'Ali Mori est la figure la
plus vénérée de la région, encore que son instruction arabe
soit des plus médiocres et qu'il soit incapable de converser
dans le petit arabe littéraire qu'on peut généralement em-
ployer avec les marabouts noirs de quelque valeur. Ali
Mori est tidiani. Il a reçu Touird d'un pouUo de Dienné,
Anzoumana Cissé, qu'il a rencontré à Niellé, où tous deux
étaient en tournée. Ali xMori dirigeait jusqu'à ces temps
derniers une école coranique d'une quinzaine d'enfants;
sa vue faiblissant de jour en jour, il a dû laisser la place
à ses frères Ismaïla et AbdouUaye. L'école est tombée au-
jourd'hui à une dizaine d'enfants.
Ya Mori Oualtara, Dioula, né vers i85o, fils de Bakari
Songoutigui, fils de Samafi, fils de Sékou, fils de Tiéba,
fils de Marha, est le chef du canton de Kong. C'est ce
Marha qui émigra le premier du pays mandé des bords du
Niger, alla résider quelque temps à Dé (Bandiagara), puis
vint ici. Ya Mori s'enfuit à Bobo Dioulasso, lors de l'inva-
sion de Samory. Il revint au pays en fin iSgS, lors de notre
apparition dans la région, et remplaça dans le commande-
ment du canton, son oncle Ba Kombi, mis à mort par les-
sofas. Ya Mori, vieux, usé, très considéré, n'a aucune in-
fluence. Il est complètement illettré et au surplus avec ses
six femmes ne fait pas figure de musulman bien fervent.
Il se déclare disciple tidiani de Mandiou Touré, Bobo Dafing
qui de passage ici y habita plusieurs années. Il se ratta-
chait par son maître Siriki, Dafing, à l'école nigérienne
d'Al-Hadj Omar. Reparti au Soudan en 1918, ce xMandiou
est tombé malade en route à Pallaka et y est resté.
Dien Mori Ouaf /ara, Dioula, né vers 1880, fils de Bafa-
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 1 g3
tigui, est le chef du village de Kong. Il n'a pas d'ouird,est
complètement illettré, et ne mérite une mention que par
les fonctions qu'il exerce.
Balé Ouattara, né vers 1877 à Kong, est un des notables
de la ville. C'est un musulman ignorant, besogneux, et
dont les six femmes fétichistes démontrent que sa piété est
minime.
An^oumana Toiiré, Dioula, né vers 1867. Sa famille
habite Kong depuis une dizaine de générations et a perdu
le souvenir de l'ancêtre, le premier immigrant. Ils ont été
marabouts et colporteurs, comme la tradition l'exige. En
ce qui concerne Anzoumanaen particulier, on le voit par
les grands chemins de Bamako à Bobo et à la Côte. Peit-
dant de temps, son école de 3 à 4 élèves reste fermée. Il sait
tout au plus quelques versets du Coran, et n'a aucune ins-
truction, mais c'est un homme intelligent et ouvert. Il se
réclame de l'ouird qadri, qui lui fut donné par son père,
feu Sabati Saranorho.
Baba Koulibali, Dioula, est né vers 1878. Il appartient
à une famille de marabouts-colporteurs. Baba a une petite
instruction arabe, dont il tire parti en enseignant le Coran
à l'une des écoles les plus achalandées de Kong; 22 élèves.
Il lui est impossible d'ailleurs de converser en arabe litté-
raire courant. Il a reçu l'ouird qadri d'un marabout dioula
de Kong, Karamoko Bissiri. Ce Karamoko, de son vrai
nom Al-Hassen Al-Bisri ibn Al-Hadj, est en perpétuelle
errance du Soudan à la Côte d'Ivoire. Il paraît être le mo-
qaddem actuel des qadrïade Kong et se rattache au grand
Sidi-1-Mokhtar des Kounta (f 181 1) par Mahmoudou Ab-
dour-Rahman, Sidi-Al-Hadji Ishaqa, Salihou, Moussa Ibra-
hima et Souleyman Tafsirou,
Sorika Konaté, Dioula, né vers i858, fils de Soualifou,
fils d'Abou Bakar Sidiki, fils de Lanzana Konaté, fils
d'Al-Hadji Ba, fils de Dakrou, filsde Dakrou, fils de Fétigué
Mori, était le troisième maître d'école de Kong avec
i3
194 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE D IVOIRE
ses 12 élèves. Il en a aujourd'hui deux. C'est ce Fétigué le
musulman, qui vint le premier du pays Mandé vers la fin
du dix-septième siècle, et depuis on a de père en fils tou-
jours été marabout et colporteur dans la famille. Sorika
est un homme intelligent et déférent qui a petite instruc-
tion arabe. Connu et apprécié dans son village, où son zèle
peut rendre quelques services, il n'a aucune influence au
dehors. Il dit avoir reçu l'ouird qadri, il y a une trentaine
d'années d'un marabout de Dia, Moriarha Diane, qu'il ren-
contra à Bobo. Il n'en sait pas plus sur ses origines mys-
tiques.
Sanoussi Saranorho, né vers 1878, Dioula, jadis à Tié-
méné, aujourd'hui à Kong, où il fait le colporteur et entre
temps le maître d'école. Sanoussi se dit qadri et présente
une chaîne mystique qui, sans sortir de la famille Sara-
norho, aboutit au grand cheikh Omar le Kounti (seizième
siècle). C'est la première fois qu'on trouve ce cas d'islami-
sation dans la société mandé de la haute Côte d'Ivoire et il
n'est pas commun. L'apostolat islamique et qadri des
grands cheikhs Kounta du seizième siècle avait bien laissé
des traces en eff'et dans la vallée du Niger et dans le Sahel
soudanais, mais paraissait s'être eff'acé plus au sud. Il est
curieux d'en retrouver des vestiges à Kong. Voici donc la
chaîne des auteurs mystiques de Sanoussi : Son père Ma-
kama Saranorho, Ousma Fa, Fa Karamoko Saidou, Lebbas-
sou, Mostafa, Man Daouda, Anzoumana, Moktatou, Sou-
leimana, Al-Hadji, Mahmoudou, Ahmadou, Ibrahima Al-
Bissiri, Ali Abdour-Rahman, tous Saranorho. Abdour
Rahman est le disciple d'Oumarou Kentissi, disciple lui-
même d'Ahmadou Al-Feirmi. On n'a pas de peine à recon-
naître les grands noms Kounta d'Omar et d'Ahmed Al-
Feirem. D'ailleurs, au delà, la chaîne de Sanoussi n'est
autre, avec les déformations de noms qui conviennent, que
la chaîne qadrïa-bekkïaa des Kounta.
Sitafa Saranorho, né vers 1884, est un métis de Mandé
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES igS
et de femme Sénoufo. Colporteur de métier, comme ses.
congénères de Kong, il s'est transformé en professionnel
de la quête islamique et a eu de ce fait diverses aventures
qui paraissent closes pour l'instant. Il quittait Kong, vers
igio, pour aller rendre visite en Sierra Leone à un de ses
frères qui y résidait. En 1912, il arrivait dans le cercle de
Faranah (Guinée) et y fit connaissance, à la suite de circon-
stances bizarres, d'une femme dans laquelle il prétendit
reconnaître sa sœur. Cette femme, du nom de Bintou
Saranorho, était l'épouse d'un dioula de Faranah, qui
quitta sa maison pour vaquer à son commerce. Bintou le
suivit jusqu'à Mamou, mais soit qu'elle eût trouvé la route
trop longue, soit pour tout autre motif, elle l'abandonna et
s'enfuit au Sierra Leone avec un ami. C'est à son retour
de Sierra Leone que se produisit, au village deDentibia, la
rencontre au cours de laquelle Sitafa et Bintou, frère et:
sœur, tombèrent dans les bras l'un de l'autre. Sitafa était
dans une situation irrégulière. Invité à regagner son pays,,
il était allé se réfugier dans l'entourage de Famoro Samoura,.
chef de la province de Soliman, et y vivait en qualité de
marabout et de parasite du chef. Quand Famoro fut incar-
céré, l'enquête fit découvrir Sitafa, qui, vivant avec sa sœur,
venait de la marier à un garde-cercle de la brigade de
Faranah. Invité une seconde fois à retourner à Kong et à
n'en revenir qu'avec des papiers réguliers auprès du chef de
village de Biri (province du Sankaran). Arrêté alors et
expulsé du cercle de Faranah, il fut conduit manu militari
à Kong (fin 1912). C'est un individu sournois, dont l'ins-
truction arabe est limitée, mais qui est suffisamment
retors pour exploiter tout le monde, partout où il passe.
Il est absent de Kong la plupart du temps. Sitafa se dit
disciple qadri de Sidiki Saranorho son père.
Ladji Koulibali, Dioula, né vers 1 855, est mort en 191 7.
Il fit pendant toute sa jeunesse le colporteur, et on le vit de
Dienné à la Côte. Depuis quelques années, fatigué dit
igÔ ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
négoce, il tournait au marabout quêteur et au charlatan
d'islam. Comme il était bien connu à Kong, c'est dans
les parages qu'il opérait et notamment dans la région de
Korhogo, où existent de nombreux Koulibali Senoufo.
Ladji ne manquait pas de mettre à profit cette parenté, pré-
tendue ou réelle. C'est ainsi qu'on le vit opérer à plusieurs
reprises à Felkessédougou, et à Korhogo même. Dans cette
dernière ville, il fut surpris, en 1912, dans l'entourage de
Gbon Koulibali, chef de canton, vivant d'expédients plus
que douteux. Invité à justifier sa présence, il explique
qu'une de ses filles captive à Bendéguéla (Touba) lui avait
fait dire de l'envoyer chercher et de la racheter. Il lui avait
alors dépêché un boy avec une somme de 200 francs. Mais
ce serviteur de confiance s'en fut trouver à Dakala un ami
de son maître, lui emprunta encore 200 francs en son nom
et se transforma en dioula. Ladji explique que ce boy était
fort adroit et qu'il ne doutait pas qu'au bout de 2 ou 3 ans
il n'eût fait fortune et racheté la fille, non oubliée certes.
C'est pourquoi lui, Ladji, n'avait pas porté plainte contre
lui, mais s'était contenté de se mettre à sa recherche pour
reprendre l'argent et ravoir ainsi sa fille. Tout ceci en
somme était bien ; mais on apprit pendant l'enquête que
Ladji colportait des bruits insidieux, tels par exemple que
les Blancs ayant assez gagné d'argent, se préparaient à
rentrer en France et que c'étaient les marabouts qui devaient
prendre le commandement du pays. Quoique les Senoufo
fétichistes ne crussent pas à ces déclarations, ils ne laissèrent
pas d'en être troublés. Aussi Ladji fut-il condamné disci-
plinairement à i5 jours de prison et renvoyé à Kong. Il ne
fit plus parler de lui, se montra au contraire fort empressé
à visiter le poste, et mourut en 191 5. Il avait été affilié au
tidianisme par un marabout de Kong, Birahima Taraoré.
Seidou Saranorho, né vers i865, maître de l'école la
plus achalandée de Kong (26 élèves) est qadri, de l'obé-
dience de Karamoko Bissiri précité.
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES igj
Al-Kali Saranorho, né vers 1876, maître d'une école de
10 élèves, disciple tidiani de Karamoko Sidiki Saranorho,
de Diénaba (Dabakala).
Karamoko Konaié, né vers 1860, maître d'une école de
5 élèves. lia reçu l'ouird tidiani du cheikh Abd Er-Rahman
Diakité, de Dienné, qu'il vit à son passage dans cette ville.
Ce cheikh se rattache par Youssoufou Cissé et Ibrahima
Fofana à Mohammed Al-Rali, cheikh de la zaouïa tidjanïa
de La Mecque et disciple direct du fondateur de la Voie.
Ces trois maîtres d'écoles sont tous cultivateurs, et même
commerçants à l'occasion. Ils sont de race mandédioula.
Depuis la mort de Ladji Koulibali, il n'y a plus que deux
pèlerins à Kong : Al-Hadji Diabaraté, et Al-Hadji Mandiou,
tous deux dioula. Le premier, né vers 1860, d'une famille
originaire de Bégho, près Bondougou, a fait le pèlerinage
en 1917-1918 avec une caravane de Haoussa de Kano,
qu'il rejoignit à Coomassie. Ils s'embarquèrent à Accra,
et transbordèrent à Las Pal mas, à Tanger, et à Alexandrie.
Un vapeur local les conduisit à Djeddah. Après un séjour
de deux mois à La Mecque, ils s'en furent à Médine, et
revinrent par la voie ferrée s'embarquer à Beyrouth pour
Alexandrie. Le chemin du retour fut le même qu'à l'aller.
Son frère Ba Siriki, aujourd'hui décédé, avait déjà fait le
pèlerinage. Al-Hadji Diabaraté est disciple tidiani de Kara-
moko Bissiri précité. Le second pèlerin, Al-Hadji Mandiou,
dioula aussi, est né vers 1875. Il a suivi le même chemin
que Diabaraté vers 1906. Ces deux Mandé-Dioula sont à
la fois commerçants et cultivateurs.
En dehors du village de Kong, il y a quelques agglomé-
rations mandé-dioula, dont la population musulmane suit
les directives d'un marabout notoire de plus ou moins de
valeur, de plus ou moins d'influence.
A Tindalla, dans le canton de Kobakoko, le marabout
en vedette est Baro Saranorho, dit Bamassa SaranorhOy
îgS ÉTUDES SUR l'islam en côte d'ivoire
né vers 1870, dioula, almamy et maître d'école du village.
Il a une quinzaine d'enfants, à qui il apprend ce qu'il sait,
un peu de Coran. Intelligent, ouvert, dévoué, Ba Massa
310US a rendu, dès les premiers joursde l'occupation (1900),
ies plus distingués services, tant à Léraba qu'à Kong. Il a
toujours servi d'intermédiaire entre les gens de son village
€t les autorités. Il est très écouté dans la région, moins
comme marabout que comme conseiller: les chefs de
Tindalla et de Diambala notamment ne font rien sans le
■consulter. Nous trouvons avec Ba Moussa une chaîne mys-
tique qadrïa qui seperddansla nuit des temps, se rattachant
sans doute comme celle de Sanoussi Saranorho aux premiers
Kounta du seizième siècle. Voici cette chaîne : Ba SanaSsi
son père, Ba Amara son père ; Ba Anzoumana son père ;
-Béma-1-Kali ; Ibrahima; Abdour-Rahman ; Féré Mori Fi ;
Sendou ; Saranorho Al-HadjiBa; Bakari; Al-Mostafa; Ban-
sékédou ; Al-Hadji Anzoumana; VVali BaAnzoumana; Ba
Amara, tous Saranorho. Tindalla (ou Tintalla) renferme
une petite mosquée en banco du modèle classique sou-
danais.
A Nafana, la famille des Saranorho fournit, de père en
fils, le marabout et l'almamy. L'almamy actuel est Bamori
Ba Saranorho, né vers 1870, maître d'une petite école de
3 ou 4 enfants. Mais parti en 1906 à Bondokou pour com-
mercer, il n'est pas encore revenu. Son frère Mahmoudou
le remplace. Ni l'un ni l'autre ont d'affiliation, et leur
science islamique est plus que modeste.
A Yondolo, du canton de Tabouroukoko-sud, le maître
"d'école (7 élèves) et almamy était Sidi Fofana, né vers
.i865, intelligent et ouvert, mais peu lettré. Il est mort en
.1914, et a été remplacé par son fils Sinali, né vers 1890,
personnage insignifiant. Le chef de canton Badiori Ouat-
iara, dit Bouna, né vers 1860, a une personnalité bien
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES I99
plus accentuée, malgré qu'il ne soit qu'un musulman à la
manière mandé-dioula avec ses sept femmes, mi-fétichistes
mi-musulmanes. Il a succédé, en 1910, à son oncle Badioula
à la tête du canton. C'est un beau parleur, obséquieux
et malgré tout intéressant, cultivateur de profession plus
que dioula.
A Bilémono, du canton de Faraninka, deux noms
méritent une mention : Anzoumana Kamaraté, né vers
1862, maître d'une école de 6 élèves, qadri; et Ali Kandé,
né vers 1876, intelligent et quelque peu instruit. Il dirigeait
une école d'une douzaine d'enfants, il l'a fermée en 1917,
pour aller commercer dans la région de Bondougou. Il
est qadri.
A Nasian, Talmamy et maître d'école est Karamoko
Ouattara, né vexs 1882, qadri. Il dirige sans grande com-
pétence une école de 10 enfants. Nasian est un très vieux
village, qui a eu à souffrir des incursions des rois Abron.
Bowdich la mentionne sous le nom de Nasia. Binger la
visitait le 27 décembre li
A Koniéné^ le marabout en vue était Abou Daw, né vers
1872, qadri. Il est mort en 1917 et n'a pas été remplacé.
Le pèlerin de La iMecque, originaire de Dienné, et qui ins-
tallé à Koniéné, y fit à Binger le 3 janvier 1889 un si cor-
dial accueil, a disparu du village. L'islam n'est ici que
faiblement représenté.
8. — Dabakala.
Dabakala est le chef-lieu du cercle actuel des Tagouana,
qui comprend deux subdivisions : Dabakala proprement
dite et les Tagouana.
200 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
La première subdivision, étudiée sous ce titre, est for-
mée par les deux provinces fétichistes senoufo du Djimini
et du Diamala et par le canton musulman mandé-dioula
de Darhala. On y trouve aussi quelques Ngan, dont les
origines sont mal déterminées. Chartier en fait desAgni.
Delafosse avance qu'ils sont un peuple métis, issu des
autochtones de la lisière de la forêt dense et des migrations
Diallonké (Mandé du Sud). Ils sont fétichistes comme les
tribus de la forêt.
Chez les Senoufo Diamala, l'islam commence à pénétrer
sous l'influence de la propagande ou simplement de
l'exemple mandé-dioula. Deux personnalités de cette race
sont à citer, encore que fort peu ferventes : Karamorho Ali
Ouattara et Kongodé Ouattara.
Le premier, Karamorho Ali, est né vers 1860. Il est le
chef du canton de Diamala-Ouest et réside en cette qualité
à Satama-Sokoro. Réfugié à Kodiokofî, à la suite de l'inva-
sion de Samory, il devint le chef des fugitifs. Les Diamala
de la région occidentale le choisirent comme chef en 1900,
au retour des émigrés. L'autorité française le reconnut
d'autant plus facilement qu'il lui avait rendu de réels ser-
vices en 1895, en ravitaillant la colonne Monteil et l'avant-
garde Marchand. Il y a gagné une médaille d'honneur. Ce
chef, intelligent et dévoué, sait fort bien se faire obéir, mal-
gré son grand âge. Il a un canton assez difficile, où s'en-
tremêlent Dioula musulmans et Diamala et Bambara fé-
tichistes, et même deux petits villages Baoulé, au total
3.400 âmes. Riche pasteur, grand cultivateur, Karamorho
Ouattara avec ses neuf femmes aux cultes variés et les
334 personnes de sa case fait plutôt figure de patriarche
fétichiste que de marabout islamique.
Le second, Kongodé Ouattara, né vers 1870, est le chef
du canton du Diamala-Est. Il a succédé en 1906 à son frère
Kourou Mory, qui était fétichiste. Cette famille a toujours
commandé le pays. Kongodé l'ancien était un puissant
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 201
chef dont l'autorité s'étendait, avant Samory, sur tout le
Diamala. Il ne voulut pas se plier aux ordres du conqué-
rant et fut supplanté dans son commandement par
l'almamy Saranorho Fofana, qui sut se rallier à Samory.
Sur ces entrefaites, Kongodé mourut et les Diamala prirent
la fuite. A leur retour en fin 1899, Kourou Mory fut élu
chef par les gens de l'Est. Jusqu'à lui les chefs Diamala sont
fétichistes. C'est avec Kongodé le jeune que l'islam a pénétré
dans la famille princière. C'est un chef mou, peu intelligent,
craintif, qui commande difficilement à 2.5oo personnes où
aux Dioula et métis de Dioula s'entremêlent des Diamala,
des Bambara, et des éléments Baoulé. La mort de Logocina,
son adversaire religieux, lui a rendu quelque autorité sur
les Dioula de Fatama Sokoura, qui jusque-là lui avaient
échappé.
La province Djimini est restée jusqu'à présent intacte.
On y rencontre bien des petits groupements Dioula mu-
sulmans, mais la masse Sénoufo prédominante et les élé-
ments Bambara et Baoulé qui s'y entremêlent sont complè-
tement rebelles à l'islam.
Les quatre cantons senoufo sont :
à) Djimini-Ouest, le plus important avec sesii.5oo habi-
tants; le chef est Kitara Sara Ouattara, de la famille prin-
cière du pays. L'ordre de succession est traditionnellement
le suivant : c'est le chef en titre qui désigne son successeur
dans la famille princière; cette nomination doit être ap-
prouvée par l'assemblée des chefs de village et les notables,
et aujourd'hui ratifiée par l'autorité française.
h) Djimini-Est a 8.200 personnes. Sinassigué Ouattara,
chef depuis 1899, a ramené en place les Djimini qui, battus,
par Samory, avaient été contraints de se réfugier près des
postes français du Baoulé :Kodiokofi etToumodi. A signa-
ler quelques petits groupements Dioula.
c) Djimini-Nord, 900 personnes, dont une centaine de
Dioula. Le chef, Dendiougou Ouattara, fait captif par les
202 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
sofas de Samory, fut vendu àMankono, cequi n'est pas fait
pour lui inspirer de la sympathie pour les musulmans. Il
est assesseur animiste au tribunal de subdivision de
Dabakala.
d) Dabakala, 760 personnes, toutes Senoufo animistes.
Ce canton est de création récente et comprend le village
même et les hameaux de culture voisine; il a été détaché
du Djimini-Nord. Le chef, non Ouattara, né vers 1860, est
intelligent et ouvert. Il est aussi assesseur non musulman
au tribunal.
Ces cantons Djimini sont fort étendus; ils comprennent
chacun plusieurs groupes, ayant des chefs à leur tête; les
chefs de cantons commandent eux-mêmes le groupe où ils
résident. Cette organisation est antérieure à notre installa-
tion dans le pays.
Les principales agglomérations musulmanes de ces can-
tons senoufo sont les deux Dabakala, les deux Satama,
Nborla-Dioulasso, Ouandarama et Tintinkan-Dioulasso.
Dabakala-Dioulasso et Dababala-Koro, dont la réunion
forme le centre de Dabakala, renferme une population
mandé musulmane de près de 400 âmes, 4 marabouts
maîtres d'école, et 2 mosquées, dont l'une est diouma.
La personnalité en vedette est Sanoussi Diabi, dont la
famille est Marka, originaire de Kiba, dans le Banamba
(Bamako); son père Al-Hadji Mokhtar était né à Sananko-
rou. Il partit en pèlerinage à La Mecque vers i865,en revint
vers 1870 et à son passage à Bondoukou, sollicité parle roi
du pays Ardjouma de rester près de lui, acquiesça à ses
propositions et le fixa à Bondoukou. Il racontait par la
suite qu'il avait été le marabout et l'instituteur de Samory,
ce qui est bien possible, car Samory était de Sanankourou.
Il mourut à Bondoukou. Il y commit des exactions sans
nombre, quand Samory eut été vaincu, ses bandes se dis-
persèrent, et Sanoussi vint se réfugier à Dabakala. Il se
signala au début par quelque opposition à notre pouvoir,
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES '203
puis finit par se rallier franchement. Il a donc été nommé
en 19 12 chef des Dioula Dabakala et peu après assesseur
musulman au tribunal de cercle. Il a marié en 1914 une
de ses filles à l'interprète Souleyman Soumaré. C'est un
homme actif, intelligent, qui aime à causer du passé où il
a joué un rôle ; il est relativement lettré et fait, depuis le
début de notre occupation, l'école à une vingtaine d'enfants,
tous de sa famille. La chute de Samory et, plus tard, la
libération des captifs l'ont ruiné ; il vit aujourd'hui de ses
cultures et de ses troupeaux. II est tidiani par un disciple
de son père Karamoko Marna, de Korhogo. Quant à Hadji
Mokhtar, il avait été affilié à cette voie, à la zaouïa de La
Mecque, lors de son pèlerinage. Il a plusieurs frères qui
sont plus commerçants que marabouts.
Karamoko Salia, Baba Béma et Béma Bama, tous trois
cousins, nés tous trois vers 1880, sont des personnalités
mandé dioula de quelque envergure. La famille est origi-
naire de Foulboula dans la Gold Coast. L'ancêtre Idrassa
fut arrêté à Bondoukou par les besoins de son commerce
€t s'y installa. Il eut quatre fils, qui se sont dispersés entre
Bondoukou, Dabakala et Kong, et dont la nombreuse pro-
géniture est perpétuellement sur les grands chemins en
quête de gains commerciaux.
Idrissa Bama.
[
I I i I
Ishaka. Sidiki. Amoro. Bagui,
I I I I
Karamoko Salia. Baba. Béma. disperses.
La famille Bama est à Dabakala depuis 1898 avec l'auto-
risation de Samory. Les trois cousins sont surtout com-
merçants, quelque peu cultivateurs et, à temps perdu,
maîtres d'école. La clientèle scolaire de chacun d'eux
ne dépasse guère la demi-douzaine d'élèves. Ils n'ont qu'une
204 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
très minime instruction arabe, même Karamoko Salia qui
paraît le plus lettré, et dont on a fait un juge au tribunal
de subdivision. Leur instruction s'est faite à Bondoukou,
auprès de Karamoko Lassana. Ils ont reçu Touird qadri
d'un missionnaire de Bou Kounta de Tivaouane, Ahma-
dou Kounta, aujourd'hui disparu du pays. Ce sont des
jeunes gens tranquilles et corrects.
Nous trouvons ici le premier représentant de l'islam
chez les Senoufo : Bamori Koulibali. Il est vrai que ce
n'est pas lui qui s'est converti à l'islam, mais son arrière-
grand-père Amoro, qui paraît bien avoir été un captif.
C'est son patron, on dit aujourd'hui son maître spirituel,
Amoro Diabaraté, qui l'aurait amené à l'islam et l'aurait
marié à une jeune Mandé. Son fils Karamoko Mori, élevé par
une mère Dioula au milieu de Dioula, se dioulisa complè-
tement, si j'ose dire. Ses descendants, Karamoko Sékou et
Bamori Koulibali, font aujourd'hui partie intégrante du
peuple dioula et ne veulent plus rien avoir de commun
avec les Senoufo animistes. C'est môme avec peine qu'ils
avouent leur ascendance senoufo, parce que sans doute
elle évoque le souvenir de la servitude ancestrale. Bamo-
rin chef du village de Babakala-Koro, est né vers i855, au
hameau voisin de Bokala; il a fait des études médiocres,
dont il ne lui est resté absolument rien. Il a eu la préten-
tion d'instruire ses fils ; il y a renoncé. Il n'est sorti deDaba-
kala que pour se réfugier à Bondoukou, lors du passage de
Samory. Il y revint au départ de l'almamy. C'est un- excel-
lent homme, mais mou, apathique, et qui n'est pas capable
de diriger son village. Il a reçu l'ouird qadri d'un Bobo
Dafing, Hadji Adama, venu de Conakry, missionnaire
d'islam et commerçant ambulant, mort en igi5 dans le
Baoulé. Cet Adama disait avoir été affilié à la voie qadri,
à la zaouïa même de La Mecque par un Hadji Mori (?).
La mosquée de Dabakala, sise au centre de la place, est
un joli bâtiment de banco bien entretenu, dans le goût des
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 205
mosquées soudanaises. Elle a pour almamy Soumaïla
Touré, né vers 1860 à Dienné. Il vint à Boudoukou
vers 1895 dans un but de commerce, et s'installa tinalement
à Dabakala, auprès de Karamoko Salia. Il avait femme et
enfants à Dienné; il les a abandonnés et ne les a jamais
revus. 'Il s'est remarié ici. Il, raconte que ses ancêtres
étaient originaires de Tombouctou, mais qu'à la suite de
disputes avec les Meiga, ils durent s'expatrier et vinrent
alors à Dienné. Il a reçu l'ouird qadri de son père Abdour-
Rahman, qui l'avait reçu du cheikh Sidi-1-Bekkaï lui-mèmiC
{f i865), lors de ses guerres contre les Omariens tidia-
nistes. Il se rattache directement à la voie des Kounta. Sans
instruction, sans école, sans livres, Soumaïla est un almamy
de fortune. Il ne fait aucun prône le vendredi.
Mamadou Sékélé Diabi est d'origine Diakanké de Touba
(Guinée). Son père Al-Hadji Issahakay était né. Étant allé
à La Mecque, il s'arrêta à son retour à Bondoukou, vers 1 8go,
et s'y fixa. Son fils est venu s'installer à Dabakala après la
mort de son père. Il dirige sans grande science une petite
école de 5 enfants. Il a reçu l'ouird tidiani de son père, qui
le reçut lui-même à La Mecque, de Tahar Mounteili. Par
Mohammed Amor-l-Ain, et Al-Hadj Ali on arrive au
cheikh Tidjani, fondateur de la Voie. La plupart des affilia-
tions tidjanïa de Tombouctou dérivent de cet Hadji
Issahaka.
A signaler enfin à Dabakala-Koro un autre descendant
du Senoufo Karamoko Youssoufou, dont le sixième ancêtre
a été converti à l'islam par son maître spirituel, ou plus
vraisemblablement par son patron, Ahmadou Diabaraté. 11
est aujourd'hui, et depuis plusieurs générations, nationa-
lisé Mandé-Dioula. Il est qadri de l'obédience de Karamoko
Féré Mori, qu'on verra ci après.
Satqma- Sokoura est un gros bourg dont la population
est fort mêlée. « Les types de races les plus diverses, dit
206 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
Monnier en 1892, Dioula, Agni, Apolloniens, Gannes, y
vivent dans une harmonie parfaite. Un certain nombre de
musulmans, à qui Ton doit l'introduction de quelques in-
dustries, l'usage du vêtement, le métier à tisser. A cela près^
un islamisme des plus accommodants qui s'est superposé
aux pratiques anciennes du fétichisme sans entrer en lutte
avec elles. On y compte 700 Mandé-Dioula musulmans,.
3 écoles et i jolie mosquée de style soudanais, plus
spacieuse même que celle de Dabakala. Elle est « Diouma »
pour la région et a été construite par Logocina Fofana
qui dirige les destinées religieuses du centre. »
Le chef de la génération précédente, Ba Saranorho Fofana,
était déjà un marabout de renom, fervent adepte de qadé-
risme. Originaire du village voisin de Satama Sokoro, il
vint s'installer à Satama Sokoura, lors de sa fondation. A
sa mort vers 1889, il laissa trois fils, imbus de sa piété et
de son affiliation : Logocina, Ali et Koutoukou. Logocina,
né vers i85o et qui est mort en 1913, était un homme
extrêmement intelligent et adroit, qu'on a soupçonné, à tort,,
semble-t-il, à cause de son passé et de son esprit d'intrigue,
d'un machiavélisme dangereux. Dès le début de la carrière
de Samory, il était allé le saluer, et devenu son ami, fut
nommé conseiller de l'almamy et chef de village de Satama
Sokoura. Il lui fournit de la poudre et des armes en
échange de nombreux captifs. Grâce à ces relations ami-
cales, il put éviter la destruction du village qui resta intact
au milieu de la ruine générale. Son prestige date de ce
jour. D'ailleurs il adorait en même temps le soleil levant
et accompagnait avec son frère Ali le capitaine Binger à
Bassam. Son influence était très grande, non seulement au
village même, mais dans le Mango et le Baoulé, où il fai-
sait le dioula et achetait des captifs. Cette sorte de com-
merce lui valut à plusieurs reprises des amendes. L'occu-
pation française remit chacun à la place : Logocina, dans
son rôle de marabout et le chef héréditaire du Diamala
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 20/
dans son commandement. Logocina garda la richesse :
champs, commerce, cheptel, serviteurs, et l'influence mo-
rale, même parmi les animistes. Ses cases comprenaient un
quartier important de la ville. Il mourut en igiS, laissant
son école de 12 élèves, sa charge d'almamy et son autorité
spirituelle à son dernier frère Koutoukou; Ali, le cadet
étant mort antérieurement.
Koutoukou, né vers 1860, avait toujours vécu quelque
peu à l'écart, encore qu'élève et disciple de son frère Lo-
gocina. Sa personnalité, complètement eff'acée derrière
celle de son frère, a pris un peu de vigueur à sa mort. Il
exerce avec assez de prestige la fonction d'almamy et dirige
l'école fraternelle qui avec lui a perdu la moitié de ses
élèves. C'est un brave homme, sans grande instruction, et
à qui il ne faut pas reprocher d'être le frère de Logocina.
Bamori Ba, né vers i865, représente le tidianisme en face
des Fofana, adeptes du qadérisme. Il est l'élève et le dis-
ciple de son père, Ladji Touré qui était originaire de
Kong, mais vint s'établir vers 1860 à Satama Sokoura, et
n'en est plus sorti. Bamori n'a pris aucune part aux aven-
tures de Samory. Il alla se réfugier à Kodiokofî auprès de
nos troupes, lors de la dernière invasion de l'almamy. C'est
un marabout de petite influence, pauvre, bien disposé, et
qui fait l'école à une dizaine d'enfants.
Satama Sokoro, mère de Satama Sokoura, est un village
important à la bifurcation de la route, qui de Bouaké, monte
vers Dabakala ou versGroumaniaet Bondoukou. 11 compte
un millier d'habitants, tous ou à peu près mandé-dioula et
musulmans. Une jolie mosquée, diouma pour la région,
deux écoles et plusieurs personnalités de marque ont
l'honneur du village. Ce sont les Touré qui sont les plus
considérés.
Fa Moriba Touré, mort le 27 septembre igiS, était né
vers i865 au village même, d'un père Karamoko Fana qui
208 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
avait abandonné sa ville natale de Kong pour venir s'ins-
taller à Satama Sokoro. Fa Moriba suivit l'exode de beau-
coup de ses compatriotes à Kodiokifî, revint chez lui avec
nos troupes, et fut à ce moment-là choisi comme almam}-.
Il exerça ses fonctions jusqu'à sa mort, intelligent, fidèle,
dévoué, il nous rendit des services. Il avait été affilié au
tidianisme par son père Karamoko, et faisait l'école à une
dizaine d'enfants.
Ladji Touré, né vers i865, lui succéda comme almamy,
il dirige une école de lo à i5 enfants. En 1917, la faveur
de ses concitoyens s'est reportée sur Siriki Touré, qui a
été élu almamy et qui fait aussi le petit maître d'école ; ils
n'ont, l'un et l'autre, qu'une faible valeur intellectuelle et
aucune instruction.
Ouandarama, village de 3oo habitants, dont la majorité
est islamisée, compte une mosquée, simple case ronde sans
prétention, et une école. L'almamy et maître d'école
(5 élèves) est Ba Boroma Tendossoma, né vers 1875, d'une
famille originaire de Kong et installée depuis plusieurs
générations ici. Ba Boroma se réfugia avec les siens à Kong,
lors de l'invasion de Samory; il ne joua aucun rôle dans
l'aventure, et, à son retour chez lui, en 1898, son père étant
mort, il fut élu, malgré son jeune âge, almamy de Ouanda-
rama. D'une instruction fort limitée, il s'occupe beaucoup
plus de commerce que de prosélytisme ; il a été affilié au
tidianisme par son père. Monnier qui passant à Ouanda-
rama, en 1892, disait de lafraction dioula : «C'est elle qui
occupe la situation prépondérante. Le chef lui-même,
Péminian, vieux brave homme assez insignifiant, subit
cette influence qu'exerce sur lui notre hôte Karamoko
Sirifi, un musulman. C'est un commencement de prise de
possession. A la mort de ce chef actuel, Ce Karamoko aura
quelque chance de prendre sa place, auquel cas les Dioula
de Kong compteraient en fait une colonie de plus. » C'était
très justement vu. Toutefois, par la destruction de l'autorité
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 209
politique de Kong, en 1895-1896, la prédiction ne s'est pa
réalisée.
Mborla-Dioulasso est, après Satama-Sokoro, le village
musulman le plus important du cercle ; il a 800 âmes, deux
écoles et une mosquée-diouma, rebâtie en 1919. On trouve
ici quelques descendants de Senoufo, convertis à l'islam
dans les conditions précédemment exposées. Les destinées
religieuses du village sont depuisdeux siècles entre les mains
des Grambouté, famille d'origine senoufo, dont l'ancêtre,
Karamoko Mamadou, se convertit à l'islam au dix-septième
siècle par la grâce d'un marabout mandé-dioula de la
famille des Kamaraté, qui vint de Kong et s'installa chez
eux. Ses descendants Karamoko Ali, Féré Mori Grambouté,
Karamoko Yahia, Féré Mori (Mamadi), Yahia, Féré Mori,
Yahia, ont été de père en fils les dirigeants de la commu-
nauté islamique locale, minime au début et qui a grandi
avec les générations. Féré iMori Grambouté, qui est
mort en janvier 1920, était né vers i85o. 11 était déjà
almamy et maître d'école lors de l'invasion de Samory, et
dut s'enfuir à Kong avec ses gens. Il revint à Mborla avec
nos troupes et reprit ses fonctions ; il faisait l'école à une
dizaine d'enfants et vécut dans les mêmes termes avec le
chef de canton fétichiste, qui lui faisait des cadeaux. C'était
un excellent homme, dont le fils Yahia Grambouté a pris
la succession. Il est né vers 1880. C'est un homme intel-
ligent, ouvert, instruit, sympathique. Il possède une
bibliothèque d'une douzaine de livres, où l'on trouve avec
2 ou 3 Corans, les auteurs juridiques musulmans (Khalil,
Rissala, Tohfat), les Dalaïl al-Khairat et le Diwan des
poètes arabes. Il se rattache par son père au qadérisme
du marabout missionnaire LansanaBoussiri, vu à Kong.
Yahia Grambouté a un cousin et homonyme, plus connu
sous le nom de Yahia Ba Moro. Il fait l'école à 5 élèves ;
comme il part souvent en voyage commercial, il les passe
H
210 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
à son cousin. Il est qadri de l'obédience de Féré Mori
Grambouté, son oncle.
Les Diabaraté sont d'une famille dioula, qui se dit ori-
ginaire du pays mandé, et dont l'ancêtre serait venu
ici, il y a 23 générations, soit approximativement 7 siècles.
La chose est difficile à croire.
C'est Amoro Diabaraté qui serait venu le premier ici,
ses descendants ont été de père en fils : Fadifoni, Yssoufou,
Ba Kiémorho, Amoro, Ibrahima, Ba Kiamorho, Yssifou,
Fassina, Barama, Ba Dioulo, Amoro Ba, Fadibbi, Fassina,
Yahia, Ba Kiémorho, Bamara, Yssifou, Fassina, Yssifou,
Souleyman, Allé, Ba Kiémorho. Ba Kiémorho, chef actuel
de la famille, est un commerçant et un notable. Il se rat-
tache au qadérisme de Féré Mori Grambouté par Baïmana
de Bouandougou (Séguéla).
Son cousin, Bamara ou Amara Diabaraté, est né vers
1878. Il a 7 élèves, à qui il distribue un peu de Coran et
prétend enseigner les Dalaïl et un peu de Coran ; il est en
réalité à peu près illettré. Il se rattache au qadérisme du
cheikh Sidi-1-Bekkaï par la chaîne suivante : Karamoko
Sidiki, marabout de Bouna, de passage ici, et qui est allé
s'installer à Marabadiassa ; Amoro, père du précédent;
Anzoumana Touré, marabout venu du Niger et installé
à Bouna, où il est ; Omar Cissé de Dienné, disciple de Sidi-
1-Bekkaï.
Souleyman Baïkoro, né vers 1870, autre représentant de
Senoufo converti. Il dit que c'est son sixième ancêtre qui
vint à l'islam par la prédication d'Ishaga, mandé-dioula
de Kadiaoulé, dont la descendance a aujourd'hui disparu.
Il est qadri par Féré Mori Grambouté. Il donne les rudi-
ments du Coran à une demi-douzaine d'élèves et les passe
ensuite à Yahia Grambouté.
Tintinkan Dioulasso possède pour ses io5 musulmans
2 petites écoles de 3 à 5 élèves; celle de Karamoko
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 211
Touré et celle de Farikou Kouibali, tous deux mandé-
dioula aujourd'hui, mais de lointaine origine senoufo. Le
premier, né vers i865, est qadri par l'affiliation de Kara-
moko Béma de Darhala qu'on verra à sa place. Farikou,
né vers 1888, est l'almamy du village, il relève de la
même affiliation.
Le chef du village, Siaka Koulibali, est assesseur au
tribunal de cercle de Dabakala.
Quelques autres villages de ces provinces senoufo du
Djimini et du Diamala renferment encore des colonies
mandé-dioula et musulmanes;, mais elles ne possèdent ni
école, ni personnages notoires. A citer parmi ces colonies
musulmanes : Natoplé, avec 289 âmes; Dangbouasso, avec
196 âmes; Kafardougou, avec 81 âmes; Takana-Dioulasso,
avec 172 âmes; Broubou avec 85 âmes ; Kaolo Dioulasso,
^vec 97 âmes; Natéré Dioulasso, avec 128 âmes ; Kpana
Oulasso, avec 122 âmes; Babadougou, avec 62 âmes;
Yaoussedgou Dioulasso, avec 41 âmes; Kankirasso, avec
60 âmes.
Au total on compte, y corhpris Darhala, que nous
allons voir, 20 villages musulmans ou partiellement
islamisés et 4.800 musulmans dans la subdivision de
Dabakala.
En dehors des deux provinces senoufo animistes, par-
semées de taches d'islam mandé-dioula, deux villages de
cette dernière origine ont été groupés en un canton et
peuvent ainsi conserver leur personnalité islamique : c'est
le canton de Darhala, dont Bassori Ouattara est le chef. Sa
famille commande traditionnellement le village de Darhala.
En 1889, c'est Domba Ouattara, qui était chef et signa le
traité de Protectorat avec Binger. Il laissa deux fils:
Bamori, l'aîné, qui le remplaça et se réfugia à Kong avec
tous les siens lors de l'invasion de Samory ; Bassori, né vers
1870, a succédé en 1915 à Bamori, vieilli et inapte au com.-
2 12 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
mandement. Bassori fait preuve de bonne volonté vis-à-vis
de nous comme à l'égard de l'islam ; assez actif et dévoué,
il essaye de nous donner satisfaction sans toutefois y
réussir, car les gens de Darhala, se déplaçant constamment,
échappent à l'autorité. Comme musulman il était canoni-
quement en règle avec ses trois femmes, mais ses frères
décédés lui en ont laissé trois autres que par la coutume il
a été obligé de prendre. Le voilà donc avec six femmes
légitimes, ce qui n'est plus canonique, mais ce qui ne
Pémeut pas. Son carré comprend 3oo personnes, mais les
familles sont indépendantes. Il a une fortune moyenne;
des petites plantations, un commerce sans prétentions, du
bétail. Il est secondé par son cousin Bakari Ba, qui comme
lui a quelques rudiments d'arabe ; Bassori exerce les
fonctions d'assesseur suppléant au tribunal de cercle.
Le marabout en vedette de Darhala est Bamori Kou-
libali. Il est né vers 1840, d'une famille mandé, venue du
moyen Niger, il y a fort longtemps. Son père Bagui Kou-
libali a fait son éducation. Ni l'un ni l'autre n'avaient
d'affiliation ; Bamori n'est sorti de son village que pour se
réfugier à Kong lors des invasions de Samory. C'est un
bon vieillard, aussi simple que les 4 ou 5 enfants, auxquels
il apprend les rudiments du Coran. Les autres marabou-
taillons ont encore moins d'importance que Bamori.
Darhala avec ses 55o musulmans, ses 4 écoles, sa'
jolie mosquée soudanaise, son prestige de chef-lieu de
canton indépendant, a un certain prestige d'islam dans la
région. Un marabout, qui vient de mourir ses dernières
années, Ka'ramoko, dit Koro Béma, a laissé un certain
renom de sainteté. Il était le chef d'une zaouïa qadrïa, qui
par Al-Hadji Mamaet Al-Hadji Issiaka se rattachait aux
chefs même de cette voie à La Mecque. Elle a essaimé dans
la région et notamment à Darhala, à Telinkan, et à
Mborla. Un autre, Dougoutigui Bagui, fut longtemps le
conseiller de Mamourou, ex-chef du Djimini.
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 213-
C'est à juste titre que dans cette subdivision de Dabakala,.
en très grande majorité animiste et senoufo, on a laissé la
présidence du tribunal à un chef de cette race et de cette
croyance : Penyara Ouattara, né vers 1862, chef du village
des représentants à Dabakala ; il s'en tire d'ailleurs à mer-
veille. 11 suffit qu'il y ait des assesseurs mandé-dioula et
musulmans pour les justiciables de cette catégorie. Ce sont ;
Karamoko Salia, titulaire ; Mamourou Ouattara, Bemba
Bamba et Sibiri Ouattara, suppléants. Le tribunal du cercle
renferme aussi un assesseur titulaire et trois suppléants
musulmans mandé-dioula, vus antérieurement.
9. — Les Tagouana.
La subdivision des Tagouana (dans le cercle du même
nom) a pour chef-lieu Darakolondougou. Elle est peuplée
entièrement par la branche Senoufo qui lui a donné son
nom.
On ne trouve parmi eux aucun élément musulman fixe,
mais en revanche une quantité invraisemblable de dioula
de passage. La grande route du Soudan, celle qui de
Bouaké, terminus de la voie ferrée, monte vers Korhogo
et Sikasso, vers Bobo, vers le Mossi, traverse de long en
large cette province des Tagouana ; elle est suivie par de
véritables grappes humaines, qui surtout Mandé-Dioula^
mais aussi Bobo et Soninké, sont à peu près toutes musul-
manes. Il est vrai qu'ils n'ont pas le temps de faire du
prosélytisme, et que le souci du négoce prime toute autre
considération.
On ne rencontre dans toute la subdivision aucune école
coranique, aucune mosquée, aucun village, ou même quar-
tier de village musulman.
Les 10 cantons tagouana sont commandés par dix chefs
fétichistes, qui sont complètement rebelles à l'islam dioula.
I
214 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE d'iVOIRE
Un seul mérite une citation particulière, c'est Nandiaplé
Kamara, né vers i852, chef du canton de Katiola, qui
comprend 2 villages et 3. 660 âmes. Nandiaplé n'est ni
riche ni influent, et il a bien de la peine à se faire obéir de
ses chefs de ville. Il a besoin d'être constamment soutenu.
Ces deux chefs vivent en fort bons termes avec la station
■des Missions africaines de Lyon, installée à Katiola. Il est
à prévoir que cette mission, qui débute à peine, et qui
compte déjà quelques succès, sera une pierre d'achoppement
pour l'islamisation des Tagouana.
Les tribus Tagouana, comme les tribus voisines Djimini
€t Diamala, sont toutes d'origine senoufo, mais ici, en bor-
dure des tribus Baoulé (d'origine agni), elles ont subi de
nombreux métissages. Dans le sud du cercle et notamment
au nord de Bouaké, le fond de la population est bien
Tagouana (ou tagbana comme on dit aussi), mais
l'influence baoulé (agni) est visible dans la constitution
physique des habitants comme dans leur langue, leurs
mœurs et leurs coutumes juridiques.
Au-dessous de ces peuples senoufo et des infiltrations
mandé-dioula, qui s'y sont glissées, il y aurait une couche
humaine bien antérieure, les autochtones sans doute, les
Diéli. C'est aux missionnaires de Katiola que revient l'hon-
neur d'avoir découvert ce peuple primitif, qui aurait des
ressemblances physiques techniques et dialectales avec
certaines fractions de la Côte, et sans doute aussi de la
forêt; ils auraient ajouté, s'ils avaient mieux connu les
gens de la zone sylvestre, les femmes s'adonnent toutes
à la poterie. Les hommes sont cultivateurs, mais ne
plantent que du maïs et des ignames pour éviter à leurs
femmes l'interminable pilage, qui accompagne toute cui-
sine à base de graines, et leur permettre ainsi de travailler
sans arrêt à leur poterie. Les Diéli, souvent mélangés de
Senoufo, sont encore plus attachés qu'eux si possible
à leurs croyances et coutumes animistes, les uns et
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 2l5
les autres sont pour les Mandé-Dioula des « Bambara ».
On ne peut enregistrer que fort peu de sympathie entre
les Mandé musulmans et lesSenoufo : Tagouana, Djimini,
Diamala fétichistes. Le souvenir de Samory musulman et
de ses monstrueuses cruautés est encore trop vivant et
plane toujours dans l'air, encore que la main du terrible
almamy s'abattit aussi souvent et avec autant de dureté
sur les Mandé-Dioula que sur les Senoufo. Mais il est cer-
tain que le principe de son empire était musulman et en
outre que les Mandé furent toujours de cœur avec lui,
priant pour lui, s'enrôlant dans ses sofas, lui facilitant
ses conquêtes par des renseignements, des subsides, des
approvisionnements et des volontaires, rêvant par lui d'une
domination despotiquement musulmane sur ces « Bam-
bara » païens qui les environnaient. Aussi firent-ils très
généralement preuve de défection, de trahison et d'infamie
envers les malheureux Senoufo. Si Samory ne fut pas un
chef selon leur cœur, ce n'est pas la faute des Mandé-
Dioula. On conviendra que les Senoufo, qui ont vécu
ces dures heures, aient quelque raison de se tenir sur la
réserve.
Tout cette région de Dabakala et des pays en bordure,
tant du Baoulé que de Bondoukou, est parcourue par les ma-
rabouts, les charlatans et les faméliques de Kong. Ce ne
sont pas les musulmans notoires de cette ville qui se ren-
dent dans les cercles voisins pour abuser de la crédulité des
indigènes ; ils trouvent dans Kong même assez d'adeptes
et de talibés qui de bon gré subviennent à leurs besoins. Ce
sont les marabouts, qui n'avant aucun prestige à Kong et
ne pouvant par suite s'y enrichir aux dépens d'autrui,
profitent du renom de sainteté qui auréole encore celte
cité pour aller visiter les cercles voisins et s'y faire donner
des cadeaux, Moins instruits et habitués à moins de
considération, ils n'ont aucun scrupule, et la répression à
leur égard doit être impitoyable.
2l6 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
10. — Bondoukou.
Le cercle de Bondoukou comprenait jusqu'à ces temps
derniers l'angle nord-est de la colonie. La Volta les
séparait de la Gold Coast anglaise. En 1919, on a détaché
provisoirement la subdivision de Bouna.
L'actuel pays de Bondoukou est formé de l'ancien
Royaume indigène des Abron. Ceux-ci, d'origines achanti,
paraissent être arrivés dans la région vers le quinzième
siècle ; leur suprématie s'y est maintenue jusqu'à nos jours.
Le roi actuel, Tan Daté, né vers i855, fils d'Apaho
Sakamé, est le chef héréditaire et traditionnel. Il est le suc-
cesseur de 16 rois, qui « se sont assis sur la chaise ». A ce
titre, il jouit d'un réel prestige; ses qualités personnelles, à
part son loyalisme, ne peuvent guère entrer en ligne de
compte. Il a 26 femmes et 9 enfants, dont l'un est institu-
teur à Korhogo.
Après les Abron, maîtres politiques, et même avanteux,
il faut parler des Kparhalla ou Koulango, qui sont, sinon
les autochtones, au moins les plus anciens habitants du
pays et à ce titre « les maîtres de la terre » dans le Nord.
On les trouve dans tout le cercle, quoique en fort petit
nombre dans le Bondoukou actuel, mais partout, sauf dans
le Nasian, leurs villages sont mélangés à ceux des autres
races. Ils paraissent être de lointaine origine Mandé.
En contact avec les Abron et Koulango fétichistes, vivent
les Mandé-Dioula musulmans. Ils sont originaires de Bégho
ou Berho, jadis très grande cité, située au nord-est de
Bondoukou, non loin du coude de la Volta noire, en Gold
Coast. Ces Dioula ne vivent pas dispersés par petits
villages et même pas par quartiers de villages comme dans la
région voisine de Korhogo, de Kong, de Séguéla, etc.. Ils
sont à peu près tous groupés dans deux cantons qui ont
leur autonomie : canton de l'almamy, canton de Barako.
La mosqiée de Vokobadi.
(Bondoukou.)
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 217
En résumé, les musulmans ne forment dans le cercle
de Bondouicou qu'une petite minorité : 7.000 environ sur
sur 40.000 âmes; ils sont réunis, comme il a été dit, dans
20 villages autour de Bondoukou (canton de l'almamy)
et dans le Barabo. On en trouve à peine quelques-uns dans
plusieurs villages plus éloignés : on les verra ci-après. Il
est à noter que le Barabo est traversé par la route Bondou-
kou à Dabakala. De même, les villages musulmans du
Nassian sont sur la route de Kong à Bondoukou. Comme
nous l'avons signalé à plusieurs reprises, et comme Binger
l'avait déjà fait remarquer, c'est toujours sur les grandes
routes commerciales qu'on trouve les villages musulmans
et dioula.
C'est assez imprudemment que Binger attribue à Bon-
-» -» / -»-»-'
doukou ou Bitougou {kS^, Boutougho, -j^, Ghotogho)
une origine plus ancienne que celle de Dienné, et assure
que sa fondation est antérieure à 1043. On n'en sait rien
en réalité. Les traditions les plus authentiques, celles des
musulmans, énoncent seulement que la plupart des ha-
bitants sont originaires de Bégho (Gold Coast) et que
cette ville ayant été abandonnée à la suite de querelles de
femmes qui divisèrent les gens, l'émigration se produisit
vers le petit village de Bondoukou, qui devint du coup
une grande ville. Conquise par les Abron fétichistes, elle
vécut dans une demi-indépendance, grâce aux excellentes
relations que ses marabouts surent entretenir avec les rois
Abron ; ils ne purent pas toutefois arriver à les convertir.
La conquête de Samory clôt le passé. Un an après, les
Anglais (1896-1897), puis les Français s'installèrent à
Bondoukou, que Binger avait d'ailleurs visitée en 1888
et 1892.
La géographie urbaine de Bondoukou a été faite de main
de maître par Gaston Joseph dans \e Bulletin de l'Afrique
française (d'octobre-décembre igiS). On en retiendra que
2l8 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
la population fixe de Bondoukou, évaluée à 2.800 habitants
(statistique 1920), comprend des éléments des races les
plus diverses, où dominent nettement les Mandé-Dioula,
au nombre de 1.600 environ.
Les Gbein forment, un groupement de 80 individus et
paraissent être les vrais autochtones. On en trouve aussi
quelques-uns dans le Barabo.
- Les Gan ou Wandara, dont le nombre ne dépasse pas
i5o, occupent de petits campements de culture, aux envi-
rons de la ville. Ils ont un dialecte propre et leur chef,
Bandara Massa, ou Sié Coffri, est le maître de la terre. Il
veille à ce qu'elle ne soit pas souillée.
Chaque souillure (adultère, vol, etc..) donne lieu à un
sacrifice au fétiche de la terre. La population, même
musulmane, est soumise envers lui à certaines obligations
coutumières. C'est ainsi que les bouchers dioula ne
peuvent tuer un bœuf ou tout autre animal domestique
(mouton, cabri), sans remettre au boy, envoyé par Sié
Gofi'ri, une pièce de viande, que celui-ci distribueaux gens
de sa cour.
A ce propos, il convient de constater que l'almamy,
mais à titre de chef religieux des musulmans, a lui aussi
une part obligatoire de tout animal tué, de préférence un
morceau de cou et de foie.
Les Gorombo, avec leur chef Kri Coffri, disparaissent
peu à peu et ne sont plus qu'une trentaine. Ils parlent gan
et sont apparentés aux Wandara.
Vient ensuite Vêlement musulman qui est le plus impor-
tant (2.100 âmes), appartient en grande partie au groupe
Mandé. (1.600 âmes), et comprend les tribus suivantes :
Les Noumourou ou forgerons, les Ligbi partis presque
tous à Dabakala avec leur chef Sanoussi, après la conquête
de Samory, et surtout les Dioula proprement dits (Kari
Dioula et Wattara) ; enfin les Marala ou Haoussa
(338 âmes) et les Huéla (134 âmes).
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 219
Les musulmans sont répartis en neuf quartiers : Timité,
Donzo, Koumala, Malara, Kari Dioula, Koumraya, Koko,
Nénéya, et Huéla.
Au nord de la ville, non loin du plateau de Farako, se
trouve une agglomération de paillottes, qu'habitent, au
nombre de 3oo environ, des gens de tous lescours du Soudan
méridional et de la haute Côte d'Ivoire, Djimini et
Diamala de la région de Dabakala, butin des bandes de
Samory, vendus en Gold Coast et venus par la suite à
Bondoukou trouver la liberté, Pallaka, Tagba et Senoufo,
de la région de Korogho. Isolés, minables, craintifs, agri-
culteurs laborieux, fétichistes en majorité, ils sont méprisés
des Dioula et vivent sous notre protection, ainsi que dans
un village de liberté.
« Les Dioula de Bondoukou, dit Joseph, montrent assez
peu de disposition pour le travail. A toute heure du jour,
on les trouve nombreux accroupis le long des murs en
contemplation du néant ou occupés béatement à égrener
leur chapelet. »
Les professions les plus recherchées sont, sans conteste,
celles du pédagogue près des écoles coraniques et de mar-
chand o-u colporteur. Du karamoko et du commerçant
quel doit être le plus considéré? C'est là l'objet de discus-
sions fréquentes. Le premier prétend qu'Allah lui saura
gré d'avoir passé son existence à prier et à enseigner la
prière, le second déclare que les bénéfices qu'il réalise lui
permettront d'avoir des funérailles convenables, qui lui
assureront un Au-delà merveilleux.
On peut évaluer à près de 200, le nombre des bambins,
fillettes, mais garçons surtout, qui fréquentent les huit
écoles coraniques élémentaires de la cité.
Une école coranique d'enseignement supérieur se trouve
dans chacun des quartiers de Donzo, Koumbala et Timité,
ce dernier étant la pépinière des marabouts de renom,
celui où sont choisis les « Almam}' ». Les études y sont
220 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
poussées assez à fond par des karamoko, qui ont été com-
pléter leur instruction arabe en Gold Goast, à Douia.
Bondoukou compte en plus de sa mosquée-cathédrale
2 mosquées de quartier.
Pour Marcel Monnier (1897) Bondoukou rappelle Biskra :
« Le vieux Biskra moins les dattiers, mais un vieux Biskra
croulant, vermoulu, fétide, émergeant à peine de la couche
d'immondices accumulée par les siècles. La perfection dans
le délabrement, tout ce que l'Islam si riche en guenilles, en
vermine éparse dans la poussière dorée, nous fait entre-
voir ailleurs, semble atteindre ici son apothéose. L'incurie
poussée à ce point touche au sublime. L'ordure ainsi mise
en valeur tient du génie.
«Au demeurant, tous, du petit au grand, importuns,
loquaces et sans gêne à l'égal de leurs congénères des pays
voisins, avec un air de supériorité prétentieuse, un parler
onctueux, des gestes bénisseurs dont on se lasse vite. »
«Attirer l'étranger, dit encore Joseph, l'amener à sta-
tionner le plus longtemps possible chez lui, paraît être le
plus grand souci du Dioula de Bondoukou. C'est ce qui
explique, en dehors de l'influence de la nature et du milieu
son goût tout particulier pour les réjouissances à tout pro-
pos, en dehors même des beaux clairs de lune et des fêtes
annuelles des Pintades, de l'Eau, du Ramadan, des Jeunes
Filles, des Mariages, du Mouton, etc.. Cette misère dorée
saisit toutes les occasions pour s'endimancher, s'affubler de
boubous sensationnels, esbrouff'er sa clientèle de pas-
sage... »
Bondoukou était un gîte d'étapes important pour le cara-
vanier du Soudan, soit que celui-ci se rendît dans l'Achanti
anglaise pour vendre du bétail ou des pagnes, soit qu'il en
revînt avec des kolas, de la poudre, du sel ou d'autres pro-
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 221
duits d'importation européenne. Dans cette ville de plaisir,
où les fêtes coutumières se succèdent et où naturellement
les occasions de dépenses sont nombreuses les Noirs étran-
gers aimaient à stationner, après avoir traversé des villages
habités par des indigènes de races différentes et parlant
d'autres dialectes. Les caravaniers arrivaient à Boudoukou
et descendaient dans l'un des quartiers comme dans un
hôtel. Amenaient-ils un troupeau, ils payaient à leur hôte
I fr. 25 par tête de bœuf et o fr. 60 par tête de mouton.
Ils payaient leur nourriture et celle de leurs bergers ou de
leurs porteurs. L'hôte dioula se chargeait souvent lui-même
de la vente du bétail à Wanchi, à Sikassiko, ou à Coom-
assie. Et, pendant ce temps le marchand demeurait à
Bondoukou, où avant son départ on s'entendait à lui faire
dépenser, par les femmes et par le jeu, le plus clair de ses
bénéfices. Cet état de choses subsiste toujours.
De nombreuses personnalités sont à signaler : la plus
importante paraît être Kounandi Timité, almamy de la
grande mosquée, chef du canton urbain dioula, dit « de
l'almamy », auteur au nom de ses coreligionnaires,
en 191 5, d'une adresse de loyalisme, donnée en annexe, et
auteur de ce compliment versifié au drapeau français :
« Salut au drapeau qui fait triompher les armées. Puis-
sent tes troupes ne pas cesser de vaincre les nations.
« Nous nous réjouissons de ta victoire sur tes ennemis.
Nous sommes joyeux de la victoire de nos troupes magna-
nimes... »
Koumandi, de race mandé-dioula, est né vers i858. II
appartient à la famille des Timité, depuis longtemps isla-
misée, et dans laquelle sont pris; depuis plusieurs généra-
tions, les almamys de Bondoukou. Cette famille est origi-
naire de Bégho (Gold Coast).
Son père, l'almamy Malik, marabout influent de la
région, mourut le laissant en bas âge. Il fut élevé par ses
trois oncles, Almamy Séidoré, Almamy Brahima, Almamy
22a ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
Ismaïla, qui furent tout trois successivement chefs de la
mosquée de Bondoukou. Il acheva ses études avec Kara-
moko Marna, qui lui conféra l'ouerd qadri.
Kounandi Timité est très attaché à la France. Il l'a
montré au début de l'occupation lors des troubles des
Abron, il nous l'a maintes fois manifesté depuis ce jour, et
pourtant ceci ne l'a pas empêché, au début' de 1914, d'aller
faire une fugue de deux mois au poste de Sunyani (Gold
Coast). Sous le prétexte d'acheter des kolas, il allait se
rendre compte de la valeur des propositions du district
càmmissionner de l'Ouest Achanti, qui depuis longtemps
essayait de l'attirer dans le Begho pour lui faire reconsti-
tuer le village. C'est de là, en effet, que sont originaires
quelques groupements dioula de Bondoukou et des envi-
rons. Les sollicitations de ses parents et amis le rappelèrent
à Bondoukou.
Kounandi est un marabout intelligent et lettré, qui lit et
écrit assez correctement l'arabe littéraire, et n'est pas sans
connaissances théologiques sur sa religion. Il a tenté d'ap-
prendre le français, mais après 8 ou 9 séances au cours du
soir, a dû y renoncer. Il préside régulièrement la prière
solennelle du vendredi à la grande mosquée de Bondoukou,
et aussitôt après, vient faire visite au commandant de
cercle.
Il fait le commerce de kolas et de bœufs. Il jouit d'une
grande influence, non seulement dans la communauté
musulmane Mandé-Dioula de Bondoukou et de la région,
tant française qu'anglaise, mais même parmi les popula-
tions fétichistes de la région, Abron et Koulango, chefs et
sujets, qui viennent lui demander des consultations. Celte
influence est due en grande partie à notre présence, encore
que notre aide ait été purement négative, mais on constate
une fois de plus qu'après une période de stagnation, l'islam
retire toujours de notre occupation les bénéfices les plus
grands dans le monde fétichiste. Pour Koumandi Timité,
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 22*3
le roi des Abron lui disait « en 1898 » : « Si les Français
n'étaient pas là, tu n'aurais déjà plus ta tête sur tes
épaules. » Les temps sont bien changés.
On tient si fort à l'heure actuelle, au moins dans la com-
munauté musulmane, à Kounandi, qu'ayant appris qu'il
projetait d'abandonner Bondoukou pour aller s'établir en
Gold Coast, les notables de la communauté musulmane lui
mirent le marché en main : ou résilier immédiatement
ses fonctions d'almamy ou s'engager sur le Coran à
rester dans la ville. Kounandi dut céder à cette sorte de
chantage et fit la promesse demandée. On raconte aussi que
les notables des quartiers dioula, beaucoup plus routiniers
que lui, lui avaient interdit, il y a quelques années, de fré-
quenter l'école française et de porter des sandales, brodées
d'or, sous prétexte que la coutume ne le prévoyait pas. Il
est le seul marabout de la Côte d'Ivoire à posséder un
harem fermé, ou du moins tenu demi-fermé, inaccessible
au public et gardé par un vieux captif, qui remplit sans
sévérité les fonctions d'eunuque du sérail.
Koumandi a une belle bibliothèque de 60 à 80 volumes,
très mêlés, mais ayant trait à peu près tous à l'islam.
Il dirige une école coranique d'une vingtaine d'élèves,
surtout originaires de Bondoukou (quelques-uns viennent
de Sorhobango) ; et fait de temps en temps un petit cours
d'enseignement supérieur.
II a pour gendre son cousin, Salia Ba Timité. Kounandi
a été affilié au qadérisme par son oncle Karamoko Ibra-
hima. Il est aujourd'hui, en vertu des mêmes pouvoirs, le
moqaddem decette voie dans la région. La chaîne mystique
de Karamoko Ibrahima s'établit ainsi : Almamy Seidou,
Almamy Qadiri, Mamadou Konaté, Dioula de Kong, Aliou,
Mamadou Konaté, et enfin Mohammadi, missionnaire blanc
du Nord, indéterminé, sans doute un Kounti. Karamoko
Salia, cousin et gendre de Kounandi, est aussi une des
gloires de la région après Kounandi. Il est né vers 1854, et
224 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
a suivi le processus d'études et d'affiliation de son cousin;
il le remplace d'ailleurs à la mosquée quand celui-ci est
malade ou absent. C'est un bon lettré, mais qui a rompu
avec l'enseignement. Il a été riche jadis; il possédait des
captifs, faisait le commerce de la poudre et des kolas, etc..
Aujourd'hui ses ressources sont tout à fait réduites et il vit
du produit de ses plantations. Il est en relations avec tous
les chefs de la subdivision, musulmans ou fétichistes, qui
viennent le consulter,
Karamoko Timité, névers 1882, est le dernier marabout
de la famille qui mérite une mention. C'est un maître
d'école renommé, qui a, en permanence au moins, une
vingtaine d'élèves. Il est qadri de l'obédience précitée.
Toutes les autres personnalités de marque de Bondoukou
sont tidiana, mais d'obédiences diverses. La plus notoire est
Alagui Sakalio, dont la famille originaire de Bobo Diou-
lasso, est Dafing. Son père s'était établi à Diennéné (Gold
Coast). C'est là qu'Alagui est né. Petit-fils d'Ansoumana
Soualio, qui s'était fait à Safani, dans le Dafing, une
grande réputation maraboutique, fils de Karamoko Mama,
qui a passé jusqu'au début du siècle pour le plus grand mara-
bout de la région et est mort à Bouna en odeur de sainteté,
Alagui a renforcé ce pieux héritage par la dignité de sa
vie, la pureté de ses mœurs, la charge de moqaddem, le
prestige de son instruction arabe, qui est réelle, et enfin la
vertu du pèlerinage à La Mecque, efi"ectué vers 1910. Aussi
ne faut-il pas s'étonner qu'il ait acquis une très grosse in-
fluence, non seulement chez les musulmans de Bondoukou,
mais encore parmi les populations fétichistes du cercle, qui
le préfèrent à leurs chefs, ivrognes, querelleurs et brutaux.
Il a notamment gagné la confiance de Tan Daté, roi des
Abron fétichistes, dont il est le fournisseur officiel de gris-
gris, et qui lui fait des cadeaux considérables. Les relations
d'Alagui débordent la cité* il voit beaucoup de Haoussa,
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 225
les tribus de Salaga, les villages de Gold Coast. C'est un
homme intelligent, ouvert, éveillé, qu'on a eu le tort de
persécuter gratuitement, sous prétexte qu'il n'avait pas de
ressources avouées, et qu'il recevait des cadeaux. Qui n'en
reçoit pas en Afrique? On voulut même l'expulser de Bon-
doukou, mais le roi des Abron et les chefs de quartier,
c'est-à-dire fétichistes et musulmans, demandèrent avec
tant d'insistance sa grâce qu'il fallut bien la lui accorder.
C'est ainsi qu'on manque trop souvent d'esprit de suite ;
persécutant les uns comme Alagui et élevant sur un pavois,
au moins inutile, les autres, tel Kounandi, qui en profite
pour tenter la conversion des fétichistes. Alagui fait l'école
à une vingtaine d'enfants, originaires soit de la ville soit
duDiennéné et de Fougoula (Gold Coast). Il continue la voie
tidianade ses ancêtres précitées. Aux dernières nouvelles,
Alagui Soualio, craignant des tracasseries, s'est retiré à
Diennéné.
Un autre disciple de Karamoko Mama, c'est YahiaKama-
rhaté. Sa famille est originaire de Bégho (Gold Coast) et
n'est pas de lignée maraboutique. Le père de Yahia, Moro
Kamarhaté, vivait de son commerce et de plantations. C'est
Yahia qui, à la suite d'excellentes études auprès de Kara-
moko Ali Barré, grand marabout local, s'est mué en
homme de Dieu. Il a peu de relations, peu d'influence, et
ne voit guère que le chef de canton, Yao Krah. C'est un
homme intelligent et instruit, qui distribue les rudiments
du Coran à 12 ou i5 enfants.
Une seconde obédience tidiana est celle des Ouattara.
Kounandi Ouattara fut un grand marabout local, qui mou-
rut vers 1860, laissant sa succession à son fils Karamorho
Ibrahima. Celui-ci a continué le bon exemple paternel et
]'a transmis avecsa Voie, à son fils Karamorho Lagazané.
Né vers 1860, Lagazané (Hassan) est un marabout très
écouté à Bondoukou et qui entretient les meilleures rela-
tions avec les chefs fétichistes, tels Tan Daté, roi des Abron,
i5
220 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
et le chef du Nasian. Il n'a que peu de fortune et vit sur-
tout du produit de ses plantations. Intelligent' et lettré, il a
une des écoles les plus florissantes de Bondoukou : une
trentaine d'élèves en moyenne.
Le tidianisme Omari est représenté par Alagui Abou
Bakari, qui a reçu l'ouird de cette voie à Ségou, où il est
né en 1874. Sa famille est d'ailleurs originaire de Ségou,
où son père Kalilou et son grand-père Abou Bakari étaient,
assure-t-il, des marabouts connus. Il a fait le pèlerinage à
La Mecque vers 1909-1910, ce qui n'a pas peu contribuer à
exalter son esprit, déjà quelque peu déséquilibré; il vit
complètement seul et n'a pas de femme. Ce sont ses voisins
de case qui lui portent à manger. Il ne sort de chez lui que
pour aller à la prière solennelle du vendredi, ou de temps
en temps pour se jeter à la tête des passants et les exhorter
à la piété. Il reçoit quelques visites de ses collègues. C'est
un homme certainement douteux. Il ne semble pas avoir
des talibés et en tout cas ne fait pas l'école.
Une autre branche tidianïa est celle des Bané, introduite
dans le pays il y a un demi-siècle par Aboudou Bané,
grand marabout de Bondoukou, mais qui était originaire
de Bégho. Son fils Ali Bané recueillit sa succession spiri-
tuelle et la passa à son tour à son fils aîné, Mamadou Bané.
Depuis la mort de ce dernier, c'est le cadet Biaboudou, né
vers 1860, qui dirige le groupement. C'est un excellent
homme, très apprécié par les indigènes, qui lui demandent
des gris-gris et qui envoient en foule les enfants à son école
coranique (45 à 5o) et par l'Administration même, malgré
qu'elle l'ait puni disciplinairement, vers 1908, pour avoir
contrevenu aux règlements sanitaires. Sa moralité n'est
pas toutefois à l'abri de tout soupçon. On l'accuse d'une
légèreté de mœurs, qui fait tort à sa dignité marabouiique.
Il aurait eu entre autres des relations avec une femme de
l'almamy, qui le chassa de sa case et se brouilla avec lui,
et plus tard avec une femme de son frère. Peu fortuné, il
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 227
vit d'aumônes et du produit de ses plantations, Biaboudou
est le moqaddem tidiani de la région par Karamoko Mama,
son frère; Ali Bané, leur frère; Aboudou, le grand-père;
et Alagui Siaka, toucouleur, qui avait reçu les pouvoirs à
La Mecque de Tahir, chef de la Zaouïa tidjanïa.
Il n'est pas jusqu'au tidianisme d'Al-Hadj Malik, le cé-
lèbre marabout sénégalais deTivaouane, qui ne soit repré-
senté ici : Alagui Bakari Sidiki, né vers 1868 à Kong et
disciple de son frère aîné Alagui Ali, jadis à Bondoukou,
aujourd'hui à Kong. Il a fait le pèlerinage vers 1890 et a
séjourné trois ans à La Mecque. Il était le disciple de leur
père commun, Alagui Fofana, qui avait reçu l'ouird à son
retour de La Mecque, en passant au Sénégal. C'est, comme
on le voit, une famille de pèlerins. Atagui a fait son pèle-
rinage en 1906. C'est un homme sérieux, qui fait très peu
d'enseignement, mais surtout du commerce. Il voyage sou-
vent dans la direction de Kong. A Bondoukou, il jouit d'une
excellente réputation et ne s'est signalé que par quelques
difficultés avec l'almamy en igiS. Il voulait prendre une
femme, dont le mari était parti en voyage de négoce. L'al-
mamy le lui défendit. Ils se sont réconciliés par la suite.
Les autres villages musulmans du «canton de l'Almamy »
sont :
Banakani; on y voit une mosquée, et trois écoles diri-
gées par des marabouts de peu d'importance : Anzoumana
Dengo, Dioulasso Baba, et Ali Kali, né vers 1872, le plus
connu (12 élèves).
Bondo-Dioula (526 âmes) ; une mosquée et trois écoles.
Le marabout en vedette estMamadou Domba,névers i85o;
il enseigne le Coran à une quinzaine d'enfants. Il y a, à
côtéde Bondo-Dioula, un Bondo-Koulango, qui ne contient
que des Koulango fétichistes.
Sorhobango, gros village de i.i 32 âmes (446 musulmans,
687 fétichistes), où Ton voit une mosquée de deux écoles,
223 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
mais dont la plupart des enfants viennent faire leurs études
à Bondoukou voisine. Le personnage en vedette est Kara-
noghoma Ouattara, dit Almamy Marna, né vers i855, d'une
famille originaire de Bégho (Gold Coast) ; mais qui est fixée
depuis longtemps dans le pays et qui a toujours fourni les
almamys au village. Almamy Mama fait l'école à une
dizaine d'enfants, il est très vénéré à Sorhobango, mais ne
paraît pas jouir d'une bien grande influence. C'est, en efl"et
à Bondoukou que les musulmans viennent faire régler leurs
différends. Il a été affilié au tidianisme par son père Sou-
leiman Ouattara. A signaler encore, à Sorhobango, le
Karamoko Dabila, petit maître d'école.
Sorhobango veut dire, en koulango, village (bango) mu-
sulman (Sorho ou plutôt Sorhobo). Il est peuplé par les
Huéla ou Vuéla, tribu mandé, qui se difierencie sensible-
ment de leurs cousins dioula. On les trouve aussi à So-
ghobo, à Ndamisso, et plus partiellement à Bondoukou et
à Assafoumo. Ils sont en partie musulmans et en partie
païens. « Les musulmans, dit Delafosse, portent le boubou,
ont des cases à terrasse, et outre leur dialecte, parlent tous
le dioula. Les Huéla païens s'habillent de pagnes, ont des
cases à toiture de paille, comme leurs voisins Koulango ou
Nafana, et parlent presque tous, outre leur dialecte, le
Koulango dans l'Ouest ou le Nafana à l'Est. On prétend
que l'islamisme avait été introduit à Bégho, patrie des
Huéla, vers le onzième siècle, par un des leurs, qui avait
fait le pèlerinage de La iMecque. Les Huéla musulmans
sont beaucoup plus fervents que les Dioula, bien que l'is-
lamisme soit bien moins répandu chez eux que chez ces
derniers. » Delafosse, qui visitait le village huéla deGuénéné
(février igoS), sis, il est vrai, en pays anglais, dit : « C'est
la plus pieuse des communautés musulmanes que j'aie vues
jusqu'ici en pays nègre; la prière publique s'y fait sans
interruption de l'aurore à la nuit, devant une petite mos-
quée rectangulaire, couverte d'un toit conique en paille. »
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 229
Dara-Fakaye (83 âmes), peuplé de Huéla musulmans,
sorte de hameau de culture du quartier Huéla de Bon-
doukou.
Pougoubé, 189 habitants, tous Mandé-Dioula musul-
mans; I école coranique. Une personnalité bien effacée
d'ailleurs : Alama Kamarhaté, né vers 1880, tidiani.
Syé-Koyo, 78 habitants, tous Mandé-Dioula musulmans ;
I école coranique.
Le canton du Barabo est beaucoup moins riche en per-
sonnages notoires que celui de Bondoukou. Le chef du
canton est Lamin Ouattara, né vers 1870, qui a succédé en
1916 a son père Abou Ba. Il disposa d'une autorité essen-
tiellement temporelle et rend hommage au roi des Abron.
Ce canton contient 29 villages, tous dioula et musulmans,
mais à cause de la proximité des Koulango tout le monde
y parle leur langue. Les villages notoires par leurs écoles
et leur mosquée sont : Bandakiani, Sandiewi, Talakini et
Kouroumambila.
Bandakiami-Sokoura (706 âmes) renferme le marabout
le plus influent de tout le Barabo; Alagui Ali, né vers 1875.
II est de caste maraboutique, et son père Souleyman Kara-
rhaté et son grand-père, Abou Bakari, ont laissé un certain
renom. 11 a fait ses études auprès de son père et en a reçu
l'ouird tidiani. Il a accompli le pèlerinage à La Mecque en
1907- 1908. C'est un homme d'une réelle valeur intellec-
tuelle et morale. Il entretient les meilleures relations avec
Tan Daté, roi des Abron, et avec les principaux chefs féti-
chistes. Il a une quinzaine d'élèves, fils des cultivateurs des
environs.
L'autre maître d'école est Karamoko Ali Kali Saranorho,
né vers 1868, issu des Saranorho, famille célèbre de Kong.
Son père Sidiki et son grand-père Béma Sindou y ont laissé
un nom estimé. Ali Kali a conservé des relations avec les
gens de Kong et même avec ceux de Bobo Dioulasso, d'où
230 ÉTUDES SUP l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
sa famille est venue, vers le dixième siècle. Plusieurs de
ses élèves sont des enfants, mis ici en pension par leurs
parents, suivant la coutume mandé-dioula. L'influence
d'Ali Kali dans le village et aux environs est réelle, mais
elle tient peut-être plus à sa réputation et à ses pratiques
de sorcier qu'à sa science et à ses vertus islamiques. Il est
connu de tout le canton, où il se déplace fréquemment; il
fait du commerce soit personnellement, soit par ses servi-
teurs. Ses relations avec l'Administration sont correctes;
elles n'ont subi qu'un accroc, le jour où l'on s'aperçut qu'il
dissimulait les imposables de sa case.
A côté de Bandakani-Sokoura, Bandakani-Tamoura ren-
ferme 177 Dioula musulmans; le personnage notoire y est
Mohammadou Taraoré, Marka, né à Koo, dans le cercle de
San, vers 1880, qadri, élève d'un bambara converti de
Ségou. Il était à Bouna en voyage de commerce avec ses
captifs en [897, quand il fut pris dans le remous des luttes
de Samory ; ses captifs lui furent enlevés; lui-même, em-
mené par Samory, put s'échapper pendant la fuite de l'al-
mamy et revint à Bouna, où il a toujours vécu depuis ce
temps en cultivateur paisible. 11 a de petites connaissances
arabes.
A Sandiéwi, deux marabouts méritent de retenir l'atten-
tion : Amadou Ouattara et Massa Aboudou. Amadou Ouat-
tara, fils et petit-fils de marabouts, originaires de Bobo
Dioulasso, est né à Sandiéwi en 1882. Son père Alagui
Ouattara avait fait le pèlerinage et a laissé un nom à Bobo;
il a affilié son fils au tidianisme. Amadou est très connu
dans toute la région et jouit d'une grande considération, il
reçoit de nombreuses visites de Bobo et de Bouna et son
influence contre-balance celle d'Alagui Ali. Peu fortuné, il
vit du produit de ses plantations. Son école comprend une
dizaine d'élèves. Il est intelligent et ouvert; c'est de plus
un lettré distingué. Massa Aboudou, l'autre marabout du
Sandiéwi, n'a aucune envergure; il est né vers 1870, se
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 23 1
dit tidiani et fait l'école à une demi-douzaine d'enfants.
Sandiéwi est peuplé de 604 Dioula musulmans ; il ren-
ferme une mosquée ; c'est de plus la résidence du chef de
canton, qui est un Dioula. 11 y a lieu de signaler un léger
mouvement d'islamisation dans le Barabo qui est, à l'heure
actuelle, à peu près partagé par moitiés entre musulmans
et fétichistes. Avant notre occupation, les Abron, maîtres
du pays, interdisaient les conversions. Aussi, et par esprit
de réaction sans doute, dès que cette interdiction fut levée,
c'est-à-dire avec notre occupation, un certain nombre de
Koulango se rangèrent-ils sous la bannière de l'islam. Ce
mouvement s'est considérablement ralenti.
On signalera donc parmi les autres villages musulmans
de Barabo :
Anoualiokoro, 25o Dioula, tous musulmans; i école
coranique, i mosquée;
Bangbo, 81 Koulango, tous islamisés, pas de mosquée;
un simple touron (maqam) ;
Déléwaré, 76 Koulango, dont 20 islamisés, i touron ;
Tébagoro, 48 Dioula, tous musulmans; ils font salam à
l'ombre d'un arbre;
Kamélé, 264 Koulango, dont les trois cinquièmes sont
islamisés ; i touron ;
Kiéti, 61 Koulango, dont 40 sont islamisés ; i touron;
Kimassi, 68 Koulango, dont 20 islamisés, i touron.
Kohotadougou, 280 Dioula, tous musulmans; 2 écoles
coraniques, i mosquée en construction, i touron.
Kondourou-Bango, 140 Koulango, dont 3o islamisés ;.
I touron ;
Kouadiodimabango, 169 Koulango, dont 20 islamisés;
Kouadio Koto, i3o Koulango, dont 80 islamisés; i touron;
Kouékrou-Koukourou, 36 Koulango, dont 10 islamisés;
Kouassikrou, 21 3 Koulango, dont 40 islamisés; i touron;
Logotan (ou Loratan), 93 Koulango, dont 3o islamisés ;
1 touron ;
232 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
Mandamou, ii8 Koulango, dont i5 islamisés; i touron ;
Namassi, 298 Koulango, dont 20 islamisés ; i touron ;
Pala, i85 musulmans, dont 10 islamisés; i touron;
Lalo, 126 musulmans, dont 16 islamisés; i touron;
Sandigué, 48 Koulango dont 10 islamisés;
Séguéti, 5o Koulango, dont 14 islamisés;
Les deux Télahini : Sokoura 164 âmes, et Tomoura 209,
sont Dioula et musulmans; ils renferment chacun une
école coranique et i mosquée. Le plus connu de ses deux
personnages est KaramokoTaroua, né vers 1870, tidiani.
Yorobadi est aussi un village musulman dioula de
35o âmes. Il renferme i belle mosquée et i école coranique.
Si l'on veut être complet il conviendra de citer en dehors
des deux cantons de l'almamy et du Barabo :
Dans le canton de Ayen Effyé:
a) Tabagne, où sur 406 âmes, Abron fétichistes, on
trouve i5 Dioula musulmans venus de Bouna ;
b) Tamoroné, où sur les 1 14 Nafana fétichistes, on trouve
20 Dioula musulmans.
Dans le canton de Bini :
a) Dekokrou ; 44 âmes, 10 Dioula musulmans de Kong,
b) Kanakourou-Bouranso, où à côté des 53 Agni féti-
chistes, on trouve 40 Dioula musulmans ;
c) Takikrou-Bouranso, 48 âmes, où à côté de 33 Agni
fétichistes, on trouve 10 Dioula de Kong.
Dans le canton de Foumassa:
Sogui, où à côté de 53 Koulango fétichistes, on trouve
20 Dioula musulmans.
Dans le canton de Bouna-Abradé, N'dakrou, dont les
66 âmes se partagent par moitiés entre Agni fétichistes du
Bouna et Dioula musulmans de Korodougou.
Dans le canton de Nasian :
a) Douroubila, 36 Dioula Ouattara musulmans ; i touron ;
b) Kâpin, où à côté de io5 Koulango fétichistes, on trouve
kV'- -
NdaIU OlATTARA,
roi de Bouna (Bouna Mansa)
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 233
73 musulmans, dont 58 Dioula et i5 Huéla ; i touron ;
c) Paradhi, gros village de SyS Koulango, où Ton compte
une vingtaine de Noumou islamisés;
d) Sidiki Bango, 90 âmes partagées entre Dioula musul-
mans et Koulango fétichistes;
e) Laminasse, 72 âmes de même répartition;
/) Zamou, 126 âmes de même répartition.
Dans le canton de Pénango:
Sissié, iSy âmes, se décomposant en 3/5 Nafana,
1/5 Abron, tous fétichistes, et i/5 Dioula musulmans ;
I touron.
Dans le canton de Syendi Anpounou, 80 âmes, se parta-
geant en Koulango fétichistes et Huéla musulmans, venus
de Bondoukou.
Au total, l'actuel cercle de Bondoukou comprend
7.000 musulmans et, à leurs côtés, vivent dans les mêmes
villages 4.100 animistes. On y trouve 27 écoles coraniques
et 12 mosquées.
II. — Bouna.
Le cercle de Bouna, connu jadis sous le nom d'États de
Bouna, est resté attaché jusqu'en 191g au cercle de Bon-
doukou. 11 a repris à cette date, et sans doute provisoire-
ment, à cause d'opérations de police, nécessaires chez
les Lobi, son indépendance administrative. Il est
peuplé d'indigènes de race Koulango ou Kparhala,
essentiellement fétichistes, dont le chef, ou Bouna Mansa,
commande territorialement tout le pays.
Il ne peut disposer à son gré de la propriété du sol,
mais, d'après une tradition remontant au premier Mansa
de Bouna, il possède le droit de prélever une dîme sur les
produits de la chasse et sur l'or recueillis dans ses États.
Ce sont les chefs de canton et de villages qui donnent les
concessions rurales.
234 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
Les musulmans y ont accès, comme les autres, mais les
terrains ne peuvent pas devenir leur propriété personnelle.
Le pays Koulango est parsemé, comme tout le Nord de
la Côte d'Ivoire, de groupements, soit villages, soit quar-
tiers de villages, Mandé-Dioula et musulmans. Au nord du
cercle, en bordure du Soudan et del a Gold Coast, on trouve
des peuplades fétichistes, Birifon, Lobi, Dagaré, qui inté-
ressent surtout les colonies voisines. L'autorité du Bouna
Mansa sur ces derniers est nulle.
La légende ou l'histoire attribue au Dagomba Bounkani
le peuplement du pays. 11 était originaire de Sansanné
Mango (Togo) et émigra de son pays, vers le début du dix-
septième siècle. Après un premier établissement à Lankara,
à 4 kilomètres nord-est de Bouna, il s'installa à Bouna
même, et y créa la ville actuelle. D'autres Dagomba le
rejoignirent, puis des Mandé-Dioula musulmans. Les pre-
miers, restant fétichistes et sans apport de sang étranger,
puisque les Dioula refusaient de leur donner leurs filles
en mariage, sont devenus le peuple Kparhala, c'est-à-dire,
à les en croire, « ceux qui ne font pas salam ». Il est bien
vrai' qu'ils sont rebelles à l'islam. Moins farouches, les
Kparhala ont donné leurs filles aux Dioula et les enfants
métis, fondus dans le peuple mandé, ont été acquis à
l'islam.
Le pays de Bouna a vécu relativement tranquille jusqu'à
la fin du dix-neuvième siècle. Ses principaux ennemis
étaient les Dioula musulmans et les Abron fétichistes de
Bondoukou, souvent coalisés entre eux, et qui vinrent
plusieurs fois jusqu'à la capitale.
A l'apparition de Samory et après la destruction de
Dabakala, Bouna comprit que les hostilités s'imposaient.
Le chef Diébango envoya son marabout Salia Cissé, à
Mango, pour acheter de la poudre, mais les Dioula de Kong
écrivirent à la fois à Bondoukou et à Bouna pour leur faire
connaître la puissance de Samory et l'inutilité de la résis-
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 235
tance (fin iSgS). On trouvera en annexe le texte de cette
lettre dont ci-dessous la traduction :
« Invocation du nom de Dieu. Cette lettre est portée par
un envoyé de Dieu et écrite sous la dictée de Dieu.
« Nous, hommes de Kong, nous envoyons cette lettre à
notre famille qui est à Bouna. Moi, Bakari ould Ouatta'ra,
fils de Lokonso Barou, roi des D.ioula de Kong, j'ai écrit
cette lettre, sous la dictée de Dieu, pour l'envoyer aux
hommes de Bouna. J'envoie mon salut au roi de Bouna, et
fais des vœux pour que Dieu le sauve et tous les habitants
de Bouna, ainsi que ses fils. Samory vient de faire la
guerre dans le Djimini et m'a fait dire qu'il ne
veut pas faire la guerre aux hommes de Kong et
à leur famille, qui sont à Bouna, et qui sont des cama-
rades. Les hommes de Kong font cette lettre et l'envoient
à Bouna. Samory dit qu'il faut lui obéir. »
Diébango et les gens de Bouna acquiescèrent à ces judi-
cieux conseils.
A Bondoukou, au contraire, les rois Ardjoumani et Papi
se préparèrent à la résistance. Le premier se porta au
devant de l'almamy qu'il rencontra près de Comoé, entre
Barobo et Koulousan. Les Dioula furent battus ; Samory
les poursuivit jusqu'à Bini où il leur infligea une seconde
défaite; il fut encore victorieux devant Bondoukou.
Il s'installa dans cette ville et échangea avec Diébango
de nombreux cadeaux et témoignages d'amitié. Les habi-
tants de Bondoukou n'osaient quitter la brousse, où ils
s'étaient cachés; Samory leur promit de ne pas détruire
leur ville, s'ils lui remettaient « mille pépites d'or grosses
comme le poing», dit Saléa Cissé, messager de Diébango
auprès de l'almamy. Quand ce marabout rentra à Bouna,
il était accompagné par deux envoyés de Samory, qui
réclamèrent à Diébango les captifs de Tiéba. Le roi refusa.
236 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
Il devait finir par céder, et même par perdre son
royaume et la vie, sous les coups répétés de Saranké Mori,
fils de Samory.
« Centre des incursions de Samory, au temps de sa splen-
deur, dit le capitaine Chaudron, Bouna s'acquit, dès le
début de notre occcupation, une triste célébrité, car c'est
aux portes mêmes de la ville que le capitaine Braulot et
ses compagnons d'armes furent massacrés par Saranké
Mori, fils de Samory. Cet acte de trahison eut lieu, le
20 août 1897, et tous les Français qui passent dans cette
localité se font un devoir d'aller faire à Kiriba, au monu-
ment élevé en commémoration de ces braves, un pieux
pèlerinage. »
La ville, que les Dioula écrivent jj, et prononcent
Gbouna, est très grande, elle l'était bien plus encore jadis,
avant sa destruction par Saranké Mori ; les anciens disent
qu'elle possédait 10.000 habitants, ce qui, pour une ville
noire, est considérable. Aujourd'hui, les ruines sont nom-
breuses, les mosquées sont en partie abattues; les deux
fîéaux dévasteurs, l'incendie et l'esclavage, sont passés par
là et les habitants n'ont pas encore eu le courage de faire
disparaître toutes les traces de leurs désastres. La ville
compte à l'heure actuelle 2.000 habitants, dont les
deux tiers sont Dioula et un tiers est Koulango.
C'est encore un marché important, il s'y fait un grand
mouvement d'échanges avec la Gold Coast, qui est proche,
et qui à cet endroit est séparée de notre possession par le
cours supérieur de la Volta noire. Toutefois, beaucoup de
caravanes délaissent Bouna pour emprunter la voie de
Kong-Dabakala.
Les quartiers dioula sont : Sissera, Ouattara-Soura,
Touréra, Kambara Soura. Nibi-Soura Bamba, Soukoulia-
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 287
soura, Taraoréra, Granbouté-Soura, Kouroubari-Soura,
Kalédioura-Soura, soit lo sur 14 que comprend la ville ;
les quatre quartiers fétichistes Kparhala sont; Gago-lo^ho,
Kounga-logho, Piawari-logho, Bankouani Mbesse.
Les maisons sont basses et plates, elles sont construites
en une sorte de pisé qui s'effrite fréquemment à la saison
des pluies et des tornades; seule, la grande mosquée
domine l'ensemble de ses deux minarets massifs, dont la
blancheur contraste singulièrement avec le gris uniforme
qui l'environne. Les mosquées sont les seuls bâtiments
blanchis. Le badigeon est fait avec une mixture de cendre
et de terre spéciale calcinée, commune dans le pays,
délayées dans Teau. Tout autour des murs des quartiers se
trouvent des cases en paille, basses et coniques, si com-
munes en Afrique.
Le centre de Bouna est occupé par la case du roi, le
marché et la grande mosquée (Missira Ba). En certains
endroits se remarquent des places abritées par des arbres
assez élevés, des écoles de talibés et des puits. Il existe en
outre 5 petites mosquées, ou bourou, espacées à peu près
régulièrement au milieu des maisons, et auprès desquelles
les Noirs se réunissent pour palabrer. Elles sont de recons-
truction récente.
« Bouna, dit encore Chaudron en 1908, obéit à un roi,
Bouna Mansa, de race Kparhala, composant en majeure
partie la population de la ville et ses environs immédiats.»
Ce n'est plus exact aujourd'hui. Ce sont les musulmans
qui forment le principal élément de la population de Bouna.
«Ces indigènes se reconnaissent à première vue les uns
des autres par la diversité des tatouages de la face.
« Le roi est un autocrate paresseux et ivrogne, menteur
comme les noirs, quand son intérêt est en jeu; il est tou-
tefois sympathique aux Français et il se soumet assez volon-
tiers à nos ordres.
238 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
« La ville en ruines qu'il habite et gouverne présente,
comme toutes les villes noires, un certain nombre de
groupements ou quartiers, renfermant les membres d'une
même famille, les captifs, obéissant tous au même
chef.
« Tous ces quartiers sont enclos de murs, pour en
défendre l'entrée aux fauves la nuit et jadis aux voleurs
d'enfants, spécialité où les dioula étaient passés maîtres.
11 en résulte que. dans cette ville, bâtie irrégulièrement,
dont les maisons renferment une cour intérieure souvent
assez vaste, où l'on rencontre des arbres fruitiers, ainsi
que des dattiers, des fious, des baobabs, des fromagers
et des finsans, les rues sont étroites et tortueuses.
« Le roi, Bouna Mansa, bien que commandant à tous
ces quartiers et à leurs chefs respectifs, et quoique jeune
encore, puisqu'il n'a que 40 ans environ, se livre tellement
à la boisson qu'il ne peut nous être d'aucun secours ; bien
plus il nous faut surveiller les exactions auxquelles il peut
se livrer, quand il est ivre.
« Dans ces moments-là, et c'est à peu près l'état normal
du roitelet noir, non seulement il peut lui prendre fantaisie
de faire exécuter à propos de rien ses serviteurs, mais
encore il menace de terribles vengeances les gens des
villages voisins, s'il croit avoir à se plaindre d'eux. »
N'dari Ouattara est mort en 19 16. La coutume dynas-
tique, qui répartissait successivement le commandement
entre les trois familles Piawari, Kounga et Gago, a été
abolie à sa mort. Il était Gago. Ce devait être un Piawari
qui devait le remplacer. Les grands électeurs ont fait por-
ter leur choix tout simplement sur Koffi Ouattara, son
frère, par conséquent de la même famille Gago. Kofïi, né
vers 1889, ne manque pas de prestige, au moins au point
de vue héréditaire, mais mou et apathique, il ne rend que
peu de services. Il a 5 femmes et 2 enfants. Il est
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 289
foncièrement fétichiste et bien qu'entretenant d'excellentes
relations avec les marabouts, il ne paraît pas susceptible de
céder à leur prosélytisme. On l'accuse de faire secrètement,
à l'occasion, le trafic des captifs. Il n'est pas le seul
d'ailleurs.
La grande mosquée de Bouna existait depuis fort long-
temps. Détruite par Saranké Mori en 1897, elle a été cons-
truite, en 1901, sous la direction de l'almamy Saléa Cissé,
par les musulmans de Bouna, aidés par quelques Kou-
lango. Elle est entretenue et réparée annuellement par eux
sur les ordres de l'almamy. Ses dimensions sont les sui-
vantes : largeur 10 mètres ; longueur 25 mètres ; hauteur
6 mètres. L'intérieur est divisé par des cloisons formant
compartiments. Au fond d'un de ces compartiments se
trouve l'escabeau du muezzin. A droite de la porte d'entrée,
un escalier donne accès sur la terrasse. Les pièces sont
complètement nues, sans aucun ornement ; le sol est
sablonneux.
Saléa Cissé, qui est mort en novembre 1918, était
le personnage le plus important du cercle de Bouna. Il
appartenait à une famille établie depuis plusieurs généra-
tions à Bouna (deux siècles environ), et qui a toujours
fourni les almamys à la communauté musulmane et des
conseillers aux chefs fétichistes Koulango de Bouna. Saléa
était né vers 1870; il n'avait qu'une instruction moyenne
et son école de 5 à 6 élèves n'était guère brillante, mais
-c'était un homme droit, ouvert, et qui jouissait d'une
grande autorité à la cour du chef Koulango, Koffi Ouattara,
et jadis à celle de son père Ndari. Chaudron le jugeait en
1903 « actif, intelligent, ouvert et qui fait très peu de prosé-
lytisme » ; il n'en fit pas plus par la suite. Il n'avait aucune
fortune et vivait du produit de ses plantations. Il eut en
191 1 des velléités de partir à La Mecque; il en demanda et
en obtint l'autorisation ; malheureusement il ne put jamais
arriver à réunir les fonds nécessaires. Sa réputation ne
240 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'ivOIRE
dépassait pas les limites du cercle. C'est sous sa présidence
et par son zèle que depuis 20 ans la mosquée, dont la cons-
truction remonte au delà d'un siècle, a été réfectionnée,
chaque fois que les intempéries des saisons le réclamaient;
Saléa Cissé avait reçu Touird tidiani de son père Diarra
Ouaré ; celui-ci le tenait de Karamok.0 Saliho ; par son
maître Sano iMoïn, venu de Dienné, la chaîne se rattache
aux zaouïa de cette ville et à celle de Tombouctou.
L'almamy actuel de Bouna, Moro xMoussa Cissé, est né
à Kong vers i865 ; c'est le propre frère de Saléa. Il ne
s'occupe que de ses fonctions religieuses et ne jouit en dehors
de la ville d'aucune influence. Son attitude est correcte
et témoigne de beaucoup de bonne volonté à notre égard.
Il n'a que peu de ressources ; son casuel est maigre. Il vit
surtout du revenu de ses travaux agricoles. Son école cora-
niquene comprend pas plus d'une demi-douzained'enfants,
et sa science est juste suffisante pour leur apprendre les
rudiments du Coran. Il est tidiani de l'obédience de son
frère.
Le tidianisme est encore représenté par un marabout
de quelque importance: Karamoko Diarra, né vers i85o,
disciple d'un marabout toutcouleur, nommé Bakari,
venu du Fouta Toro et évidemment Omarien. Les Diarra
se disent originaires de La Mecque (?), et établis à Bouna
depuis trois siècles. Ils sont, de père en fils, marabouts et
cultivateurs. Karamoko est un vieillard dont les facultés
déclinent et qui perd le peu de science et d'influence
qu'il avait.
Pour la première fois en Côte d'Ivoire, on rencontre sur
son chemin des marabouts d'obédience chadelïa. Ils se
rattachent à la zaouïa de cette Voie de Bobo Dioulasso, par
l'intermédiaire d'un de ses missionnaires, Alagui Adama.
Les représentants les plus qualifiés de cet ordre à Bouna
sont :
GROUPEMENTS ET INDIVIDUALITES ISLAMIQUES 34!
a) Katourouma Ouattara, né vers i865, de race Bégho-
Dioula. Son grand-père AbdouUaye vint de Bégho (Gold
Coast) comme colporteur au début du dix-neuvième siècle,
et s'établit à Bouna ; Katourouma n'a aucune valeur
intellectuelle : il sait manier les caractères arabes pour
écrire le dioula, mais ne connaît pas l'arabe lui-même.
Il fait l'école à 5 enfants, mais s'occupe beaucoup plus de
son commerce et se rend souvent pour les besoins de so.n
négoce à Bolé (Gold Coast) et à Bobo Dioulasso.
b) AbdouUaye Diabakaté, né vers 1870, descendant d'un
colporteur originaire de Bégho et installé depuis le début
du dixième siècle à Bouna. C'est un commerçant pour
qui les affaires de ce bas monde priment toute préoccu-
pation religieuse ; il lit et écrit aussi le mandé-dioula en
caractères arabes, mais ne connaît pas l'arabe; c'est un
homme ouvert et sympathique.
Les autres marabouts de Bouna sont des personnalités
sans grande importance: Amadou Bamba, né vers i858;
Malou Kaouté, né vers 1870; Marna Ouattaré, né vers
1880; Kasourouma Ouattara, né vers 1862; Gaoussou
Karissia, né vers 1882, tout qadrïa. Ces maraboutaillons
ne sont jamais sortis de Bouna ; ils ont reçu sur place leur
instruction élémentaire et leur affiliation ; ils s'honorent
d'être en possession de 4 à 5 ouvrages : Coran, Rissala,
Dalail al-Khairat ; leur école comprend 3 à 5 enfants à
la morte-saison, 8 à 9 quand les champs sont au repos.
En dehors de la cité de Bouna, peu de centres méritent
une mention. D'abord Yérégo, qui comprend une vingtaine
de musulmans et où IbrahimaTaraoré, d'affiliation qadrïa,
préside à la prière du village et fait l'école à 5 ou 6 enfants.
Ensuite Kinta, étape de la route de Bouna à Bondoukou,
non loin de la rive droite de la Volta; Bakari Bamba, né
vers 1868, fait l'école aux 2 ou 3 enfants des 25 Mandé-
Dioula du village; Kalamou a 3o musulmans et pas
d'école; Vafali 40 musulmans et pas d'école; Dansa une
16
242 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
dizaine de musulmans à peine. Enfin, à l'autre extrémité
du cercle, en arrière du Koulansogho, des monts Lobi, du
Mombaye, on trouve dans le Nzan les villages à colonies
Mandé-Dioula Tighéta, Loveta et Sapouta ; Tighéta et
Loveta sont de modestes hameaux de 20 à 26 cases, rondes
ou carrés, et recouvertes de paille, où les musulmans ne
comptent pas.
Sapouta, sur la grand'routede Bounaà Bobo-Dioulasso,
comprend un petit centre de commerce mandé-dioula. Il
a pour almamy et marabout maître d'école (3 à 8 élèves),
Mama Kaouté, né vers 1867, d'affiliation qadrïa et qui a
fait ses études à Bouna. Il a peu d'envergure.
En résumé, il n'y a, dans toute l'étendue du ter-
ritoire de Bouna, aucun village entièrement musul-
man.
Eloignés des centres importants de la région, ces indi-
gènes sont en même temps forgerons, tisserands, agri-
culteurs.
Leur religion est un mélange de fétichisme et de cou-
tumes musulmanes : ils boivent notamment du dolo.
CHAPITRE II
MOSQUÉES, SANCTUAIRES ET LIEUX DE PRIÈRE
I . — Les Edifices .
La haute Côte d'Ivoire est parsemée de nombreuses
mosquées, d'importance et de dimension différentes. On
peuten évaluer le nombre à 3oo environ.
Il y en a une cinquantaine dans la subdivision
d'Odienné, autant pourTouba, autant pour TOuorodougou,
une vingtaine dans la subdivision de Boundiali, 60 au
moins dans le cercle de Kong, une vingtaine dans le
Dabakala musulman, 40 dans le Bondoukou. 3o dans les
États de Bouna.
Le nombre des « diamiou », ou mosquées-cathédrales,
affectées à la prière solennelle duvendredi, est du huitième
environ pour un canton, soit une quarantaine.
Les célèbres sont celles d'Odienné, de Samatiguila et de
Tiéné, en Odienné ; celles de Touba, de Koro, de Sokourala,
de Férentéla, en Touba; celles de Mankono, de Bouan-
dougou, de Boron et de Gomanako, en Ouorodougou ; de
Korhogo-Koko, Sinamatiali, Kadioha, Katiali,en Korhogo ;
celles des Dabakala, Darhala, M'borla Dioulasso,
Sokoura et Sokoro, aux Tagouana ; celles de Bondoukou
et Yorobadi, en Bondoukou ; celles de Bouna, dans le cercle
du même nom.
244 ÉTUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
Elles ne diffèrent guère entre elles que par leur étendue
et par le nombre de leurs minarets.
On peut partager les mosquées en trois sortes d'édifices :
Les grandes mosquées-diamiou, construites entièrement
en terre avec minaret, dans un style imité, toutes propor-
tions gardées, de la grande mosquée du Soudan ; les mos-
quées ordinaires, dites Miséjidi, et plus vulgairement mis-
séri ou missiri. Enfin, les lieux de conversations pieuses,
de lectures de textes, de méditations, de prières de la jour-
née... et de sieste; les séritongo (litt. hangars à prières).
«Les mosquées-diamiou, dit Ripert, sont construites en
pisé : elles constituent des parallélépipèdes de maçonnerie
grossière à base carrée, généralement de i5 à 25 mètres
de côté ; les murs, hauts de 6 à 8 mètres, au sommet
crénelé, dentelé ou pointé, à la mode nègre, sont sou-
tenus par de lourds contreforts en pisé, atteignant le
sommet du mur et reliés entre eux par des morceaux de
bois horizontaux, qui servent en même temps d'écha-
faudages permanents, d'échelles et de barres de conso-
lidation.
La toiture est constituée par une très épaisse, mais très
lourde argamasse, soigneusement battue, à deux pans prin-
cipaux, divisés eux-mêmes en un certain nombre de pans
secondaires, dont les intersections inférieures aboutissent
chacune à une gouttière ou gargouille, en poterie grossière
ou en bois, perçant le mur et servant à l'écoulement des
eaux pluviales.
L'argamasse est supportée par quatre rangées de piliers
à base rectangulaire, disposés perpendiculairement à la
qibla, divisant par suite l'édifice en cinq compartiments.
Le sommet des piliers soutient les poutres sur lesquelles
viennent s'appuyer les lattes épaisses d'un bois spécial
(somo), léger et imputrescible. Ces lattes sont très réguliè-
rement diposées en arête de poisson et l'effet produit est
assez agréable à l'œil.
La MOSQI'ÉE DE GfENTÉGUEI.A.
Cl . Le Carupion.
U-^-
m
m^
'!K
i ^.''■.
La Mosquée de Sa.matiguila.
Cl . Le Campion .
MOSQUÉES, SANCTUAIRES ET LIEUX DE PRIERE 245
Les minarets sont généralement au nombre de deux ou
de trois, dont un au-dessus du mihrab et les deux autres
le flanquant au nord et à l'est. Lorsqu'il n'existe qu'un
seul minaret, celui-ci surmonte le mihrab et indique par
suite la direction de la qibla. Les minarets sont rarement
de forme carrée, mais plutôt d'une forme pyramidale,
trapue et massive.
Le minaret, placé au sud-est du minaret central, est
évidé atin de permettre au Mouadjinou (muezzin) l'accès
de la terrasse au moyen d'une grossière échelle. Cet escalier
ne donne accès qu'à la terrasse, d'où le Mouadjinou lance
l'appel à la prière. En eff"et, les minarets se terminent en
ogive: ils sont hérissés de poutrelles et de rondins de bois
dur, disposés régulièrement, servant d'escaliers et d'écha-
faudages permanents. Les minarets sont surmontés tou-
jours d'un œuf d'autruche, mais pour éviter le ruissel-
lement intensif au sommet des eaux pluviales, cet œuf
d'autruche est prosaïquement précédé ou surmonté d'une
cuvette, servant de capuchon à l'ogive du minaret ou
même plus simplement encore de vases de nuit. On retrouve
le même ornement décoratif au sommet des coins de la
mosquée. Une enceinte en pisé cerne l'édiiice, ménageant
ainsi une sorte de cour circulaire.
Les mosquées sont grossièrement enduites à l'intérieur
de bouse de vache. A l'extérieur, un revêtement plus épais
de bouse de vache, mélangée d'argile grasse, sufht le plus
souvent à éviter les érosions pluviales. Aucun ornement ne
vient récréer l'œil dans ces salles obscures que la dimen-
sion des piliers rend exiguës et mal commodes. Point
d'ex-voto, point d'inscriptions, point de tableaux. Trois
portes percent les murs qui ne contiennent pas le mihrab.
Elles sont plus ou moins mal fermées au moyen de simples
clayonnages en bambou. « 11 convient pourtant, rapporte
Riperl, de citer l'ornementation assez originale des portes
des mosquées du Dierré dans l'Ouorodougou (Bouan-
246 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
dougou, Tiénigbé et Ouédala), constituées par des cloisons
de fromager bien dressées ; ces portes sont couvertes de
dessins géométriques assez réguliers et d'une conception
originale assez agréable. Elles présentent même des
traces d'ornementation picturale à demi effacées par les
pluies.
Le mihrab est constitué par une petite niche percée dans
le mur situé vers la qibla au-dessous du minaret central.
Il contient une « fitina », lampe grossière indigène, simple
coupe en fer, portée par une tige acérée permettant de la
fixer dans le mur. Du beurre de karité y est brûlé au
moyen d'une mèche en coton tressé. Par mesure d'économie
et parce que l'entretien en serait pénible, car il exigerait
auprès de la lampe la présence continuelle d'un veilleur,
la lampe n'est allumée qu'au moment des prières du cré-
puscule et de la nuit et éteinte aussitôt. La chose est du
reste peu importante ici. En effet, les prières surérogatoires
sont rarement faites à la mosquée, mais le plus souvent
dans les cases. Et si, par hasard, un musulman zélé se
hasarde la nuit à la mosquée, l'exiguïté de celle-ci, le paral-
lélisme des grandes faces des piliers par rapport au mur
du mihrab lui font suffisamment connaître la qibla sans
aucune chance d'erreur.
Le mur contenant le mihrab est légèrement convexe, de
manière que la travée précédant immédiatement le mihrab
soit de forme trapézoïdale. C'est au sommet de la convexité
que se trouve le minaret central.
Face au mihrab se trouve une plate-forme en terre battue,
où se tient l'imam pour la prière et le prône: cette plate-
forme constitue le minbar ou chaire; il est naturellement
recouvert d'une natte. Dans les grandes prières du Rama-
dan, cette natte est remplacée par une « kassa » ou cou-
verture du Macina. Derrière le minbar et dans la même
travée, à droite et à gauche de celui-ci, se trouvent égale-
ment des nattes : c'est là que se placent, immédiatement
MOSQUÉES, SANCTUAIRES ET LIEUX DE PRIERE
247
derrière l'imam, les chefs de familles musulmanes, eux-
mêmes almamys dans leurs propres quartiers (al-Kali) et
les musulmans notables de passage, que l'on veut honorer.
Dans les trois travées suivantes, garnies de nattes,
placées perpendiculairement à laqibla, à droite et à gauche
de l'allée centrale, se trouvent également des nattes réser-
vées aux hommes. La cinquième et dernière travée, la
plus éloignée du mihrab, est réservée aux femmes ayant
passé l'âge où leur présence pourrait distraire les regards
ou les pensées et troubler la prière.
A noter que si la plupart des mosquées ont deux ou trois
minarets, toujours de section horizontale-circulaire et
verticale-ogivale, certaines mosquées, comme celles du
Dierré (Bouandougou, Tiénigbé, Ouédala) ei même
Marabadissa, qui dépend techniquement, spirituellement
et politiquement, sinon administrativement, de l'Ouoro-
dougou, n'ont qu'un seul minaret au-dessus du mihrab,
à base carrée et à section ogivale, suivant un plan vertical.
Leur construction diffère également en ce que, au lieu
d'être construites en pisé ordinaire, elles sont entièrement
édifiées en briques cylindriques du pays.
La mosquée n'est jamais précédée d'une midha, ou édi-
cule à ablutions. Chacun fait ses ablutions chez soi, car
rien n'est disposé dans ce but aux environs immédiats des
mosquées. A proximité des grandes mosquées, on trouve
souvent une case ronde réservée aux vieilles femmes, fai-
sant salam ; cette case est désignée sous le nom de « mousso-
missiri ». Les centres musulmans ne possédant pas de
grandes mosquées possèdent généralement des « missiri-
mousso ». Ces modestes édifices ont, non un toit plat en
terre battue comme les grandes mosquées, mais une cou-
verture en chaume ; ils ne diffèrent des autres cases indi-
gènes que par leur grandeur et leur forme, généralement
carrée.
248 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
Les mosquées ordinaires de quartier ou de village (mis-
siri) sont de simples cases circulaires, un peu mieux cons-
truites que les cases d'habitation ordinaires, plus vastes
aussi et plus élevées. Comme les cases ordinaires, elles sont
couvertes d'un toit conique en paille. Les murs sont le
plus souvent percés d'ouvertures prismatiques à section
triangulaire, afin de rendre l'édifice plus clair et plus aéré.
Dans la direction de la qibla, une petite niche est pratiquée
dans le mur. On y pose la fitina ou lampe à karité pour
les prières du soir. Plusieurs rangées de nattes sont dispo-
sées sur le sol, perpendiculairement à la direction de la
qibia. L'alimamou de la mosquée de quartier, appelé ici.
al-kali, se place en face de la niche qui, à elle seule, cons-
titue le mihrab, sur une natte, placée à même le sol.
L'officiant, s'il veut parler aux fidèles, se tient simple-
ment sur sa natte. A signaler que les toitures des cases
servant de mosquées sont souvent fort bien ornées de des-
sins géométriques tressés au moyen de jeunes feuilles de
raphia.
Les oratoires, dits Rbatou en arabe du pays, de l'arabe
« Ribat », suppléent aux mosquées, là où elles manquent.
On y fait la prière aux heures chaudes et les jours de pluie :
celle du matin et celle du soir se font, en effet, générale-
ment dehors. On y lit des livres religieux, on y cause, on y
mange et surtout on y dort beaucoup. Ce sont de simples
hangars à toit circulaire conique, vastes, fort bien aména-
gés et décorés (ribatou des Fofana à Mankono, des Timité
à Bondoukou), mais sans le moindre caractère sacré. Les
poules et les chiens y vont et viennent. Souvent même un
griot y coud ses peaux, pourtant impures; on y fait la
prière au milieu des raclures de peaux, de débris de nour-
riture, des déchets d'ignames et des cosses d'arachides. Le
soir venu, une lampe en fer est simplement placée dans la
direction de la qibla, si l'on fait la prière à l'intérieur. Cha-
cun y apporte sa natte ou sa peau de mouton. Ce n'est
MOSQUEES, SANCTUAIRES ET LIEUX DE PRIERE 249
jamais le ribatou, au sens propre du mot, l'oratoire, le lieu
d'oraison et de méditation pieuses, le lieu du silence. On
nomme ces édicules aussi Madjilissou (cénacle), et plus
vulgairement Séri-tongo (hangars à prière).
2. — Le personnel religieux.
Dans une agglomération musulmane, on compte géné-
ralement autant de mosquées que de familles marabou-
tiques ou de quartiers islamiques. Chacune de ces mosquées
est régie par un alimamou ou almamy (imam). Cependant,
une mosquée est toujours réservée à la prière du vendredi,
faite en commun par toute la population musulmane.
Cette mosquée-cathédrale est régie par un imam pris,
conformément à la coutume, toujours dans la même fa-
mille; au début de l'installation des musulmans dans le
pays, les fonctions étaient électives, et les Alimamou,
choisispar l'ensemblede la population musulmane parmi
les plus dignes... ou les plus intrigants de chaque famille.
L'élection est maintenant localisée dans la famille ayant
fourni depuis plusieurs générations les alimamou du vil-
lage, quelle que soit l'opinion que les autres musulmans en
■puissent avoir. Les principales sont :
Famille Fofana, quartier Mamina à Mankono ; famille
Barayorho à Séguéla ; famille Cissé à Oussoukra ; famille
Cissé à Bouna ; famille Timité à Bondoukou, etc.. Dans la
famille généralisée l'alimamou n'est d'ailleurs pas forcé-
ment choisi dans la même cellule familiale, mais pris
parmi les musulmans les plus en vue de la famille généra-
lisée. Il y a cependant des exceptions. 11 arrive qu'un mara-
bout de passage, admiré par sa science ou sa piété, est prié
de s'installer définitivement au village, ou bien est conduit
à cette solution par ses affaires. Si une vacance se produit
il est porté à l'imamat de l'assentiment général. C'est le cas
25o ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
de Soumaila Touré, de Dabakala et de plusieurs autres.
Les fonctions d'alimamou sont gratuites en principe.
Cependant, il est admis qu'il reçoit des cadeaux divers de
la part des fidèles et en surplus, il se sert sans aucune gêne
dans les dons faits à la communauté musulmane.
Le suppléant de l'alimamou est appelé « naibou », en
arabe local, et«seri korotala» en langue du pays. Il est tou-
jours pris dans la famille généralisée ; c'est le naibou qui,
en cas d'indisposition ou d'empêchement de l'alimamou
régulier, fait les prières et tient la Khotbatou du vendredi.
Les autres jours de la semaine, les imams de chaque
quartier font, dans leurs mosquées particulières, ou à la
diamou, les prières et quelquefois le prône. Ils sont dénom-
més « al-kali ». Ils n'officient jamais le vendredi à la
mosquée-diamou.
Chaque mosquée possède un et souvent deux et trois
muezzin et quelquefois comme à Odienné, six muezzins
(Mouadjinou), en arabe local, «seri k.irila»ou «ouranikila»
en langue du pays, désignés par les membres de la famille.
Cependant, les muezzins de la diamou sont choisis par
toute la communauté, généralement hors de la famille de
l'imam. Ce sont eux qui appellent à la prière du vendredi
et qui, à chaque prière de la journée, donnent aux autres
muezzins de quartiers ou familiaux le signal de TAdhan.
Dans les petites mosquées, le muezzin est un des disciples
préféré de l'almamy, souvent un ancien captif de case,
attaché à son maître, et qui est resté volontairement avec
lui lors de la libération des esclaves.
Comme on le voit, on peut dire qu'il n'y a point ici de
clergé officiel. Tous les turbannés sont appelés Karamorho.
Lorsqu'ils font leurs études, les plus grands sont appelés
Talibou (talibé) ; lorsqu'ils sont jeunes et étudient encore
les rudiments, ils sont appelés Caribou ou plus vulgaire-
ment Karamorho Den (petits karamorho). Mais toujours,
MOSQUÉES, SANCTUAIRES ET LIEUX DE PRIERE 25 I
sauf de très rares exceptions, les fonctions religieuses sont
exercées simultanément avec les fonctions d'enseigne-
ment.
N'importe quel musulman, même non turbanné, peut
ouvrir une école. Elle sera plus ou moins fréquentée, sui-
vant sa plus ou moins grande réputation de science.
Les élèves sont, la plupart du temps, fournis par leurs
familles, qui font des cadeaux à cekaramorho qui leur sert
en même temps de magisteretde nourricier. Mais il arrive
quelquefois que des enfants, séduits par l'autorité d'un ma-
rabout, quittent leur famille et le suivent d'eux-mêmes.
Dans ce cas, il est de règle que le marabout considère
l'enfant comme envoyé par Dieu, et refuse tout don de sa
famille. Quelquefois des enfants fétichistes sont donnés
comme élèves à des marabouts influents par des familles
animistes, soucieuses de procurer à leur fils des avantages
matériels sérieux. Le cas est extrêmement rare aujourd'hui.
Il l'était moins au temps des grandes guerres, où un tur-
ban dans une famille était souvent une sauvegarde. Défait
s'est encore produit, en 1912, à Mankono, où un jeune
homme fétichiste, de diamou Kouroubali, a été turbanné
par le principal marabout du village.
Il n'y a pas de mufti proprement dit, mais nombre de
personnages des écoles, jadis ou actuellement célèbres,
d'Odienné, du Touba, de Mankono, de Kong, de Bondou-
kou, sont consultés de fort loin sur des points litigieux de
dogme, de doctrine et de pratique religieuses. Ils passent
pour les gardiens de l'orthodoxie musulmane, malgré les
nombreuses entorses qu'ils lui donnent. Ces docteurs ne
sont autres d'ailleurs que les almamys ou maîtres d'école
qui « disent le droit », sans cesser d'exercer chez eux leurs
fonctions sacerdotales et pédagogiques habituelles.
L'almamy est presque toujours l'assesseur du tribunal de
cercle ou le juge du tribunal de subdivision des juridic-
tions indigènes. C'est évidemment cette habile souplesse de
252 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
notre Administration quia assuré à ces tribunaux un suc-
cès aussi complet.
3. — Le service cultuel.
Les mosquées demeurent ouvertes tout le jour, toujours
prêtes à recueillir les prières des fidèles, mais elles ne sont
guère fréquentées qu'à la prière du crépuscule, les jours
ordinaires, et le vendredi, à la grande prière du midi. Aux
prières du Ramadan, en revanche, et pour les grandes fêtes
religieuses, elles sont littéralement pleines,
(faillie avait déjà remarqué, il y a un siècle, cette indiffé-
rence religieuse, quand la piété n'est pas fouettée par
quelque circonstance exceptionnelle.
« J'allai avec mon hôte visiter la mosquée (de Tengrella).
Elle est faite en terre, et dominée par plusieurs petites
tours massives. C'est un édifice informe et construit sans
goût; l'intérieur en est sale, et il y fait une chaleur étouf-
fante. Les musulmans, encore plus paresseux que zélés
pour leur religion, n'ont pas pris la peine de déblayer les
terres, qui sont tombées pendant la construction, il est
vrai qu'ils n'y vont pas souvent, car ils font leurs prières
chez eux, »
En ces jours de fête, sur l'appel plus vibrant du muezzin,
les hommes, après avoir procédé en leurs demeures aux
ablutions prescrites, certains tenant à lamain le chapelet,
la lance ou le long bâton, le chef ceint de plusieurs étages
de turbans, le corps enveloppé de manteau en forme de
chape se rendent à la mosquée, à pas dignes et lents. Géné-
ralement les vieux, les marabouts turbannés, entrent dans
le saint lieu. Les autres demeurent dehors sur la place de
la mosquée, la peau de mouton, tapis de prière, étendue à
leurs pieds.
L'imam fait son prône très réguhèrement. Cette allocu-
MOSQUÉES, SANCTUAIRES ET LIEUX DE PRIERE 233
lion est prononcée en arabe littéraire, quand l'officiant a
une connaissance suffisante de cette langue ; sinon elle con-
sisteen une simple lecture morale, tirée des Dalail, de la Ris-
sala, du Fotiba, etc. La traduction de ce prône (Khotbatou),
ou plutôt la paraphrase en- langue du pays, malinké ou
mandé-dioula, suit immédiatement, à Tusage des fidèles.
C'est généralement phrase par phrase que se fait cette tra-
duction. Quelquefois c'est à la fin de l'allocution arabe
qu'elle est donnée. L'objet de la « Khotbatou » consiste
généralementdans le développement d'un point du dogme,
dans des explications de théologie courante, dans des
exhortations morales, etc.. C'est en somme à peu près le
sermon du curé de campagne, sans grande unité, ni suite,
ni prétention littéraire. Voici par exemple un de ces
prônes :
« Vous avez le devoir de faire le bien. Ainsi vous serez
peut-être sauvés. Mohammed a dit : « Que Dieu me protège
au Paradis ! Laissez le monde. Ceux qui sont passés avant
vous ont trop cherché leur intérêt sur terre. Ils l'ont
regretté une fois morts. Vous qui êtes en vie actuellement,
si vous recherchez trop votre intérêt ici-bas, le monde vous
quittera, comme il a quitté ceux qui sont venus avant vous.
« A cause de cela, cherchez votre intérêt dans les cinq
choses permises, avant les cinq choses défendues. Quand on
est jeune, il faut se débrouiller avant d'être vieux; quand
on se porte bien, on envisage l'avenir; on se prépare pour
la maladie avant d'être à nouveau bien portant; quand on
est heureux on se prépare pour l'avenir avant d'être mal-
heureux. Tant que l'on vit, il faut faire ce que Dieu dit, il
faut le faire avant sa mort, car après, toutest lini. Que Dieu
me pardonne et vous pardonne pour le mal que nous avons
fait; que Dieu nous empêche d'être malheureux avant la
mort, que Dieu vous protège, lorsque vous protégez la
religion des musulmans. Amin. »
254 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
Ce mot de Amin, comme les phrases essentielles de la
prière, est répété dans la salle par un moniteur appelé
Moudirissou (Mouderres) et désigné à l'avance par
l'imam.
Dans quelques mosquées, on récite l'invocation en
faveur du Sultan : « Que Dieu protège le Sultan de tout
mal ! » Quel est ce sultan? 11 n'est pas plus spécifié dans
le texte que dans l'esprit des gens. Au fond je ne serai pas
éloigné de croire que les indigènes pensent simplement à
l'autorité de fait et à leur situation présente et qu'ils prient
Dieu de protéger de tout mal le maître de l'heure, ce qui
est une autre façon de les protéger eux-mêmes. Et le maître
de l'heure, comme pour les catholiques qui chantent le
Domine salvam fac repiiblicam, c'est celui-là même
qui tient en main la « chose publique », indépendamment
de toute conception ou politique ou constitutionnelle. A
Bondoukou et ailleurs, on récite une prière en faveur du
chérif de La Mecque, le jour de la fête pascale.
La prière rituelle n'offre rien de spécial, si ce n'est qu'elle
est faite en un arabe pitoyable, et qu'elle est incomprise
de ceux qui la récitent. Allah doit être certainement plus
miséricordieux encore que ne le disent les Arabes pour
accueillir avec mansuétude des prières aussi peu canoniques
par le fond et par la forme.
Les femmes assistent à la prière au dernier rang des
fidèles, dans une travée qui leur est réservée, mais elles ne
peuvent, suivant les prescriptions rituelles, entrer à la
mosquée que « lorsqu'elles ne sont plus femmes », c'est-à-
dire lorsqu'elles ont cessé de ressentir les troubes mens-
truels. Avant cet âge, aucune femme n'est admise dans les
mosquées, même entre les prières. Elles sont, eneffet, con-
sidérées comme en état constant d'impureté, pouvant
souiller la mosquée. La femme musulmane, ici comme
ailleurs, ne fait point ses prières aux époques de ses
MOSQUÉES, SANCTUAIRES ET LIEUX DE PRIERE 255
menstrues; elle est, en effet, considérée alors comme en
un état d'impureté, impossible à effacer par les ablu-
tions.
Les femmes d'âge suffisant ne sont admises aux prières
rituelles des mosquées que nu-pieds, la tête, les épaules
et le buste couverts d'un épais pagne blanc.
Dans plusieurs régions, les femmes ne sont même jamais
admisesàla mosquée ;onleurconstruità proximité dutemple
une case où elles, les vieilles bien entendu, peuvent
entendre la voix de l'imam et se joindre aux prières des
fidèles. Dans le cas où cette case fait défaut, on les autorise
alors à se prosterner pendant le salam à l'huis de la mos-
quée, dans la cour circulaire.
Les enfants sont admis aux mosquées à partir de i5 ans,
étant considérés avant cet âge comme généralement mal-
propres, incapables de concevoir et d'obtenir la pureté, et
surtout, en raison de leur caractère turbulent et espiègle,
comme pouvant troubler la solennité des offices, et induire
en erreur les fidèles.
Quant aux femmes, il est facile de concevoir la vraie,
la seule raison de leur non-admission, avant leur âge cri-
tique, dans les mosquées ; c'est d'ailleurs la raison
rituelle : leur présence serait évidemment, la question de
leur impureté congénitale mise à part, une source de dis-
tractions de la part des fidèles, de pensées où Dieu aurait
la moindre part, et par suite, d'erreurs dans l'exécution
des rites.
Les offices se développent fort simplement, suivant une
tendance évidente à suivre exactement le rituel régulier.
Les mosquées obscures, toutes en piliers, et par ailleurs fort
exiguës, ne se prêtent pas aux pompes modernes des mos-
quées d'Orient. Une simplicité patriarcale y règne, certai-
nement voisine des rites voulus par le Prophète. Aucun
lustre, aucun bois précieux, pas de dentelles de stuc, pas de
mihrab en bois découpé ni ajouré ; pas de chaire finement
256 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
travaillée, point de soieries, ni de tapis précieux; pas de
murs ni de colonnes en marbre, point de verrières écla-
tantes de lumière. Des murs de terre, sans ornements
d'aucune sorte, sans soieries ou étendards rutilants, mais
simplement passés à la bouse de vache qui donne au local
un aspect encore plus sombre, une simplemarche comme
chaire, une simple niche dans le mur comme mihrab, avec
dans l'intérieur une humbe lampe en fer au karité, comme
celles dont on se sert journellement partout, et aux pieds
de simples nattes (missiri dibi), comme celles sur les-
quelles on dort et dont beaucoup ont déjà servi de linceul
à des musulmans. L'imam lui-même ne se distingue de la
foule des fidèles que par un grossier burnous, en drap
rouge ou vert, bordé d'un liséré jaune, acheté dans les
boutiques, et aussi généralement par un turban à plusieurs
tours.
Emanant d'une foi qui, pour être superficielle et igno-
rante, ne saurait, comme on le fait souvent, être mise en
doute, la simplicité de ces prières est réellement très belle.
Rien n'est d'ailleurs plus impressionnant et d'une aussi
réelle beauté que les offices de nuit du Ramadan, en plein
air, à la clarté de la lune, en raison de la simplicité du rite,
de la gravité de cet acte de foi et de la beauté des attitudes,
exemptes de toute pose.
4. — L'organisation matérielle.
Les mosquées sont construites par la main-d'œuvre
gratuite et par les fonds recueillis dans la communauté
musulmane. Elles sont confiées par la suite aux soins et à
la garde soit de l'almamy, soit d'un chef de case, choisi
parmi les notables.
Les mosquées n'ont aucune ressource. Sur invitation
de l'almamy les travaux d'entretien et de réparations
!
MOSQUÉES, SANCTUAIRES ET LIEUX DE PRIERE 25j
incombent aux fidèles, mais à considérer l'état de vétusté
et de délabrement de certaines mosquées, il faut avouer
qu'ils s'acquittent bien médiocrement de ce pieux devoir;
beaucoup sont mal entretenues, d'autres demeurent ina-
chevées, quelques-unes sont tombées ou tombent en
ruines.
Prompt à s'enthousiasmer, le Noir, en quelques semaines,
au prix d'un labeur énorme, est capable de faire jaillir du
sol une mosquée et ses clochetons, mais son ardeur, parce
que trop violente, est de courte durée. Que l'enthousiasme
du premier instant vienne à faiblir, les travaux se
ralentissent ; c'est le déclin ; la fortune de l'édifice est désor-
mais bien compromise.
Les biens habous n'existant pas dans ce pays, où la terre
est sans valeur comme les immeubles, les mosquées, qui
sont par ailleurs des constructions rudimentaires, à peu
près sans mobilier, n'ont donc pas de ressources régulières
et n'en ont au surplus pas besoin.
Les nattes servant pour la prière appartiennent cependant
à la mosquée. Elles sont fournies par des donateurs béné-
voles. Sont aussi données aux mosquées toutes les nattes
ayant servi de linceul à des musulmans, nattes que l'on
remplace, au moment de l'ensevelissement par une natte
usagée, la natte primitive étant laissée à la mosquée.
Le karité pour la lampe du mihrab est également fourni
par des gens de bonne volonté, qui alimentent la lampe au
fur et à mesure des besoins.
Le balayage, le nettoiement et le crépissage à la bouse
de vache des murs des mosquées, sont faits par six vieilles
femmes, choisies dans une famille différente de celle de
l'alimamou.
Les imams des mosquées diamiou, comme les imams
secondaires, n'ont aucune rétribution régulière. Chacun
leur donne ce qu'il peut, mais toujours fort peu. Pendant
le Ramadan on leur fait des cadeaux après les prières.
'7
258 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
Quelquefois il leur est remis du bétail même par des féti-
chistes (Diomandé fétichiste à l'imam Barhayorho de Sé-
guéla ; chef malinké à l'imam d'Odienné, à celui de Touba,
etc.; chefs Tagouana, Djimini, Diamala, aux imams de
Dabakala, Darhala, Satama Mborla ; chefs Abrou à l'imam
de Yorobadi et à l'imam de Bondoukou ; chef Koulango à
l'imam de Bouna, etc.). Ce bétail n'est pas considéré
comme haboussé. Il devient l'entière propriété de l'imam,
qui en dispose à sa guise.
On conçoit que les revenus des personnages religieux
soient en général fort restreints. Les plus importants leur
viennent des fêtes du Ramadan, qu'ils vont diriger dans
des cantons voisins. Ils en retirent surtout des denrées
vivrières, des soumb (monnaie locale), rarement de l'argent
et du bétail. On conçoit également que ces revenus varient
en fonction du marabout, de son caractère, de sa réputation,
et aussi de son sens commercial. Certains, insinuants,
flatteurs et adroits, tout en étant remplis d'orgueil, excel-
lent à se faire donner par une flatteuse persuasion des
quantités de cadeaux, là où un autre marabout tout aussi
renommé, mais maladroit ou trop franc, n'aura rien
recueilli. Le muezzin n'a pas plus de ressources régulières
que l'almamy. Les fidèles généreux lui font des cadeaux
de mil, d'ignames, de manioc, de riz, etc., aux jours de
fête.
A signaler que les marabouts étrangers sont en général
assez mal accueillis dans les milieux musulmans locaux.
5. — Sanctuaires et lieux de pèlerinages.
Ici comme dans les autres pays noirs, on n'a pas une
dévotion particulière pour les pieux ancêtres disparus. Le
constraste est frappant avec les pays maures et sahariens,
•où cette dévotion est poussée à un point qui frise l'anthro-
MOSQUÉES, SANCTUAIRES ET LIEUX DE PRIERE 259
polâtrie. Ici, pas ou peu de canonisation par la voie popu-
laire, pas de souvenir et de culte au delà d'une génération,
pas ou peu de visites et de pèlerinages, pas ou peu de
reliques. Ce n'est pas pour les Noirs qu'un grand saint
africain disait, il y a dix-sept siècles : Africa sanctorum
corporibus plena est... « LAfrique est pleine de re-
liques. »
On n'a donc à relever que quelques sépultures de saints
personnages :
Koro, dans le cercle de Touba, offre à la vénération des
fidèles le tombeau de Moussa Barhayorho. Des musulmans
et parfois des fétichistes, naïfs solliciteurs, se rendent en
ces lieux sanctifiés par de saintes dépouilles.
A Odienné,le tombeau de Va Kaba Touré se trouve au
milieu d'une avenue de la ville et n'est marqué que par
une grosse pierre. Les Touré se déchaussent en passant
devant cet endroit ; c'est la seule marque de respect qu'ils
lui donnent. Un chef de poste d'Odienné avait proposé le
transfert de ces restes en dehors de la ville, en offrant sa
collaboration pour l'édification d'un tombeau; les gens
d'Odienné refusèrent à l'unanimité.
Dans rOuorodougou, le seul qui subsiste encore, vénéré
en temps de Ramadan seulement, se trouve à Bouandougou.
Toutes les prières du temps de jeûne sont faites en ce sanc-
tuaire, dont l'emplacement est voisin de la tombe de
Youssoufou Kamarhaté, et l'on vient y prier de plusieurs
kilomètres à la ronde.
Les Sidia et les Bamba de la même région vont visiter
le tombeau de leur ancêtre, Salimou Morifong Bamba, à
Sialenga, près de Gaouléka (cercle des Gouro). Ce pèleri-
nage est effectué à des dates très différentes et sans aucune
régularité. Les gens de diamou Bamba (dont les Sia
musulmans et fétichistes) s'y rendent à jour fixé, en grande
affluence. Mais ce n'est pas à proprement parler une fête
religieuse, car elle ne donne pas lieu à des cérémonies
-200 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'i VOIRE
rituelles, ni à des prières spéciales ; on fait sur le tombeau
des sacrifices d'animaux, on mange beaucoup, les féti-
chistes boivent encore plus ; des tam-tams enragés durent
plusieurs jours. Mais Dieu et la mémoire du Saint, qui intro-
duisit en somme l'Islam dans le pays, n'y ont aucune part.
A noter que les enfants et hommes réputés bâtards se
voient impitoyablement refuser la participation au pèle-
rinage.
Ces pratiques de pèlerinage sont d'ailleurs désavouées par
la plupart des musulmans, ou tout au moins ne sont pas
«n honneur chez eux. La plupart réprouvent cette vénéra-
tion post-mortelle. Le plus souvent, les tombes sont res-
pectées, sans qu'on voie en elle une source de biens surna-
turels. Quelquefois mais rarement, les tombes vénérées
sont débroussaillées et nettoyées.
A Bouna, on trouve cinq tombeaux où, à certaines
époques, les musulmans de la localité vont faire des
prières. Ils renferment : i° Kamara, marabout dont la
famille venait, dit-on, de La Mecque, mort vers iSgS ;
2" Sandakora, né à Bouna, devenu marabout influent dans
toute la région, mort vers 1890; 3° Karfa, né vers 1880;
4° Karamoko Baba né à Bouna, mort vers 1880 ; 5° Kara-
moko Gassouma, né à Bouna, mort vers 1888.
On trouve de-ci de-là quelques rochers, quelques arbres,
quelques marigots, auxquels est attaché par de pieuses
légendes le souvenir de marabouts éminents par leur
sainteté, leurs vertus ou leur science.
Enfin, en périodes graves ou critiques : longues séche-
resses, trop fortes pluies, mortalité anormale, épidémie,
€tc., on fait dans les mosquées des grands centres des
prières surérogatoires. On implore la pitié et la clémence
d'Allah ; de leur côté, les enfants des écoles se répandent
^dans les ruelles du village, demandant miséricorde à la
Divinité, et frappant en cadence avec des baguettes leurs
planchettes à sourates.
MOSQUÉES, SANCTUAIRES ET LIEUX DE PRIERE 20 L-
Le cimetière est commun à toute l'agglomération musul-
mane ; il est toujours situé à l'est ou au sud du village;
c'est un vaste emplacement non limité par clôture ; il n'est
pas un lieu de vénération ou de pèlerinage local, il n'est
même pas l'objet d'un entretien particulier, car l'herbe et
les broussailles y croissent librement.
Une fois par an, le i" vendredi du mois d'Aradiaba
(Rejeb), jour de la fête des morts pour les musulmans, ils
nettoient le cimetière et allument pour la nuit des lampions
au beurre de karité sur les plus importants des tombeaux.
Ce jour-là, ils font la prière publique le matin, et passent
le reste de la journée en bonnes œuvres.
CHAPITRE III
L'ENSEIGNEMENT ISLAMIQUE (i)
I. — Les écoles.
L'enseignement islamique comprend en quelque sorte
deux séries d'écoles : les unes, primaires, où l'enfant est
dégrossi, apprend les rudiments de la langue, de l'écriture,
et du catéchisme musulman.
La plupart des fidèles l'ont fréquentée, et, à moins de
se vouer toute leur vie au Coran, en restent là.
Les autres, supérieures, que l'enfant fréquente à sa
sortie de Pécole primaire, dans le but bien déterminé de
devenir un lettré (karamorho) un turbanné (namoutigui).
Souvent quand les maîtres en ont le pouvoir et la science,
ces deux écoles sont réunies en une seule. Mais, les plus
nombreuses sont évidemment les écoles inférieures, que
l'on trouve dans tous les villages possédant une famille
musulmane, et dont le maître est souvent le jt?a^er /amzVms
du groupe.
Le turban, qui correspond ici à l'Idjaza arabe, est le
couronnement de l'enseignement reçu par les talibés. Il se
confère de deux façons différentes:
La façon normale, où le talibé ne se voit proclamé
(i) Plusieurs notes de ce chapitre ont été extraites des monographies
islamiques de Ripert [Ouoi-odougou) et de Le Campios (routa Odienné).
l'enseignement islamique 263
dignus intrare qu'après le cycle complet de ses études;
c'est le cas général.
D'une façon exceptionnelle, le turban peut être conféré
à l'élève dès qu'il a connaissance du Coran, sans avoir
passé par le cycle complet des études ; cette faveur, ou
bien se paie très cher par les familles intéressées, au mara-
bout professeur, ou bien est réservée aux fils de ces
mêmes marabouts, lorsque ceux-ci sont âgés et craignent
de ne pouvoir mener leur enfant jusqu'au bout de ses
études, jusqu'à la cérémonie du Turban. Il convient de
dire que c'est là la grande exception.
La remise du turban donne lieu à des fêtes et à des
cadeaux, faits par l'intéressé au marabout qui l'intronisa.
Le nouvel investi prononce des sortes de vœux; il promet
d'être adepte fidèle du Coran et renonce à prendre part
aux danses, aux manifestations bruyantes.
En réalité parmi ces vœux, les plus faciles seuls
semblent être bien observés.
Dans les réjouissances publiques, les namoutigui font
cortège à part. Revêtus de grands manteaux d'apparat en
forme de chapes, la tête ornée de plusieurs étages de
turbans, le chapelet à la main, ils récitent, le visage demeu-
rant impassible, des sortes de psaumes scandés par le son
triste et grave du « tabéli ». Ces cortèges, à la fois mornes
et solennels, contrastent étrangement avec les bonds désor-
donnés, les éclats de rires, les cris et clameurs d'allégresse
des musulmans non investis et des populations féti-
chistes.
Les namoutigui, parce qu'incarnant l'état d'esprit des
musulmans de vieille race, constituent le rempart le plus
solide contre la pénétration de nos idées et de notre
influence.
A s'en tenir au sens des mots, on appelle « karamoko »
ou « Karamorho », un homme, « karaden » un enfant,
264 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
connaissant la lecture. En réalité, il est fait bien souvent
un emploi abusif de ces deux appellations, principalement
la première, qui est devenue en quelque sorte un terme
de politesse.
L'enseignement ne se donne à peu près jamais dans les
mosquées diamiou, uniquement réservées au culte. Par
contre, les mosquées de quartier, les ribat, souvent aussi
les cases elles-mêmes du marabout, sont presque toujours
utilisées dans ce but. Enfin dans les centres maraboutiques,
lorsque la fréquentation scolaire est importante, les Kara-
morho font édifier une ou plusieurs cases spéciales, l'École,
du type indigène ordinaire, mais la leçon ne s'y donne
guère que lorsqu'il pleut ; c'est généralement en plein air
que les enfants ânonnent en chœur sur leurs planchettes.
Le matériel scolaire est des plus simples : l'écorce d'un
arbuste, réduite en cendres, produit, après préparation
convenable, de l'encre à profusion ; un roseau taillé sert à
la fois de plume et de porte-plume ; le papier, dans les
débuts tout au moins, est remplacé par une planchette
soigneusement polie, sur laquelle on inscrira les sourates
du Coran. Au sein delà classe, nulle discipline, nulle orga-
nisation ; les élèves les moins ignares demeurent en contact
avec les élèves débutants ; il en résulte que les progrès sont
d'une lenteur décourageante.
2. — L'enseignement.
L'enseignement inférieur comprend d'abord:
1° Etude des caractères arabes, lecture et écriture, récita-
tion de la Sourate de la Fatiha.
2" Etude de la prière, tant dans ses prostrations et génu-
flexions (rekaa) que dans son texte, que dans ses conditions
de validité (ablutions rituelles, lieu de la prière, nature de
la natte, etc.).
NWK'I 101 (.1 1 si: i.'I XbAN'T A LA MOSQUÉE.
Na.movtolgli sortant de la mosqiée.
^
l'enseignement islamique 203
3" Lorsque l'enfant sait épeler, on lui fait d'abord lire
les sourates les plus connues et les plus indispensables du
Coran, puis le Coran tout entier, dont il apprend certains
chapitres par cœur.
Aces débuts, il faut ajouter comme enseignement inter-
médiaire entre le cours primaire et le cours supérieur
quelques leçons de grammaire (Adjarroumiya), et de
catéchisme de persévérance (Borhan, les trois livres de
Sanoussi).
Les enfants quittent alors l'école et rentrent dans leurs
familles; ils sont dits talibou saghirou, (Karamorho den)
ou par abréviation : karaden. Les autres, qui se destinent
à la vie universitaire et religieuse, continuent à fréquenter
l'école où ils se trouvent, si le maître est capable de leur
distribuer l'enseignement supérieur ; sinon, ils vont cher-
cher une autre école.
Ils reprennent et complètent les livres précités et y
ajoutent la Rissala, la Tohfa, les Maqamat, Molhat al-
Irab, quelquefois Khalil, mais cet enseignement est donné
sans ordre, sans programme et sans discipline. Rares sont
d'ailleurs les musulmans qui peuvent dispenser l'enseigne-
ment contenu dans ces derniers livres. La plupart des
maîtres d'école ne sont pas turbannés, et s'en sont tenus
aux seuls livres, cités précédemment, et ce sont les seuls
qu'ils enseignent, plutôt mal que bien.
Il n'y a guère plus de 3 ou 4 écoles supérieures de quel-
que valeur par cercle, et en général dans les chefs-lieux,
qui sont les agglomérations les plus importantes.
En résumé, l'enseignement supérieur extrêmement'
faible, et j'avance sans crainte de me tromper qu'il n'y a
pas un seul namoutigui qui soit capable de comprendre
d'un bout à l'autre, les ouvrages classiques du droit, de la
théologie ou de l'exégèse coraniques.
206 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'IVOIRE
3. — La langue arabe.
La langue arabe est considérée, et enseignée ici, comme
une langue morte, à l'égal du latin dans le catholicisme.
La langue fait du reste l'objet de nombreuses études, et,
si la majorité des musulmans du pays n'arrivent guère
qu'à la connaissance de ses rudiments, sans syntaxe et sans
étude des racines, quelques-uns au contraire parviennent
à une connaissance réellement remarquable de cette langue,
qu'ils ont apprise par des moyens d'un empirisme extraor-
dinaire. On peut en citer quelques-uns qui sont vraiment
remarquables à cet égard. Mamadou Soumaré, de Korhogo ;
Kounandi Timité de Bondougou ; Saléa Cissé de Bouna;
Mamadi Karamorho de Mankono, et Lanzana Cissé de
Tonhoulé ; ces marabouts sont arrivés à une connaissance
très réelle delà langue, de sa syntaxe, de son esprit, allant
même jusqu'à une explication rationnelle des textes, une
recherche remarquable des racines et une véritable exégèse.
Ils en arrivent à parler très correctement cette langue,
mais en lui faisant subir dans la prononciation une mons-
trueuse déformation. On remarquera que les finales sont
toujours suivies dans la prononciation, de voyelles ou de
diphtongues: a, i, ou ; que le kh guttural est prononcé
comme le k, que la lettre q est prononcée le plus souvent
g ; que le ou à l'intérieur d'un mot est souvent pro-
noncé comme u, et même comme i ; que le gh est prononcé
comme g dur ; que l'indigène du pays ne tient pas compte
du ouesla, et ne peut admettre dans sa prononciation deux
lettres dures ou sifflantes à la suite, malgré qu'elles soient
surmontées du ouesla, et qu'il les sépare toujours par une
voyelle (ex. Mesjid se prononce Masiguidi ; saghir se pro-
nonce, saguiri; kabir se prononce kabirou, Bismillah,
Bissimillahi). Les gens se rendent d'ailleurs bien compte
l'enseignement islamique 267
de la défectuosité de leur prononciation et ils n'emploient
jamais l'arabe comme instrument de conversation.
Il n'en est pas de même de l'arabe écrit, qui est entré
depuis longtemps dans la pratique courante. C'est ainsi
que beaucoup de marabouts tiennent dans leur famille une
sorte d'état civil et sont très exactement renseignés sur leur
âge et celui de leurs enfants; qu'ils enregistrent le montant
des dots qu'ils versent pour eux-mêmes ou pour leurs fils.
Ceux qui s'adonnent au commerce tiennent ainsi des
rudiments de comptabilité. Il n'est pas rare, dit Chaudron,
de voir certains d'entre eux porteurs de planchettes en
bois, sur lesquelles ils marquent très exactement leurs iti-
néraires, leurs profits ou pertes, leur crédit et leur débit,
les points où ils ont commercé, séjourné, et les prêts con-
sentis ou non ; des renseignements sur les pays traversés,
des noms de localités, de chefs indigènes, etc., enfin
d'autres informations, dont eux seuls ont le secret, et qui
expliquent si bien leur force morale dans lepays. La langue
employée est généralement l'arabe, quelquefois le mandé.
Les caractères employés sont toujours les caractères arabes.
L'emploi de l'arabe écrit est donc constant dans la vie
courante ; les marabouts s'écrivent souvent entre eux et
excellent même à présenter dans des palabres, lorsqu'ils
savent que l'Européen connaît la langue, des mémoires
écrits dans un arabe plus ou moins correct, suivant la
science de celui qui établit le document. En général, la
plupart des musulmans, sinon tous, savent écrire l'arabe.
Je ne veux point dire qu'ils connaissent la langue; ils en
connaissent quelques mots et lorsqu'ils sont embarrassés
se servent de termes dioula, notés en caractères arabes,
qu'ils font suivre de la mention « dans notre langue ».
Ces mentions sont en général nombreuses, et c'est ainsi
qu'on reçoit des lettres et rapports dans une langue extra-
ordinaire, mais cependant compréhensible avec la double
connaissance de l'arabe et du dialecte dioula. L'utilisation
208 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
des caractères arabes pour la correspondance dioula et ma-
linké tend d'ailleurs à se généraliser. Dans ces nombreuses
lettres qu'échangent marabouts ou commerçants, il n'y a
d'arabe que les formules de politesse, initiales et finales et
les caractères. La langue elle-même est dioula.
4. — Les élèves.
Les élèves (karandé) se recrutent généralement :
1° Parmi les proches parents du marabout enseignant
(fils, frèreset neveux) ; c'est là la grande majorité. A remar-
quer que cette catégorie d'élèves reçoit son enseignement
gratis (environ 6/10).
2° Parmi les membres de la famille généralisés à laquelle
appartient le Karamorho (2/10), habitant le village du
marabout enseignant. Cette catégorie bénéficie encore de
nombreux avantages et paie à peine l'enseignement
reçu ;
3° Parmi les familles musulmanes du pays (de i/io à
2/10) payant intégralement l'enseignement donné à leurs
enfants;
4" Enfin, exceptionnellement, pour les marabouts connus
pour leur science, leur piété et leurs soins donnés aux
élèves, parmi les musulmans étrangers et très rarement,
parmi les familles fétichistes, désireuses de posséder parmi
elles un karamorho, qui «rachète leur fétichisme». Evidem-
ment, ce sont là les gens qui paient le plus cher l'enseigne-
ment distribué, et à qui le marabout, malin, fait attendre
le plus longtemps le turban désiré.
On voit donc que, sur la totalité des élèves des écoles
coraniques, un cinquième, à peine, et cela pour les mara-
bouts influents, dédommage largement le karamorho. Les
autres maîtres ne reçoivent généralement que les vivres et
vêtements indispensables aux jeunes talibés.
l'enseignement islamique 269
Les élèves fréquentent l'école généralement à partir de
l'âge de huit ans. Théoriquement l'école coranique a lieu
tous les jours, sauf le mercredi soir, le jeudi et le vendredi
matin ; il y a une classe, le matin , de 6 heures à 7 heures,
et une classe, le soir, de 5 heures à 6 heures.
La gamme des punitions n'est pas très variée; tout
d'abord à l'enfant réfractaire pour inintelligence ou par
paresse on fait boire « l'eau de la planchette », c'est-à-dire
l'eau qui a servi à laver la planchette sur laquelle la leçon
a été préalablement écrite. C'est une façon comme une
autre d'absorber sa leçon. Si ce moyen est insuffisant on
corrige l'enfant à coups de baguettes sur les fesses, le bou-
bou préalablement relevé ; les gifles non plus ne sont pas
ménagées. Finalement, si rien n'y fait, on renvoie l'enfant
dans sa famille. Quand il se révèle au contraire travailleur
et intelligent, le karamorho le signale à sa famille et on le
pousse vers une instruction plus développée.
Au sortir de l'école, l'ambition du taleb est bien souvent
de devenir maître d'école à son tour. En conséquence, il se
mettra à la recherche d'un centre, où il puisse grouper
autour de lui quelques élèves; quelquefois aussi, il sera
invité par des musulmans de fraîche date, ex-captifs pour
la plupart, à résider dans leur village pour remplir les fonc-
tions de maître d'école et aussi d'almamy. Entre temps, il
confectionnera des gris-gris, vendra des talismans infail-
libles pour réussir dans le commerce, pour avoir beaucoup
d'enfants, etc. Si dès lors ce n'est pas la fortune assurée,
c'est au moins la quasi-certitude de pouvoir demeurer à
l'abri du besoin et des travaux matériels.
5. — Rétribution scolaire.
En principe, le marabout enseignant ne reçoit aucun
270 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
salaire pour son enseignement. Il ne reçoit que des
cadeaux, mais ces cadeaux ont pris une régularité et une
fixité telles qu'on peut aisément les considérer comme la
rémunération obligatoire des bons offices du karamorho.
La famille quia décidé de confier son enfant à un mara-
bout s'abouche avec ce dernier, au moyen d'intermédiaires
connus, porteurs naturellement de cadeaux, le plus sou-
vent en vivres ou en bétail (moutons et riz), rarement en
argent ; souvent, on off"reun boubou de prix.
Le marabout accepte l'enfant, et, lorsque ce dernier lui
est amené, la famille oftVe encore un cadeau au maître,
souvent alors en argent : les sommes varient aujourd'hui
entre 20 et i5o francs ; autrefois les prix étaient beaucoup
moins élevés. A la fin du dix-neuvième siècle, à Kadioha
on donnait 2 fr. 5o à l'entrée et 25 à 5o francs à la sortie ;
à Kapéié, 2 fr. 5o d'entrée, aussi en cauris, plus une poi-
gnée de kolas; une barre de sel à la sortie; à Boron,
100 kolas et 5o.ooo cauris à l'entrée, 72.000 cauris à la
sortie.
A partir de ce moment, l'enfant est sous la sauvegarde
et la responsabilité du karamorho, qui lui doit aide, pro-
tection et entretien, les vivres étant cependant fournis en
nature par les parents, s'ils se trouvent dans un village
voisin ; en argent, s'ils sont éloignés. Le plus souvent, les
vivres ou l'argent sont donnés au marabout, au moment
des fêtes du Ramadan et des autres fêtes annuelles. Inutile
de dire que le marabout y trouve grandement son compte,
d'autant plus que pendant l'interclasse, les enfants sont le
plus souvent employés aux champs ou aux métiers de tis-
sage du marabout. Ce dernier ne manque jamais de faire
connaître aux familles, à grand renfort de salutations de
vœux et de louanges, les progrès de leur nourrisson. A
chaque sourate nouvelle, à chaque livre qu'il aborde, un
envoyé est adressé aux familles. Evidemment cette sollici-
tude n'est pas désintéressée ; l'envoyé ne revient jamais les
L ENSEIGNEMENT ISLAMIQUE 27 I
mains vides; pagnes, boubous, vivres, poulets et moutons
pleuvent sur ce messager de Dieu, qui parle si bien de
l'enfant prodige.
C'est là le plus clair des revenus de marabouts enseignants,
et ils le sont tous plus ou moins.
Le vendredi soir, surtout, et aussi, souvent, le lundi soir,
les talibés vont quémander dans leur village, en chantant
le Coran, ils obtiennent ainsi quelques cauris (5, lo, 20)
qu'ils conservent pour s'acheter des' galettes de mil ou de
maïs (ngomi). En beaucoup d'endroits on porte une partie
de ces cauris au karamorho.
Enfin, le jour du turbannement arrivé, les cadeaux sont
encore plus considérables; lorsque les familles fétichistes
ont un enfant qui participe à la cérémonie, elles font géné-
ralement bien les choses : le plus souvent une vache, un
boubou, une somme d'argent rondelette récompensent le
marabout de ses efforts, sans compter les dons prépara-
toires qu'on a dispensés pour l'amener à hâter le grand
jour.
Avant notre venue, du temps de la captivité, il était de
coutume que l'élève, lorsqu'il pouvait lire et écrire, fit don
d'un esclave à son maître. A l'heure actuelle, on a rem-
placé le captif par un bœuf.
Une fois libéré de son maître, l'élève ne l'oublie jamais;
aux fêtes religieuses, c'est un échange de cadeaux entre
lui et celui « qui lui a donné le tuban », où évidemment ce
qu'il donne est bien supérieur à ce qu'il reçoit. Il y a là un
échange de bons procédés et d'une bonne cordialité. On
voit rarement de discussion et de mésentente entre maîtres
et familles de talibés. Il règne là un régime patriarcal et
un fort bon esprit.
Des quêtes déguisées sont souvent opérées par les mara-
bouts à cours d'argent, surtout au moment des grandes
fêtes, où les marabouts influents vont « prêcher» dans les
cantons mal pourvus de karamorho. Les demandes d'ar-
2r2 - ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
gent sont soigneusement enveloppées de douces paroles
dans les prônes du vendredi. Elles sont toujours entendues.
Une autre ressource consiste dans la copie d'ouvrages.
Elle est faite soit par les maîtres eux-mêmes, soit par leurs
élèves les plus dégrossis. Ils leur donnent les livres de leur
enseignement ou de leur bibliothèque, ne leur fournissant
que le papier et l'encre.
Ces manuscrits sont ensuite vendus, au profit du maître,
à d'autres marabouts : un Coran, convenablement écrit en
deux encres différentes, avec enluminures courantes, se
vend généralement entre 5o et 200 francs, suivant la valeur
du travail, la renommée du marabout, et le soin apporté
à la reliure.
Enfin souvent aussi, le vulgaire, quelquefois de simples
fétichistes, s'adressent aux marabouts soit pour la confec-
tion de lettres à des étrangers, soit pour celle d'amulettes;
on en connaît de différents modèles, que l'on vend à des
prix plus ou moins élevés, suivant la valeur du copiste et le
soin qu'il a apporté à la confection du document, et à son
habileté à tromper le client.
6. — Valeur pédagogique et intellectuelle
de renseignement.
Quelque rudimentaire que soit l'enseignement distribué
par les marabouts, quelque absurdes qu'en soient souvent
les méthodes, basées surtout sur la mémoire et la récitation
littérale des textes, il n'en demeure pas moins vrai qu'il
c®nstitue une ébauche de culture du cerveau, une obliga-
tion pour l'esprit indigène de se dépouiller de sa torpeur
et de sa paresse congénitales, une tentative de travail in-
tellectuel, un rudiment de connaissances générales qui
sortent un peu le noir de son milieu, et lui apprennent à
l'enseignement islamique 273
entrevoir et à concevoir une mentalité différente de la
leur; de la nôtre également, il est vrai, puisque arabe,
mais certainement supérieure à l'ambianceoù ils végètent;
enfin à leur inculquer par le désir du paradis, par la peur
de l'enfer ou par la crainte de Dieu, des éléments d'une
morale primitive, mais saine et réaliste. C'est devenu un
lieu commun d'affirmer que l'Islam constitue un progrès
certain dans la mentalité primitive des noirs. Ce n'est pas
douteux. Certains de ces noirs sont déjà réellement évolués,
dans un sens différent du nôtre, c'est entendu, mais d'une
façon indiscutable. Leur esprit est plus délié, plus curieux,
plus assoupli, plus apte à la réflexion et au travail intellec-
tuel, plus hautain aussi et plus orgueilleux. Il est regret-
table que ce progrès s'arrête là, conduisant ainsi à une
impasse, où en conclusion il aurait mieux valu que les
animistes ne s'engagent pas.
Au point de vue religieux, ces marabouts sont relative-
ment orthodoxes suivant le rite malékite, et lorsque, par
habitude ou par tradition ancestrales, ils s'en écartent, ils
le savent fort bien, beaucoup le déplorent.
Pour nous enfin, ce que nous devons retenir et par des-
sus tout, c'est que l'élève a généralement pour son maître
un profond respect, une touchante affection; toute sa vie, il
garde souvenance de celui qui lui enseigna la prière, la
lecture, l'écriture, qui parfois lui octroya le « namou » ou
l'affilia à une secte. A ce directeur spirituel, à ce chef
intellectuel, l'élève devenu adulte, homme mûr, sera sou-
vent capable d'obéir avec aveuglement. Si chez les musul-
mans de vieille date, nous trouvons parfois plus que chez
les fétichistes une hiérarchie mieux sauvegardée, une cohé-
sion plus grande, plus de tendances au calme et même à la
réflexion, mais aussi plus de duplicité et d'hypocrisie, il ne
faut pas se le dissimuler, c'est en majeure partie à la pré-
sence et à l'influence des maîtres d'écoles musulmans que
nous le devons, et c'est pourquoi sans attenter le moins du
18
274 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
monde à la liberté des écoles coraniques, en pays islamisé
s'entend, car des villages fétichistes elles doivent être rigou-
reusement exclues, on exercera à Tégard de ces établisse-
ments scolaires et religieux, la plus active et la plus atten-
tive surveillance.
Il y a à ce progrès incontestable un très fâcheux pendant.
Le noir islamisé se cristallise dans sa doctrine et dans sa
religion et ne paraît plus pouvoir dépasser un certain
niveau intellectuel. On peut faire la différence entre l'intel-
lectuel islamisé et l'intellectuel directement francisé, et voir
de quel côté penche la balance. En deuxième lieu et sur-
tout il n'est pas prouvé du tout que l'islamisation engendre
un progrès moral chez le noir. L'indigène ne cueille sou-
vent dans l'enseignement islamique que des rites et des
gestes, et en revanche, se jugeant dégagé en quelque sorte
des préceptes et des châtiments moraux et à l'abri, derrière
son paratonnerre cultuel, se permet nombre de transgres-
sions relevant de la morale purement naturelle, que le
simple fidèle sans instruction et sans intellect et plus près
de son animisme traditionnel, n'oserait se permettre.
La suppression de l'esclavage, la libération des captifs a
porté un coup douloureux aux écoles coraniques, car les
biens ne demeurant plus aux mains seules de quelques fa-
vorisés, aristocrates musulmans pour la plupart, la loi du
travail s'est imposée pour tous, les longs loisirs ne sont
plus permis, et le commerce et le colportage ont monopo-
lisé de plus en plus les jeunes activités, au grand détriment,
des études islamiques.
y. — Bibliothèques indigènes.
Tout marabout possède une bibliothèque; le plus sou-
vent cette bibliothèque consiste en 3 ou 4 volumes impri-
més et surtout en ouvrages manuscrits : le Coran, les
l'enseignement islamique 275
Dalail al-Khairat, etc. Mais un certain nombre de mara-
bouts possèdent de véritables bibliothèques au sens même
où nous l'entendons; 5o, 100, 200 volumes imprimés ou
manuscrits, ce qui constitue un véritable tour de force et
témoigne d'un singulier amour des livres.
Ces bibliothèques sont à peu près semblables, et ne dif-
fèrent que par quelques rares ouvrages. Comme toujours,
elles sont conservées dans des caisses : huit malles, dix
malles, douze malles, de taille, de confection et de couleurs
variées. Elles sont fort bien soignées et certains ouvrages
sont d'une écriture vraiment remarquable. La langue en
est assez pure et les altérations ou erreurs de copistes rela-
tivement rares. On trouvera en annexe les catalogues de
plusieurs de ces bibliothèques (Odienné, Timé, Sambati-
guila, Touba, Férentela, Mankono, etc.). Dans cette no-
menclature on a respecté les titres arabes, tels que les pré-
sentent les copistes de ces ouvrages.
Ces manuscrits sont composés de feuilles volantes, er^
papier fort, vendu par les maisons de commerce, dit
« papier marabout ». Ils sont écrits en gros caractères, le
plus souvent en deux encres ; les caractères en encre noire,
les points diacritiques, en encre rouge; souvent les trois
points séparant les phrases sont indiqués en jaune. A la
mode arabe, on trouve des enluminures assez ingénieuses
aux fins de chapitre, avec une inscription toujours tirées
du Coran.
Les commentaires, placés dans les marges, expliquent,
commentent ou complètent le texte. Certains de ces com-
mentaires sont en quelque sorte classiques et portent un
nom d'auteur. D'autres sont l'œuvre des marabouts locaux.
Enfin, les feuillets réunis les uns auprès des autres sont
placés dans un étui en cuir, souvent assez recherché comme
travail. Certains de ces manuscrits ont été payés jusqu'à
5oo francs par leurs propriétaires.
Il n'existe que fort peu de livres en caractères imprimés.
27b ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
Les maisons de commerce ont bien tenté de vendre à des
prix très élevés : i5 à 3o frs, d'affreuses éditions du Coran
imprimés en Orient (le Caire, Beyrouth), suivant la nota-
tion orientale. Leurs yeux étant habitués à de gros carac-
tères, et à une notation diacritique différente, les mara-
bouts ont de la peine à comprendre ces textes et le com-
merce des Corans a à peu près échoué. Du reste, même
écrits en caractères et suivant la notation régulière, les
textes imprimés sont lus difficilement en raison de la finesse
des caractères. On peut s'en rendre compte soi-même en
prêtant un volume à un marabout. Il ne peut lire qu'avec
de grandes difficultés, hésite et finalement, surmonte son
nez d'une énorme paire de lunettes.
Le nombre et la richesse des bibliothèques étaient
jadis bien supérieurs à leur état actuel. Les luttes de la fin
du siècle dernier ont provoqué d'innombrables incendies
de villages, où ont péri beaucoup de bibliothèques. Ce fut
d'abord et surtout Samory. Il est responsable de l'incendie
des bibliothèques de la plupart des villes du Kong et de la
cité elle-même. Ce fut ensuite le colonel Combes, qui, au
dire des indigènes, faisait sur la place publique un magni-
fique autodafé des papiers arabes qu'il trouvait. Disons,
pour son excuse, que Samory, se posant en conquérant
musulman, ses ennemis se croyaient le droit de détruire
ses munitions spirituelles comme les autres. Disons encore
que les coloniaux ont toujours eu une sorte de phobie de
l'islam, et que tout papier arabe leur paraît une machine
de guerre effroyablement dangereuse.
Il n'existe point de journaux arabes dans les biblio-
thèques, de même qu'il n'en circule point. Il est réellement
étonnant de voir à quel point les musulmans même ins-
truits, même approchant des gens revenant du Maroc ou
d'Orient, comme les anciens tirailleurs, vivent actuelle-
ment dans l'ignorance du monde extérieur, de la crise que
subit l'islam, et des aspirations panislamiques.
L ENSEIGNEMENT ISLAMIQUE 277
C'est encore l'Administration qui, par ses diffusions de
journaux, d'illustrés et de tracts, a le plus contribué, ces
dernières années, à tenir les musulmans du pays au cou-
rant des grands événements qui déchiraient le monde.
CHAPITRE IV
DOCTRINE, OBLIGATIONS LÉGALES
ET PRATIQUES CULTUELLES (i)
I . — La doctrine.
L'élite intellectuelle et sacrée du monde musulman ma-
iinké et mandé-dioula possède certainement quelques con-
naissances des assises essentielles de l'islam. Cette élite
exceptée, la masse des adeptes, pour la plupart de souche
autochtone et d'islamisation récente, réduisent la religion
soit à quelques formules servant à tout propos, en tout
temps et en tout lieu, soit à quelques gestes rituels.
Ces adeptes, tard venus dans le giron, de l'islam, pro-
clament bien qu'Allah est Dieu, le Seul, l'Unique, mais
intimement ils n'en semblent pas très convaincus : qu'il
s'agisse d'un fait important à élucider, d'une décision grave
à prendre, c'est la divinité d'à côté que l'on ira consulter,
et, pour conclure, ils immoleront, tout comme les fétichis-
tes, leurs frères, sur le tronc du vieil arbre, le traditionnel
poulet blanc, ils rougiront ensuite de son sang les pierres
sacrées. Allah, certes inspirera pleine et entière confiance !
Voici la première leçon de théologie dans une classe de
jeunes talibés débutants, à qui le karamorho inculque les
principes de l'existence, de la grandeur et de l'unité de
(i) Plusieurs notes de ce chapitre ont été empruntées aux monographies
islamiques de Ripert {Ouoi'odougou) et Le Campion {Touba Odienné).
DOCTRINE, OBLIGATIONS LEGALES ET PRATIQUES CULTUELLES 279
Dieu. La méthode employée, toute de récitation verbale,
d'ailleurs sans l'ombre de la moindre réflexion de part et
d'autre, est la même que celle employée parles tolba du
Nord africain.
Dans la langue du pays, le mandé-dioula, le dialogue
suivant s'engage entre le maître et ses élèves :
D. — Qu'est-ce qui est inaccessible ?
R. — C'est Dieu et le Prophète.
D. — Qu'est-ce que Dieu?
R. — Dieu est Nafcia, Salbia, Maani. xMaanaouïa.
D. — Nafcia, qu'est-ce?
R. — Al-Ouioud : Dieu est.
D. — Et Salka ?
R. — Cinq sont les attributs Salbia.
D. — Maani?
R. — Sept.
D. — Maanaouïa?
R. — Sept également.
D. — Qu'est l'attribut Nafcia?
R. — Dieu existe, Dieu est (Yahveh).
D. — Quels sont les attributs Salbia?
R. — Dieu est éternel.
Dieu est immortel.
Dieu est incomparable.
Dieu est immuable.
Dieu est unique.
D. — Quels sont les attributs Maani?
R. — Dieu est tout-puissant.
Dieu propose et dispose.
Dieu est omniscient.
Dieu est la Vie.
Dieu entend tout.
Dieu voit tout.
Dieu anime tout.
28o ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
D. — Quels sont les attributs Maanouïa ?
Dieu est le plus fort.
Dieu peut tout.
Dieu sait tout.
Dieu dispose de la vie.
Dieu voit tout.
Dieu connaît.
Dieu parle de tout.
Ce sont là les vingt attributs de la Divinité. Telle est la
conception de la puissance de Dieu que se font les mara-
bouts du pays. Elle est orthodoxe, si l'on veut, puisque
basée sur les traités théologiques de l'islam, mais pure-
ment livresque, sans explications, et fondée sur la récita-
tion des attributs, et non sur la connaissance intime et
l'effort intellectuel.
Sur l'Unité de Dieu, à relater cette jolie explication d'un
karamoko de Mankono, rapportée par Ripert : « Le kara-
moko dit à deux de ses élèves : « Prenez tous deux cette
« même aiguille, et travaillez à la fois à coudre deux bandes
« de tissus différentes. — C'est impossible, répondirent
les enfants. Alors par une série de raisonnements très peu
clairs, mais où lui-même semble fort convaincu, le mara-
bout démontre aux élèves que si Dieu était deux, il n'aurait
pas pu faire un seul monde. Si l'infidèle ne perçoit pas
bien le raisonnement, le maître et ses élèves, sans doute
éclairés par la foi, ont l'air de fort bien comprendre. »
Le Prophète. — Comme Allah, Mahomet a une longue
série d'attributs. Sommaire est d'ailleurs la connaissance
du Prophète, inculquée aux élèves ; Dieu a fait Mohammed,
qui est le meilleur des hommes. Il est né à La Mecque
et il en sortit pour aller à Médine, où est sa tombe. Ce
qu'il dit est la vérité. Il est sûr de ce qu'est Dieu, car il est
le Prophète de Dieu, qui traduit exactement ce que Dieu
DOCTRINE, OBLIGATIONS LÉGALES ET PRATIQUES CULTUELLES 28 1
lui a dit; et c'est à cela que se borne généralement, malgré
les livres de louanges ou les relations des hauts faits de
Mohammed, la connaissance exacte de celui-ci.
II est vrai que si Ton voulait s'étendre sur les miracles
qu'on lui attribue, et qui augmentent tous les jours, on n'en
finirait plus.
Croyances eschatologiques.
Les élèves doivent apprendre par cœur :
Tout le monde mourra.
(La mort est vraie.)
La tombe est vraie.
Le paradis est vrai.
L'enfer est vrai.
Et l'âme des musulmans va au paradis.
Et l'âme des païens à l'enfer.
Et le paradis est au ciel.
Et l'on ne sait pas où est l'enfer.
C'est de là qu'on part pour matérialiser aux enfants l'Au-
delà dans les écoles musulmanes. Cette méthode d'enseigne-
ment est la seule qui synthétise l'opinion et les croyances
profondes des musulmans.
Mounkirou et Nakirou arrivent, tous deux à la fois, à la
tombe récente du mort, et demandent à celui-ci ; « Qui est
ton maître? Quel est ton Livre? qui est ton prophète? quel
est ton père? Quelle est ta religion? » Si le mort est mu-
sulman, il répond : « Allah est mon maître, le Coran est
mon Livre, Mohammed est mon prophète, mon père est
Abraham, et j'ai la religion de Mohammed. » Satisfaits de
cette réponse, ils s'en retournent, après avoir frayé à
l'âme son chemin pour gagner le ciel sous l'aile de l'ange
Andjaraïlou (Azrael).
232 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
Si la réponse est mauvaise, Mounkir et Nakir battent
l'homme avec des bâtons de fer, le font tomber jusqu'à ce
qu'il crie et que ses os soient tous brisés. Le mort s'excuse
de son ignorance, mais les anges répondent : « Puisque tu
as été aveugle durant ta vie et que tu n'as rien voulu ap-
prendre, tu demeureras éternellement ignorant. Vois
l'enfer. C'est là que tu iras après le jugement. »
Les âmes des justes sont amenées par Andjaraïlou (Az-
rael) à Dieu et à ses serviteurs, les anges. Une fois l'âme du
musulman enlevée du corps par Azrael, elle est placée
dans des pagnes blancs, exhalant des odeurs délicieuses.
C'est ainsi qu'elle est amenée à Dieu dans le paradis (Djan-
nati-Djanna) où elle est heureuse et attend dans la félicité
le jour du Jugement dernier. Dans le paradis, jamais de
nuit, jamais de soleil, jamais de chaleur ni de froid,
jamais de faim, jamais de sommeil. Tout ce que l'homme
peut désirer en fait de plaisir et de volupté, il l'y trouve.
« C'est là, ajoute le karamoko aux enfants, la marque la
plus sûre de l'excellence du paradis. Une fois au paradis,
on ne sort plus, on n'en a d'ailleurs jamais envie. Les
plus belles femmes, les plus beaux arbres, des fleuves
de lait et de miel y sont à la disposition des bienheureux.
Les meilleures viandes s'y trouvent. » On voit combien le
Coran se matérialise encore plus ici.
Le paradis est divisé en deux parties : l'une, le Djanna-
tou al-Aliïa, où l'on voit Dieu tout le temps, ce qui est la
récompense et le bonheur suprême. Elle est réservée aux
grands croyants et aux martyrs; l'autre, le Djannatou al-
Maoua, ou jardin de refuge, où se trouvent les âmes ordi-
naires des musulmans, mais qui dans leur félicité ne voient
Dieu que rarement et sont privés du bonheur suprême
d'être rassasiés de sa vue.
L'enfer. — L'enfer, c'est la nuit éternelle : les Kafir
(païens) y sont placés, couchés sur le ventre, et sont tou-
DOCTRINE, OBLIGATIONS LEGALES ET PRATIQUES CULTUELLES 283
jours brûlés par le feu. Ils ont soif, mais n'ont point d'eau ;
bien plus ils croient entendre la pluie, et ouvrent la
bouche pour recueillir de l'eau; il n'y tombe que du fer
brûlant. Ils ont toujours faim, à tel point qu'ils dévorent
leur propre chair.
L'aumône qu'ils devaient donner à Dieu durant leur vie
et qu'ils ont refusée prend là la forme d'un serpent qui les
dévore. Les scorpions les piquent, les oiseaux de nuit les
mordent. Alors ils regrettent le chemin de la foi. Quand ils
sont rongés par le remords, Satan (Sitana, Cheitan) vient.
On lui fait une grande montagne de feu, qui lui sert de
chaire pour sa prédication. Monté au sommet, au milieu
des flammes, Satan parle : « Il les remercie de l'avoir
écouté et d'avoir refusé d'entendre la voix de Dieu. »
« Mais, ajoute-t-il, je vous ai appelé pour rien. Regrettez
vos fautes, car je ne puis rien pour vous. Ne me reprochez
rien, car je ne suis rien, et Dieu est tout. Vous avez eu tort
de suivre le chemin du mal, et de délaisser la voie de
Dieu. » Tout le monde pleure, et cela dure ainsi jusqu'au
Jugement dernier.
Si des musulmans ont fauté, ils sont également mis en
enfer, mais au bout d'un certain temps, Mohammed a
pitié d'eux, parce qu'ils ont appris sa parole, et intercède
auprès de Dieu, qui les admet dans le paradis.
A la fin du monde, tous les hom.mes se lèveront et se
réuniront à l'emplacemat appelé « Kima » (Qiama). Dieu
interroge tous les hommes, musulmans, païens sur ce
qu'ils ont fait. A l'issue du jugement, tout le monde reçoit
son papier avec la sentence et l'énumération des fautes ou
des vertus. Dieu tend le papier aux musulmans avec la
main droite — la main noble — aux Kafîr, avec la main
gauche — la main souillée.
Les musulmans voient inscrites leurs bonnes actions sur
ce papier. Ils retournent vers leur famille et montrent la
sentence de Dieu; on se réjouit, on l'acclame et il va se
284 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
placera la droite de Dieu. Les Kafir voient leur papier tout
noir. Leur main gauche est enfoncée dans leur poitrine
jusqu'à ce qu'elle y pénètre et en ressorte par le dos. Leur
cou est cassé, tordu, au point que leur tête regarde en
arrière. Ils voient leur papier noir des péchés qu'ils ont
commis. Alors ils perdent la notion de tout et pleurent.
On les hue, leurs parents pleurent de honte et ils vont se
placer à la gauche de Dieu.
Mahdi. — La croyance au Mahdi est fort vague et se
confond le plus souvent avec celle du Jugement dernier.
Voici ce qui est expliqué à ce sujet aux jeunes gens dans
les écoles coraniques :
On discute pour savoir si le Mahdi est la même personne
que Aïssa (Jésus), ou bien s'il est différent de lui, et s'il doit
seulement apparaître en même temps que Jésus. Il est pro-
bable que cette dernière opinion est la bonne et que le
Mahdi et Jésus-Christ apparaîtront tous deux à la fois.
Aïssa placera le Mahdi comme almamy des Croyants.
Cette période durera seulement sept ans ; pendant ce temps,
le monde ne connaîtra que le Bien, et le Mal sera inconnu
et cessera de régner.
Après cette période, un animal formidable, un Dragon,
nommé Niorhouna (l'Antéchrist) viendra de l'Ouest. Alors
les religions seront confondues et il n'y aura plus d'islam.
Dieu ignorera tout ce que les hommes font. Puis Niorhouna
viendra regarder les hommes dans les yeux. Alors que les
musulmans s'ignoreront eux-mêmes, il les reconnaîtra.
De même, il reconnaîtra les fétichistes. Lorsque ce choix
sera terminé. Dieu fera périr tout le monde, puis ranimera
tous les morts de la tombe et les réunira, et ce sera le jour
du Jugement dernier.
On voit combien est vague la croyance au Mahdi et
quelle confusion de noms, de lieux, de temps, se produit
dans ces esprits peu éclairés.
DOCTRINE, OBLIGATIONS LEGALES ET PRATIQUES CULTUELLES 285
Il en est de même de l'imamat des sultans du Maroc et
de Constantinople. Le premier est absolument ignoré. Des
légendes courent sur le second, puériles au plus haut
point : l'idée la plus nette qu'on s'en fait est que le chef de
Stamboul a des palais en or et qu'il porte des habits de La
Mecque.
2. — Obligations légales.
La prière. — Les cinq prières rituelles régulières sont
en usage parmi les musulmans de la Haute-Côte d'Ivoire,
Elles sont appelées ici :
Salatou Soubouhou, dite vulgairement Faidera : à
l'aube.
Salatou Douhourou, dite Serifana, vers 2 heures du
soir.
Salatou el-Anziri, dite Lanzra, faite à 4 ou 5 heures.
Salatou el-Maghribi, dite Fatirti, à la tombée de la nuit.
Salatou el-Anziai, dite aussi Sarhafa, faite vers 10 heures
du soir et généralement peu fréquentée. Souvent cette
prière est faite immédiatement après celle du crépuscule.
Les dettes de prières (Séridioulou en mandé-dioula) sont
toujours « payées » le soir, alors qu'on a tout le temps de
les faire et elles comprennent, suivant la règle, le même
rituel que les prières omises.
Quelques musulmans bien intentionnés croient devoir
remplacer, le soir même du jour où elles ont été omises,
ces prières absentes par des « Nanfila » ou prières
surérogatoires, et doubler le lendemain les prières omises
la veille.
Les cinq prières obligatoires de la journée ont été, disent
les musulmans du pays, instituées par Djibraïl qui alla
trouver Mohammed, lui enseigna ces prières, et les lui fit
répéter chacune devant lui dans tous leurs détails. Mais
contrairement aux légendes issues de la Sonna, les cinq
286" ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
grands prophètes Adam, Abraham, Jonas, Jésus et Moïse
ne sont pas considérés ici comme les inspirateurs de ces
prières.
Les prières surérogatoires (Nawafîl), appelées ici Nan-
fila, sont toujours à deux Raka. Elles sont faites surtout :
a) Le matin entre le réveil du fidèle et l'heure de la
prière de Taurore. 11 est de tradition constante de faire
précéder cette prière d'une nanfila. Cette habitude est
tellement placée dans les mœurs que la plupart des musul-
mans, peu instruits des choses religieuses, soutiennent
que la prière de l'aurore se fait toujours à quatre
Raka.
b) Le soir, entre le repos du soir et celle de l'Acha. Ces
nanfila sont faits par piété, souvent comme conséquence
de la réalisation d'un vœu, d'une heureuse fin de maladie,
de la mise au monde d'un enfant mâle, de l'heureuse
terminaison d'un voyage.
La prière indigène semble être l'exécution d'une besogne
machinale, assez pénible pour soi-même, mais susceptible
de contenter la Divinité, et toute la concentration de
l'esprit n'est tendue que vers un seul but très matériel :
ne rien omettre des détails canoniques et suivre exacte-
ment le rituel. C'est bien le rite machinal, avec récitation
verbale obligée. La récitation mentale, en effet, n'est point
autorisée et réprouvée comme entachée d'hérésie. En
aucune façon, la prière ne semble ici être l'entretien intime,
familier et sans limites avec Dieu.
L'aumône légale (Zakât) est, en principe, admise et doit
être prélevée, avec un certain tempérament, mais en réalité
elle est pratiquée sans aucune régularité. Elle est d'un
dixième, en ce qui" concerne les céréales (Oussourou) ;
pour le bétail elle varie, les textes calculant la zakât en
chameaux, animaux que les gens de la savane soudanaise
n'ont jamais vu. 11 est généralement admis qu'une chèvre
ou un mouton est prélevé annuellement par troupeau de
DOCTRINE, OBLIGATIONS LÉGALES ET PRATIQUES CULTUELLES 387
5o chèvres ou moutons ; qu'un veau mâle est prélevé par
troupeau de trente bovins. Enfin, pour les sombé, mon-
naie du pays, un paquet sur soixante est prélevé comme
aehour.
Le minimum imposable est, pour l'argent, la valeur de
20 boucles d'oreilles en or, soit i.ooo francs, Tachour,
pour ce chiffre, étant de 25 francs.
Pour les bœufs, le minimum est de 3o boeufs ; un veau
représente la zakât de ce minimum imposable.
Pour les ovins et caprins, le minimum est un troupeau
de 40 têtes de ce bétail, quels que soient les composants
de ce troupeau, chèvre seule, mouton seul, ou ces deux
espèces d'animaux réunis : une chèvre représente la zakât
de ce chiffre.
Pour les céréales, en ce qui concerne le maïs et le mil,
on compte simplement, dans les lougans, les files de pieds.
Une file sur dix représente l'achour, sans minimum.
Pour le riz également, aucun minimum n'est déterminé.
A la récolte, une botte sur dix, ou bien un panier sur dix
est mis de côté et représente l'achour.
Pour l'igname, il n'est pas, en principe prélevé d'achour ;
cependant, dans les familles pieuses, une partie du lougan
est consacrée à Dieti^et les tubercules qu'on y récolte sont
réservés pour la charité.
Il est très rare au surplus qu'un musulman soit dans le
cas de payer la zakât. Les troupeaux de trente têtes de
bœufs, de quarante têtes d'ovins ou caprins sont extrême-
ment rares, et l'on ne cite guère que le cas d'un marabout
de Kadioha, qui ait été, il y a fort longtemps, dans l'obli-
gation, toute morale d'ailleurs, de payer la zakât sur son
troupeau de bœufs.
Les marabouts et les musulmans du pays savent fort bien
que la zakât et l'achour devraient être remises à l'autorité
religieuse, et contrôlées par elle. Mais on se méfie de son
honnêteté, et chacun dispose des quantités prélevées sur
288 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
ses récoltes, à sa guise, pour faire des charités soit à des
pauvres, soit à des personnages religieux, soit aux orphe-
lins, soit à ceux qui n'ont pas pu faire de plantations. Il y
a peut-être là une ébauche intéressante de nos futures
sociétés de prévoyance et d'aide agricole. Inutile de dire
qu'aucune comptabilité n'est dressée, aucun contrôle
exercé, et qu'aucune obligation matérielle n'étant imposée
au fidèle, les pauvres sont le plus souvent oubliés. Le
fidèle dispose de ses zakât et achour à sa guise et à la
satisfaction de ses intérêts.
L'aumône, chez tous, se fait avec une extrême parcimonie;
elle est M'ailleurs rarement spontanée, quoique toujours
volontaire.
A signaler, chez les musulmans de vieille date, l'exis-
tence d'une coutume, à vrai dire fort peu répandue. Cer-
tains, parmi ces musulmans, non tant pour accomplir un
acte pieux que pour se ménager des alliances, des amitiés
utiles, donnent leurs filles en mariages à des marabouts
influents, des almamys vertueux, sans qu'aucune dot ne
soit versée ni stipulée. C'est ce qu'on appelle « donner sa
fille en charité ». Cette coutume, on le sait, est proscrite
par le Droit musulman.
Le jeûne. — La lune du mois du Ramadan, vue en un
point quelconque, indique le commencement du jeûne en
principe. Cependant, quand le Ramadan tombe en saison
des pluies, où le ciel est toujours chargé de nuages, le
jeûne est ouvert par une déclaration de l'almamy prin»
cipal du pays. Il commence le lendemain et se poursuit
pendant trente jours consécutifs. 11 se termine par la même
déclaration, sauf conflit entre les marabouts et divergences
d'application, ce qui arrive assez souvent.
Lorsqu'un jour est inobservé par cas de force majeure,
il est remplacé par un jour à la suite du mois du Ramadan.
L'inobservation volontaire du jeûne est astreinte à une
DOCTRINE, OBLIGATIONS LEGALES ET PRATIQUES CULTUELLES 289
expiation théorique de soixante jours. Cette expiation
(Soundioulou) était autrefois rachetée par la mise en liberté
d'une captive ou la distribution aux pauvres d'un certain
nombre de paniers de céréales. En réalité, on n'a pas une
idée très nette de ces rachats, et l'on n'en tient guère compte
dans la pratique.
Les cas de rupture déjeune sont:
Le fait de manger et de boire durant la journée ;
Le fait de porter à la bouche une guésé (bâtonnet pour
les dents) ;
Le fait de mâcher un kola, même sans avaler la
pulpe ;
Le fait de cohabiter avec une femme durant le jour ;
Le fait pour une femme d'avoir ses menstrues.
Le jeûne n'est en rien une abstinence de nourriture : si
l'on ne mange pas le jour, on se rattrape la nuit; on fait
entre les prières du crépuscule et l'aurore de véritables orgies
culinaires et l'on dort le jour.
Le jeûne, dans ces conditions, n'est pas pénible. Dans la
plupart des villages musulmans, la prière de la nuit pen-
dant le Ramadan est faite en commun, généralement sur
une place, au marché, ou dans un endroit découvert,
voisin de la mosquée. Ces prières assez impression-
nantes, et d'une véritable grandeur, sont appelées « Sari
nihatou ».
Pèlerinage. — Contrairement à la Sonna, le pèlerinage
n'est pas considéré comme une des obligations de la reli-
gion musulmane. C'est un grand luxe, une façon comme
une autre d'acquérir un grand renom de sainteté avec les
profits qui entourent toujours les saints personnages dans
tous les pays, mais, on n'a jamais cru ici, et l'on ne croit
pas encore, être un mauvais musulman à considérer le
pèlerinage comme un hors-d'œuvre, très coûteux, fort
pénible, et à lui préférer sa tranquillité.
19
290 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
Le pèlerin partait seul jadis avec tous ses captifs de traite.
Il les monnayait en chemin, et, après un voyage à la mode
noire, marqué de longs repos, qui durait au moins dix ans,
revenait au pays, sans un seul captif. Il est vrai que les
dons qu'il recevait alors le dédommageaient amplement de
ses peines.
Les gens ne sont plus assez riches maintenant pour pou-
voir espérer faire ce pèlerinage qui, encore une fois,
comme la Guerre sainte, n'est pas considéré comme obli-
gatoire. Autrefois les guerres, si elles ruinaient la grande
majorité du pays, enrichissaient, de captifs au moins, les
gens qui savaient profiter de l'état de guerre et ménager
tous les partis. C'était le cas de quelques musulmans,
grands fournisseurs d'armes et de poudre, gros marchands
de captifs aussi. Ces gens-là pouvaient évidemment se payer
ce luxe, d'autant plus facilement que le voyage était sur-
tout payé des ventes successives de captifs.
L'itinéraire suivi était celui-ci: réunion locale àOdienné
ou àTouba, ou à Bolon, ou à Kong ;
Réunion générale, soit simultanée, soit successive, à
Bondouk-ou, De là on traversait la Haute Gold Coast, et le
pays Haoussa. On contournait le Tchad par le sud ; et par
rOuadaï, le Kordofan et Khartoum, on arrivait à la mer
Rouge.
Aujourd'hui, c'est toujours à Bondoukou que se fait le
départ, mais comme on n'utilise plus la voie de terre, on se
rend à Coomassie, point terminus du chemin de fer et à
Secondée, où l'on s'embarque sur un vapeur anglais pour
les Canaries. Là, transbordement, soit sur Marseille, soit
sur Tanger, où l'on se mêle à la foule des pèlerins de
l'Afrique du Nord ou de l'Afrique occidentale.
Quelques pèlerins, surtout dans l'Ouest de la Colonie,
trouvent plus simple, rompant avec l'antique passage par
Bondoukou, de prendre le train à Bouaké et le bateau
pour Marseille à Bassani.
\
DOCTRINE, OBLIGATIONS LEGALES ET PRATIQUES CULTUELLES 2g I
Tous les pèlerins du Bas-Soudan et même plusieurs du
moyen Niger, de Ségou àTombouctou, empruntent l'une ou
l'autre de ces deux voies : il ne faut pas oublier en effet que
leurs affaires (bœufs, kolas etc.) leur ont appris depuis
longtemps le chemin de la Côte d'Or et de la Côte
d'Ivoire.
Tous ces pèlerins ne semblent plus jouir d'une extrême
et particulière considération. C'est sans doute que les fidèles
noirs ne se rendent pas compte de l'énorme somme de
souffrances et de fatigues qu'entraîne le pèlerinage pour
un des leurs et du grand mérite qu'il y a à l'accomplir. Et
puis le pèlerin revient chez lui après 2, 5 ou 10 ans
d'absence : il reprend ses occupations et rentre dans la vie
commune et l'on ne s'apercevrait pas, sidésormais son nom
n'était précédé de Lagui, Ladji, Al-Hadji, qu'il a parcouru
l'Orient. Qu'a-t-il vu? qu'a-t-il retenu ? Vraiment, pour
les Noirs, le pèlerinage aux Lieux saints de l'Islam est
d'une utilité tout à fait contestable. Relatons toutefois qu'en
dehors d'un certain prestige moral, tout platonique, le
pèlerin tire quelques bénéfices plus positifs de la vente,,
désormais licite pour lui et sans frein, des menus objets
de piété de La Mecque : eau de Zemzem, poils du
Prophète, gravier du sanctuaire, pierres ou étoffes qui ont
touché la Kaaba, etc..
Il n'y a actuellement dans toute la région Occidentale
(Odienné, Touba, Ouorodougou) aucun musulman vivant
qui ait effectué le pèlerinage à La Mecque, aucun même.
qui, étant parti dans ce but, soit encore attendu des siens.
Le dernier musulman qui soit allé à La Mecque est mort
depuis i5 ans. Du reste les marabouts d'un certain âge ne
se rappellent avoir vu que trois Hadj.
Le nommé Al-Hadji Ahmadou Bambo de Congoasso,
parti vers i855 à La Mecque, n'en revint qu'en 1870, et
mourut, il y a i5 ans, à Congoasso:
Le nommé Al-Hadji Karamorho Karaboué, parti vers.
292 ETL'DFS SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
1840 et revenu en i85o mourut en i885 à Dantougou, son
village natal.
Enfin, le nommé Al-Hadji Moussa Karamorho, deTon-
houlé, parti vers 1860, ne revint que 16 ans après dans
son village, et mourut l'année suivante en 1877.
Aucun de ces Hadj n'a laissé de relation écrite de son
voyage, et personne aujourd'hui ne se rappelle les impres-
sions éprouvées et racontées par eux.
Quelques faits puérils sont seulement restés dans les
mémoires. On se souvient encore que lorsque ces saints
hommes se lavaient le corps, on se disputait l'eau qu'ils
laissaient tomber à terre, afin de pouvoir faire des
ablutions dans une eau bénite par le contact de leur
corps.
On se rappelle aussi que Al-Hadji Ahmadou Bambo
reçut, le jour même de son retour de La Mecque, quatre
jeunes filles comme épouses, et que cette avalanche con-
jugale dura plusieurs mois.
Cet arrêt total dans les pèlerinages de La Mecque doit
être attribué sans doute au fait que la Haute-Côte d'Ivoire
fut soumise entre 1860 et 1898, à une très longue série de
guerres (Vakaba Touré, Mori Ouli Cissé de Kankan,
Vakourou Bamba, Samory) qui appauvrit considérablement
le pays, et bien que les musulmans se fussent mis, en
général, à l'abri des attaques, ils n'en demeurèrent pas
moins atteints par cet appauvrissement collectif et par
l'arrêt complet de la vie économique du pays. L'insécurité
intense qui régnait partout empêchait les moindres
voyages : chacun restait chez soi pour éviter d'être pillé
ou tué en chemin.
Il y a d'autres empêchements: l'opposition de la famille
par exemple. René Caillié signalait déjà le fait il y a un
siècle.
« Je donne, dit-il, pour exemple Arafan-Abdallahi, man-
dingue de Kankan, homme d'à peu près 40 à 45 ans, qui
DOCTRINE, OBLIGATIONS LEGALES ET PRATIQUES CULTUELLES 2^3
se privait du plaisir et même du devoir religieux de
faire un pèlerinage à La Mecque pour ne pas déplaire à
son vieux père, dont il ne pouvait obtenir le consen-
tement. »
La Guerre sainte. — Le mélange si profond des popu-
lations musulmanes et animistes dans l'Ouest de la Haute-
Côte d'Ivoire, leur unité racinale et leur interparenté ont
rendu les premières tolérantes à l'égard des infidèles et
ont fait passercette tolérance dans les mœurs. Nous verrons
plus loin que les prescriptions du Coran et de la Sonna
relatives aux mariages, étaient ici perdues de vue, qu'en
particulier non seulement les unions légitimes des femmes
fétichistes avec des sectateurs de l'Écriture étaient et sont
permises, mais que cette autorisation légale avait été
étendue aux mariages des fétichistes avec les femmes
musulmanes.
Les deux fractions de la population appartiennent toutes
deux au groupe malinké. Plus à Test, Malinké et Mandé-
Dioula sont encore des branches cousines de la famille
Mandé. Toutes sont intimement mêlées par des liens de
consanguinité. Pourraient-elles se combattre au sujet
d'une prescription coranique que beaucoup ignoraient ?
Évidemment non, et l'on allait plus loin, puisque l'on to-
lérait la plupart du temps que les femmes animistes,
même légitimes, conservassent leur foi, et l'on donnait des
filles musulmanes à des animistes. Les deux populations,
issues d'un même tronc indiscutablement, ont trop réagi
l'une sur l'autre, se sont trop intimement mêlées pour que
la conception même du Djihad fût possible chez les
musulmans.
Nous avons vu, au contraire, que les marabouts ne fai-
saient rien pour l'extension de l'islam chez les fétichistes,
redoutaient de voir la foi nouvelle s'implanter chez des
néophytes parfois gênants, et déconseillaient souvent les
294 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
conversions. Pourquoi auraient-ils donc couru ces risques
d'une guerre, pour un but qu'ils ne désiraient pas, bien
au contraire?
Il convient pourtant de signaler que quelques guerres de
conquérants du Nord, Va Kaba Touré d'Odienné, Mori
Oulé Cissé de Kankan, en particulier, ont été déguisées en
Djihad contre les infidèles. En réalité, ces conquérants
n'ont songé qu'au brigandage, à la rapine et l'acquisition
fructueuse d'esclaves fétichistes, de race senoufo, et n'ont
pas hésité, lorsqu'ils se sont trouvés en présence de musul-
mans, décidés à défendre leur « Banmana», à les confondre
avec ces Banmana, à massacrer les marabouts et à détruire
leurs villages et leurs mosquées. La ville sainte et lettrée
■de Kong en sait quelque chose. Le Djihad n'avait rien à
faire à cela, puisque les captifs acquis servaient aux con-
quérants, soit comme objet d'échange, soit comme travail-
leurs, soit, pour les femmes, comme concubines sans qu'il
soit jamais venu à l'idée de ces prétendus défenseurs de la foi
coranique de la leur imposer. Cet apostolat n'a jamais, du
reste, trompé personne.
Il est même intéressant pour conclure de narrer l'épisode
suivant, rapporté par Ripert, et qui établit combien sou-
vent les musulmans locaux étaient de cœur beaucoup plus
avec leurs cousins et voisins fétichistes qu'avec les bandes,
prétendues apostoliques, qui venaient exercer leurs méfaits
dans le pays.
Il s'agit de la conduite du village Gomanasso, envers les
fétichistes et envers Saranké, fils de Samory, en 1892.
Se dirigeant vers Kong, Saranké Mori avait été fort bien
reçu par le village musulman de Gomanasso (Ouorodou-
gou) et avait du reste comblé les gens de ce village de
cadeaux. Sa horde (Kéré) s'était installée aux environs du
village, où elle demeura près d'un mois, sans que le moindre
incident eût troublé ces relations entre le village et le fils
de l'almamy.
DOCTRINE, OBLIGATIONS LEGALES ET PRATIQUES CULTUELLES 295
Poursuivant sa route, l'armée de Saranké Mori eut à
traverser des villages fétichistes, dépendant de Gomanasso.
Malgré son amitié envers ce bourg, ces villages furent
pillés, brûlés, les habitants tués ou réduits en captivité. Le
chef du village, Aliou Cissé, voulut quitter Gomanasso
pour ne pas rester dans un pays où tout l'accablait de
honte et dont les survivants l'accusaient de félonie. Il en
fut empêché par les musulmans du village qui lui dirent :
« Aliou, Saranké Mori a trahi notre amitié en massacrant
nos Banmana, qui avaient foi en nous. Nous ne pourrons
survivre à cet affront, et nous obligerons Saranké Mori à
nous tuer, toi en tète, pour le laver. » Aliou resta donc.
Quelques années après, au lendemain delaprise de Sikasso,
Saranké Mori revint à Gomanasso, les mains pleines de
présents. Il trouve le tata fermé. Il fit appeler Aliou, qui
sort du village avec toute la communauté musulmane, et
paraît ainsi, sans une parole devant le fils de l'almamy.
Celui-ci s'étonne, salue Aliou qui ne répond pas. Saranké
Mori s'irrite, il menace. Alors Aliou se répand en injures
envers la félonie de Saranké Mori, l'accuse de l'avoir
épargné, pour mieux le déshonorer, lui crie que seul son
sang et celui de son village rachètera le sang des Banmana
versé. Aliou fut exécuté immédiatement avec la majorité
du village. Seul son fils Siko, actuel chef de Gomanasso,
au moment où il allait être exécuté, fut sauvé par des gens
d'Odienné, dont il avait épousé une femme.
C'est là sans doute un exemple de véritable grandeur
morale. Il établit, pour autant qu'il est complètement véri-
dique, que la « guerre sainte » n'est comprise dans les obli-
gations morales des musulmans de la Haute-Côte d'Ivoire.
Il s'agit bien entendu de la guerre sainte, telle que la
comprennent les Noirs, c'est-à-dire la lutte contre les païens
fétichistes qui les entourent, non pas dans un but de pro-
sélytisme, mais comme le moyen de s'approprier, sans
l'ombre d'un prétexte, les richesses des infidèles et leurs
2gb ÉTUDES SUR l'islam en côte d'ivoibe
personnes mêmes. Il n'a jamais été question de faire la
guerre sainte aux Blancs. C'est la xénophobie, ou l'esprit
de résistance à nos conquêtes qui ont pu seuls provoquer
des hostilités à notre égard.
3. — Les fêtes religieuses.
Les principales fêtes rituelles sont exactement célébrées
ici aux époques consacrées. Ce sont de grandes orgies
païennes entrecoupées de prières rituelles, faites dans les
mosquées de quartier, sauf la prière du Dohor faite à la
Diamiou. La population animiste participe à ces fêtes,
puisqu'en somme, le nom de Dieu n'est là qu'un prétexte
pour bien manger et s'amuser, et que c'est l'idéal de tous
les Noirs sans exception. Les musulmans ont d'ailleurs
adopté un certain nombre de fêtes fétichistes, dont nous
citerons les principales, mais sans que ces fêtes soient
l'objet d'une vénération particulière. L'influence euro-
péenne a pénétré dans ces fêtes sous la forme des parfums.
On arrose d'eau de Cologne et autres vinaigres de toilette le
sol et les nattes de prière. On s'inonde, vêtement, poils et
chair, des parfums les plus divers, depuis ceux chers au
Chevalier d'Orsay jusqu'aux affreux mélanges chimiques,
revenus d'Allemagne.
Voici les fêtes musulmanes tout au long du calendrier
dioula :
ic»" mois : Dioumandé. On célèbre la fête du Yaouma
Auzoura, « le dixième jour » en arabe local, c'est-à-dire
l'Achoura classique, dixième jour du mois islamique de
Moharrem. On la dit encore en dioula « san iéléma séri »,
fête du nouvel an, et en malinké « Dioméné ». La plupart,
des marabouts qui se respectent font jeûne ce jour-là, mais
la grande majorité des fidèles se contente d'assister à la
prière publique et de faire ripaille.
DOCTRINE, OBLIGATIONS LEGALES ET PRATIQUES CULTUELLES 297
Cette fête est pour les Mandé un anniversaire de la fin
du déluge où l'arche de Noé s'arrêta enfin sur la terre
ferme. Elle rappelle aussi la scène d'Abraham et de Nem-
rod. Abraham avait fait des reproches à Nemrod sur sa
conduite. Celui-ci fit allumer un immense bûcher. On
mit Abraham dans une immense fronde, grande comme
un hamac, et on le jeta tournoyant comme une balle
dans le bûcher. 11 en sortit indemne après un temps fort
long. En commémoration de ces événements miraculeux,
on appelle cette fête « la fête de l'eau et du bois ». On la
célébrait jadis en se poursuivant avec des torches enflam-
mées. Cet usage est à peu près tombé en désuétude, encore
qu'à Bondoukou, les enfants fassent une procession avec
des torches enflammées. L'usage s'est mieux conservé qui
consiste pour les jeunes filles à aller la nuit en chantant,
soit chercher de l'eau au marigot, soit couper du bois dans
la brousse et à en ofl'riraux vieillards.
2*^ mois : Domba-Makono . — C'est-à-dire le mois avant
Domba.
3'^ mois : Domba. — Fête de la naissance du Prophète
(Mouloudou Endou, Domba séri, Dombà Karan). — C'est le
Mouloud classique, 12" jour de Rebi I. Ce jour est férié :
on se promène en habits choisis. On nettoie les armes, les
fusils, les sabres, les boubous de guerre et leurs gris-gris;
on les étale au soleil ; on va saluer ses parents en grand
équipage guerrier, on commémore ainsi la tentative d'as-
sassinat, projetée par les chefs de La Mecque sur Mahomet,
au moment de sa naissance, et sur la résistance à main
armée, que firent les parents de sa mère aux attaques
ennemies.
Le vingt- septième jour de Domba, on célèbre la première
fête des mariages. Celle-ci est plus ou moins connue. Jadis,
à Bondoukou, on la célébrait avec éclat. Puis, on crut
s'apercevoir que des décès se produisaient nombreux dans
les mariages eff"ectués à cette date, et elle tend à tomber en
2g8 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
désuétude. On reporte toute sa ferveur sur celle de Min-
garé.
4^ mois : Domba-Kouroukono. — C'est-à-dire (le mois)
qui suit Domba.
5^ mois : Domba-Kouroukono Filana. — C'est-à-dire le
deuxième mois après Domba.
6« mois : Kamidoumou-Makono. — C'est-à-dire le mois
avant Kamidoumou.
7« mois : Kamidoumou (Fête des Pintades). — Le 27 de ce
mois. Le Radiaba en arabe local (Redeb), l'islam célèbre
dans la nuit (leilat al-miradj) l'ascension du Prophète. Cette
fête est marquée ici par une hécatombe générale de pin-
tades (Kami). C'est pourquoi les Mandé l'appellent-ils Ka-
midou séri (fête du sacrifice des pintades ; mot à mot « du
manger des pintades »).
Voici les origines de cette fête, telle qu'on me les a dé-
crites à Dabakala :
Mahomet étant parti avec tous ses partisans pour faire
la guerre à Hamidaki, marcha une demi-journée sans trou-
ver d'eau; fatigués et n'en pouvant plus, ils allèrent s'as-
seoir au pied d'un arbre. Tout à coup une pintade ayant
les ailes mouillées vint se poser sur l'arbre, sous lequel
était assis le Prophète et ses guerriers. Elle fit, en se se-
couant, tomber quelques gouttes d'eau sur la tète de Maho-
met. Aussitôt elle fut interrogée par celui-ci : « Pintade, dis-
moi, où tu as trouvé de l'eau. — Je ne sais pas, répondit la
pintade. » Puis elle s'envola.
Quelques minutes après, le sanglier passa; Mahomet
l'appela et l'interrogea en ces termes : «Sanglier, toi qui as
tout le corps couvert de boue fraîche, peux-tu me dire l'en-
droit où je pourrais trouver de l'eau fraîche pour mes
gens et pour moi, car depuis ce matin nous n'avons pas pu
étancher notre soif. » Le sanglier lui répondit : « Pourquoi
n'as-tu pas demandé à la pintade qui m'a devancé ici ?
— Elle a refusé de me renseigner, » répondit Mahomet.
DOCTRINE, OBLIGATIONS LEGALES ET PRATIQUES CULTUELLES 299
« Viens, lui dit alors le sanglier, avec tout ton monde,
que je te conduise à l'étang qui est tout proche d'ici. » Ar-
rivé à l'endroit, il n'y avait dans l'étang qu'une flaque
d'eau dans la boue. Mahomet posa alors sa main droite sur
cette flaque qui se transforma aussitôt en eau abondante,
il en but ainsi que tous ses guerriers, puis il se retira sa
main et l'eau abondante redevint une flaque boueuse
comme auparavant.
Avant de quitter l'étang, Mahomet dit à ses gens : « A
partir d'aujourd'hui, 7<= année de mon hégire, je vous dé-
fends formellement de jamais manger du sanglier à cause
du service qu'il m'a rendu. Quant à la pintade, tous les ans,
à cette date, tout musulman marié ou adulte, pouvant
avoir une pintade, devra la tuer sans pitié, à cause de son
inconduite. Quiconque observera cette règle aura ma clé-
mence par les taches noires de la plume de la pintade; et
les taches blanches lui permettront d'espérer le bonheur
de la vie future. »
Enfin dans le Nord, plus spécialement Odienné, Korhogo,
Qt quelques villages du nord de l'Ouordougou, à Sarhala
et à Gomanasso, une sixième fête est célébrée annuellement,
c'est celle dite l'Ouadjouma ba (le grand vendredi) : le
premier vendredi du mois de Radiaba. Elle est marquée
par de grandes ablutions au marigot, avant les offices re-
ligieux, auxquels on assiste avec ses plus beaux pagnes.
8« mois: Arguinaguiéy la fête de l'eau (guié) du Paradis
(arguina, ardjina, al-Djanna). — Elle a lieu le 14" jour de ce
mois. Ce jour-là, jeunes gens et jeunes filles, parés d'habits
de fête, vont au marigot en battant des mains en mesure
et en chantant : « C'est aujourd'hui le jour de l'eau du Pa-
radis ; il faut que nous en buvions. » On remplit les cale-
basses et revenu à la maison, on ofl"re de l'eau aux parents,
aux vieilles femmes, etc.. Le soir, sur la place, grand tam-
tam, où les mêmes chants et des chants similaires reviennent.
9' mois; Soungari, où on célèbre Endou Soukari (aid as-
300 ÉTUDE SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
saghir), fête de la rupture du jeûne du Ramadan. A l'issue
du mois de Soungari, au premier jour du mois de Soualou
(choual, en dioula ; elle est dite encore « Sim Kalon séri »
(fête du mois du jeûne) ou « Ninn Kari Toulou » (fête du
mois du boire). L'apparition du croissant est saluée par
les coups de feu des veilleurs qui, dès la mi-soirée, sont
installés l'arme au poing et le regard vers l'est. Après un
copieux festin, dans les villes les jeunes gens et les jeunes
filles s'organisent par quartier en tam-tams et bandes
joyeuses et vont se faire visite s'offrant réciproquement
toute la nuit des aubades dansantes. Les gens crient :
« Nous allons désormais bien boire et bien manger, et si
quelqu'un veut nous en empêcher, il sera battu. »
La fête est marquée, le lendemain, par des salves de
coups de fusil, par des offices en commun aux mosquées,
par un grande prière publique, à midi, avec retour chez
soi par un autre chemin et enfin par une bombance sans
frein, où l'on se rattrape du jeûne, pourtant fort doux, du
Ramadan. On fait en même temps des distributions de
grain (mil, riz, maïs), suivant les localités, aux membres
de sa famille et aux pauvres. Les plus généreux y ajoutent
des ignames, du manioc.
Les fêtes se continuent pendant sept jours : bains, toi-
lette, beaux atours, tam-tams, pas de ballets, danses costu-
mées et masquées.
Cette fête est très populaire dans toute la Haute-Côte
d'Ivoire. On appréciera donc à sa juste valeur cette infor-
mation du Rapport politique du 4" trimestre 1914 : « Pour
témoigner leur loyalisme et montrer leur attachement à la
France, les groupements musulmans importants ont délé-
gué, dans les cercles du Nord, leurs principaux person-
nages religieux près des Administrateurs à qui ils ont
offert de ne pas célébrer les fêtes de la rupture du jeûne.
Ce sacrifice a été jugé superflu, et le Ramadan s'est ter-
miné comme de coutume. >>
DOCTRINE, OBLIGATIONS LEGALES ET PRATIQUES CULTUELLES 3oi
Trois jours avant la fin du Ramadan, c'est-à-dire, le
27 du Soungari, on célèbre la fête des jeunes filles dans la
« nuit du destin ». Elle est dite en dioula « Kouroui » id
est « on ne dort pas ».
Les jeunes gens se procurent un franc ou un shilling,
20 kolas, un pagne ou un mouchoir de tête, et off"rent ces
cadeaux à leurs fiancées ou amies. Celles-ci, réunies en
groupe sur leurs lits (tara), babillent et s'éventent avec des
queues d'éléphants, empruntées aux chefs. Les jeunes gens
vont de l'une à l'autre, offrant des kolas et plaisantant.
10" mois : Mingari. — C'est-à-dire « le mois de la
boisson », parce qu'on boit etqu'on mange sans restriction.
C'est en effet le mois qui suit le jeûne du Ramadan.
Le 276 jour de Mingari on célèbre la fête des mariages.
Celle-ci est très suivie et a fini par supplanter la première.
Cette date du 27 n'est pas absolue, car on choisit toujours
un mercredi à Bondoukou (sauf dans le quartier de Kou-
mala, où l'on choisit un jeudi) ces jours étant fastes et tout
à fait propres pour «attacher les mariages ». Cette fête dure
toute la semaine. Le fiancé ou simplement le prétendant se
procure 25 francs et les fait parvenir par son père à sa fu-
ture belle-mère ; ils serviront aux frais du festin. Le jour de
la fête même est le jour du versement de la dot. Cette dot
consiste en petites sommes, argent, numéraire ou cauries,
destinés au beau-père et à la belle-mère, enfin en kolas, etc.
Le tout est exposé devant la case du prétendant, où cha-
cun peut venir le voir. A la tombée de la nuit, on porte en
pompe la dot à la case de la jeune fille; c'est généralement
la sœur du fiancé qui a l'honneur de ce transport. L'alma-
my prévenu arrive. Il lit les formules arabes qui convien-
nent, pendant que ses suivants, fidèles à la coutume,
tirent 12 kolas de chaque corbeille de mariage, les envelop-
pent dans des feuilles, ficellent le paquet avec des fils de
coton et replacent chaque paquet dans sa corbeille. Désor-
mais les mariages sont « attachés ».
302 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
Après une nouvelle prière de l'almamy et la proclama-
tion des mérites des jeunes gens par un griot, chacun se
retire chez soi, emportant sa corbeille.
Le lendemain, grande réunion des fiancés chez la
« grand'mère » du quartier, qui représente les femmes au
sein des diverses familles. Les sœurs des jeunes gens bom-
bardent les fiancées de boules de savon , en leur recomman-
dant de bien se laver.
La fête continue, sans qu'il soit nécessaire d'entrer ici
dans des détails qui au surplus seront mieux à leur place
au titre du mariage même.
1 1** mois; Dongui-Makono. — C'est-à-dire le mois avant
Dongui.
12'^ mois; Dongui. — Mois delà grande fête (Landi, Lan-
dou Kabirou) de la fête du sacrifice (Lohéa séri), de la
fête du mouton. Chaque musulman ou, pour les moins
fortunés, chaque groupe de musulmans, sacrifie un mou-
ton ou une chèvre, quelquefois même un bœuf. Cette fête
a lieu régulièrement le dixième jour du mois, dit, ici, Saha-
rou el-Hidjatou ou Dioulou Hadjati (Dzoul-Hijja) en diou-
la. Cette fête est appelée vulgairement Dongui Séri. C'est
la plus grande fête musulmane et fétichiste de l'année.
C'est à l'imam que revient le droit de procéder à regor-
gement rituel (kana tégué) de la bête sacrificielle. Les
fidèles ne peuvent le faire, pour leur bête, qu'après lui et
lorsqu'ils sont rentrés chez eux.
A partir du premier jour de la lune nouvelle et pendant
les neufs jours qui précèdent la fête, on ne peut ni se raser
la tête, ni se couper les ongles, conformément à la coutume
arabe; mais contrairement à cette coutume, on peut le
faire dès le dixième jour après la prière.
Le mouton égorgé, on lui coupe l'oreille droite, on la
partage en petits morceaux, et on la distribue à ses pa-
rents. Le mouton lui-même n'est mangé que le soir, et
réparti en communion à toute la famillle; la poitrine est
DOCTRINE, OBLIGATIONS LEGALES ET PRATIQUES CULTUELLES 3o3
pour le Satigui (chef de la famille totale) ; le gigot pour le
loutigui (chef de « lou » ou groupe de ménages), l'épaule
pour le frère, etc. Une partie est donnée aux pauvres; une
autre, aux marabouts. Les os sont enterrés avec soin dans
la cour. Il est absolument défendu d'en vendre la moindre
parcelle.
En dehors de ces fêtes islamiques ou islamisées, la cou-
tume en prévoit d'autres qu'il serait trop long d'énumérer
ici. Citons toutefois la fête de la saison des pluies, à la pre-
mière grande pluie. Cette fête est généralement assez
délaissée, les gens ayant hâte de se rendre à leurs cultures.
Les prières sont dites, comme à l'ordinaire, sans disposi-
tion spéciale.
Lorsque les pluies sont tardives, les marabouts font en
commun des nawafîl pour demander à Dieu de l'eau. A
remarquer que les nawafîl, à l'exécution desquelles sont
intéressés les fétichistes, ne sont jamais payées par eux.
Ces cérémonies consistent en simples prières en commun,
d'après les rites ordinaires; mais ils ne sont marqués ni
par des chants, ni par des processions, ni par le sacrifice
rituel d'un mouton.
Fêtes françaises. — Les marabouts assistent générale-
ment, à titre privé, à nos fêtes (14 juillet, i^"" janvier, etc.)
qui ne sont marquées par aucune cérémonie islamique.
En dehors des centres européens, elles passent d'ailleurs
inaperçues, tant parmi les musulmans que parmi les
fétichistes.
4. — La circoncision et l'excision.
La circoncision se pratique indifféremment sept jours
après la naissance, ou bien lorsque l'enfant a atteint l'âge
de sept ans, ou alors entre quinze et vingt ans. Chaque
304 ÉTUDES DE l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
région a ses coutumes. Mais c'est surtout à Tâge de sept
jours qu'est pratiquée l'opération, lors de la collation du
nom. Elle est faite soit par des gens de la famille experts,
soit par des gens en quelque sorte professionnels, de la
caste des forgerons musulmans ou fétichistes, peu importe.
C'est dire que l'opération n'a en rien ici un caractère reli-
gieux. Elle passe d'ailleurs inaperçue et aucune fête n'est
célébrée. Les jeunes garçons de tout le village, musulmans
ou fétichistes mêlés, y prennent part. L'opération est faite
assez proprement avec une sorte de rasoir spécial. Les par-
ties à vif sont enduites de karité. Les bains et pansements
sont renouvelés pendant trois semaines., jusqu'à complète
guérison. Le jeune circoncis porte un vêtement spécial :
c'est un boubou cousu sur les côtés et qui est de couleur
noire à Odienné. La circoncision est indispensable pour
pouvoir assister à la prière publique à la mosquée. Lesgens
ajoutent que sans elle un jeune homme ne pourrait épouser
une jeune fille musulmane.
Les filles ne sont jamais excisées à leur naissance, mais
seulement lorsqu'elles sont pubères et même mariées.
Cependant dans quelques familles, l'opération est effectuée
lorsque l'enfant a l'âge de dix ans, et à Odienné on trouve
des familles qui pratiquent l'excision dès la naissance de la
fillette. L'opération est faite par des matrones spéciales, à
des périodes déterminées, par groupes de jeunes filles, où
musulmanes et fétichistes sont mélangées. La patiente est
tenue à un calme complet; elle ne doit ni crier, ni pleurer.
Bien plus, dès l'opération, les jeunes excisées (kendé den)
doivent faire un tam-tam et ne pas laisser paraître leur
souffrance.
Enfermées pendant plusieurs jours chez la matrone, elles
sortent dans la soirée, parées de tous les atours maternels
et munies d'un long et mince bambou.
Elles sont fêtées dans tout le village ; on tue des bœufs
en leur honneur, elles recueillent beaucoup de sombé au
DOCTRINE, OBLIGATIONS LEGALES ET PRATIQUES CULTUELLES 3o5
moyen desquels elles achètent de la viande, et pendant
quelques jours ce ne sont que pantagruéliques festins.
Un certain nombre de familles dioula musulmanes de
l'Ouest, ne pratiquent pas l'excision, considérant cette
habitude comme entachée de fétichisme et contraire au
Coran. Ce sont les Barhayorho, les Kamarhaté, les Binante,
les Mêlé, les Timité, et les Seiorho.
Les Barhayorho donnent pour motif que jadis la pre-
mière fille excisée est morte des suites de l'opération.
D'autres au contraire appuient l'excision sur de prétendus
textes juridico-religieux.
Dans plusieurs groupements dioula de l'Est, notam-
ment à Bondoukou même, on n'excise pas non plus les
filles. L'opérateur leur rase simplement la tête, le septième
jour. Cette pratique est au contraire observée chez les
Huéla musulmans voisins, comme chez leurs congénères
fétichistes. Les morceaux de chair excisée et le sang qui en
a coulé sont enfouis dans un endroit secret, que seule con-
naît la matrone intéressée. Les jeunes filles excisées doi-
vent vivre dans la solitude jusqu'à leur retraite. Les indis-
crets qui cherchent à les approcher sont frappés et mis à
l'amende.
Il est assez curieux de constater que chez plusieurs
peuples fétichistes, qui ne pratiquent ni la circoncision ni
l'excision, par exemple les Koulango, certains groupements,
tels les Koulango du Nasian, qui ont chez eux des Huéla
musulmans et fétichistes, tendent à leur emprunter la pra-
tique de l'excision, et nullement celle de la circoncision.
Quant aux quelques Koulango islamisés, ils suivent, bien
entendu, la coutume de leurs maîtres dioula.
René Caillié a fait avec sa netteté de vue ordinaire, gâ-
tée malheureusement par un style décousu, la description
de ces rites traditionnels dans la région d'Odienné;
vieille d'un siècle, cette description est toujours exacte :
3o6 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
« Les garçons mandingues sont circoncis à l'âge de
quinze à vingt ans; les filles subissent l'excision, quand
elles sont nubiles; souvent on la retarde jusqu'au moment
où elles sont promises en mariage; j'ai même vu une
femme mariée, ayant déjà eu un enfant, qui s'était soumise
à cette opération, toujours faite par des femmes; on la
pratique sur plusieurs à la fois. Dès ce moment elles
deviennent pour quelque temps incapables de travailler;
elles sont soignées par leur mère, qui lave la plaie plusieurs
fois par jour, avec un caustique indigène, dont elles con-
naissent l'usage; les femmes du voisinage vont chercher
l'eau et le bois, dont elles ont besoin.
« Le jour de la circoncision est un jour de réjouissance.
Dès le lendemain et les jours suivants, les filles circon-
cises vont accompagnées d'une vieille femme, se promener
dans le village, s'arrêtant à chaque porte, et demandant
assistance; c'est la vieille qui porte la parole; les jeunes
ne sortent jamais sans être armées d'un roseau qu'elles
tiennent de la main gauche; elles portent aussi, dans cette
occasion, un grand bonnet d'homme sur la tète, dont la
pointe est soutenue par un morceau de bois flexible, mis en
dedans pour le faire tenir debout; avec ces coiffures, ces
filles paraissent grandes comme des géants. J'en ai vu qui,
à la place d'un roseau, tenaient une flèche en fer, symbole
de la circoncision.
«Les gens à qui on a demandé l'hospitalité pour les nou-
velles circoncises s'empressent de faire, chacun à son tour,
un grand dîner ou souper, dans lequel on met du sel, et
qu'on leur envoie; tous les amis et voisins suivent (si cela
leur plaît) cet exemple; mais ceux qui sont fiancés ne
peuvent s'en dispenser, et ils envoient des dîners jusqu'à
l'entier rétablissement des malades, ce qui dure communé-
ment environ six semaines. Leurs pères (car elles ne logent
jamais dans la même case) leur envoient aussi des provi-
sions plus considérables qu'à l'ordinaire ; ces grands plats
DOCTRINE, OBLIGATIONS LEGALES ET PRATIQUES CULTUELLES Soy
de riz ou de tau sont distribués par les mères aux voisins et
aux parents, et, dans ces occasions, je n'étaisjamais oublié :
la bonne négresse, ma gouvernante, me donnait toujours
ma part. »
CHAPITRE V
INFLUENCE DE L'ISLAM DANS LE DOMAINE JURIDIQUE (i)
II n'est pas possible de faire ici un exposé complet des
coutumes juridiques des sociétés musulmanes Malinké et
Mandé Dioula, qui vivent dans la Haute-Côte d'Ivoire. Au
surplus, ce n'en est point le lieu. On visera surtout dans
les pages suivantes à prendre successivement chacune des
grandes institutions, civiles, pénales et de procédure, de ces
peuples ; à signaler les empreintes qu'elles ont subies du fait
des institutions similaires des Malinké fétichistes dans
l'Ouest, des Senoufo, Koulango et Abron animistes, dans
le Centre et dans l'Est ; à marquer enfin les emprunts réci-
proques que les deux coutumes se sont faits.
La communauté musulmane de la Haute-Côte d'Ivoire,
filiale de l'apostolat soudanais et par lui des prosélytismes
saharien et nord-africain se rattache naturellement et
d'une façon complète au rite malékite. Les autres rites or-
thodoxes ou hétérodoxes de l'islam ne sont même pas soup-
çonnés.
II est incontestable que, lors de leur arrivée dans le pays,
ies musulmans de vieille date suivaient dans l'organisa-
tion de la famille, dans les coutumes de la propriété, des
testaments, dans les institutions pénales quelques-unes des
j)rescriptions du Code coranique, mais noyés dans une
(i) Ce chapitre s'inspire en maints endroits des notes de l'administrateur
JllPERT.
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE JURIDIQUE 3oÇ
masse fétichiste, pouvant difficilement, par suite des fusions^
des alliances, des mariages, conserver l'originalité de leurs
institutions, ils adoptèrent la plupart des coutumes locales
régissant leurs hôtes fétichistes, ou parfois même d\irent
se plier à ces coutumes. Il convient en outre de ne jamais-
oublier que les musulmans furent à peu près partout et à-
peu près toujours, ici, soumis à une autorité territoriale
fétichiste et qu'ils durent toujours avoir recours à elle, de
gré ou de force, pour le règlement de ces affaires. C'est
donc la coutume fétichiste qui fut toujours appliquée à
tous, coutume sur laquelle réagit inévitablement, en beau-
coup de points, la loi musulmane. Le Droit musulman^
n'est donc guère appliqué ici qu'en principe, et ce que nous-
aurons à signaler ne sera guère que l'exposé de ses infiltra-
tions dans la coutume animiste.
I. — Institutions civiles.
La famille. — La famille est essentiellement patriar-
cale, les liens de parenté s'établissant par la tige pater-
nelle, l'alliance ne créant jamais un lien de droit, ni des
droits successoraux. Le chef de la famille est le père, ou
à la mort de celui-ci, le frère aîné, si celui-ci est âgé;,
l'oncle paternel, dans le cas contraire. Nous verrons les-
conséquences de ces faits dans les successions. Les femmes
ne sont jamais chefs de famille, de même que les captifs,
puisque les unes comme les autres suivent l'héritage et y
sont compris.
Le mariage. — La polygamie est la règle générale.-
Les musulmans appliquent dans sa généralité la règle co-
ranique : quatre femmes légitimes et un nombre de con-
cubines, limité seulement par la fortune de l'époux.
Les femmes légitimes (Horo-Mousso, en dioula) sont
3lO ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
prises parmi toutes les femmes du pays sans distinction de
religion, sauf parmi les femmes de caste inférieure (Nou-
mou, griottes, ou captives de case ou de traite).
Les concubines sont prises également parmi les femmes»
sans distinction de statut, même parmi les femmes de
condition libre. Un homme de condition supérieure ne
peut épouser une femme de caste inférieure, dite de Si-
Diougou (mauvais Diamou) telles les griottes, les noumou,
les Fine, les Karangué, les Gaoulé, etc..
Une femme fétichiste, épousée comme femme légitime
est astreinte 7nora/emenf à embrasser l'islam. On emploie
pour cela le moyen suivant : le mari refuse les aliments
qui lui sont préparés par cette femme ; deux cas se présen-
tent alors : ou bien la femme lui demande pardon, et si
elle tient à son mari, se convertit, ou bien elle persiste
dans son attitude, le mari dans la sienne, jusqu'à ce que ce
dernier se lasse, et, pour ne pas perdre sa dot, finit par
laisser à la femme sa liberté ; ce cas est très fréquent, et en
réalité la ténacité de l'homme s'émoussc fort rapidement.
On ne peut citer aucun exemple de répudiation pour fait
de non-conversion à l'islam, et pratiquement, la liberté
des femmes demeure complète. C'est là un des principaux
facteurs de cette tolérance déjà signalée.
Les mariages doivent se faire en principe d'après la loi
musulmane, pour les mariages mixtes. En réalité, on suit
presque toujours la coutume animiste.
Les conditions de validité du mariage sont :
I" Le consentement du père de la femme. En réalité,
celui d'un frère cadet ou d'un oncle de celui-ci suffit. Si
la femme a déjà été mère, si elle est veuve ou divorcée,
son consentement est requis;
2° Le payement d'une dot (en dioula, Fourou fen, les
choses du mariage), payée par les parents de l'époux à
ceux de l'épouse. On a vu plus haut que cette condition de
la dot, indispensable en Droit musulman, subit quelques
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE JURIDIQUE 3ll
atteintes ici, et du fait même des marabouts. C'est ce qu'on
appelle « les mariages de charité » où un père de famille
donne par piété sans dot, sa fîUe à un saint personnage ;
3° Le témoignage de deux hommes de bon renom. Ce sont
en réalité les gens qui vont porter aux parents de l'épouse
le montant de la dot (Fourou Tchilan = envoyés du ma-
riage).
Remarquons donc que chez les fétichistes comme chez
les musulmans, le mariage est un véritable achat : don de
la personne féminine contre versement d'une dot.
Seul, le consentement du père ou de son ayant droit est
nécessaire; la mère est à peine consultée, la fille jamais.
Cette dernière d'ailleurs est habituellement promise en
mariage, dès l'enfance ; il arrive même parfois qu'un chef
de famille hypothèque en quelque sorte l'avenir, comme
dit Le Campion, et promette à un postulant la première
fille qu'Allah lui enverra. Cependant, dans l'offre de
quelques kolas que fait le postulant à la jeune fille qu'il
désire, — offre qui théoriquement peut être-rejetée, — on
peut voir un échange de promesses et par suite trouver la
trace d'une coutume qui, à une époque donnée, exigeait
probablement l'acceptation préalable de la femme, mais
peu à peu cette institution est devenue un simple simu-
lacre; en fait, la femme ne peut refuser d'accepter les kolas
et parla même d'épouser l'homme que son père lui a choisi.
Dans l'attribution de la dot, on constate une profonde
dégradation ; au début, il semble bien que la dot était pro-
priété exclusive de la femme ; quelques rares musulmans,
d'ailleurs, actuellement encore, laissent la dot à la disposi-
tion des femmes, certains autres en font deux parts : l'une
demeure propriété de la femme ; l'autre part est donnée à
l'un des frères de la femme, afin que ce dernier à son tour
puisse se marier en versant une dot, mais chez la plupart
des musulmans, tout comme chez les fétichistes, la dot est
versée au père, qui en fait l'emploi qui lui plaît.
3l2 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
Les empêchements au mariage sont, en principe ;
1° La trop grande parenté. Le mariage entre cousins-
germains est autorisé; il constitue même le cas le plus fré-
quent, avec les mariages d'oncle à nièce et de neveu à
tante ;
20 La grossesse, bien que cette règle soit souvent inob-
servée ;
3° Une malformation congénitale ou accidentelle des
parties sexuelles rendant le coït impossible.
La différence de religion, de même que la stérilité de la
femme ou du mari, ne constituent pas un empêchement
valable au mariage.
Chaque femme cohabite durant trois jours et trois nuits
consécutifs avec son mari; après quoi, vient le tour d'une
nouvelle femme, dans un ordre bien établi. Il n'est dérogé
à cette règle que lorsqu'une femme vient d'avoir ses mens-
trues, après avoir vu passer son tour. Le mari demande
alors aux autres femmes l'autorisation de laisser la femme
en question partager sa couche. Cette autorisation peut être
refusée, et le mari hésite toujours à passer outre, craignant
le boycottage des autres femmes à son égard, et la jalousie
vis-à-vis de l'épouse, à laquelle il a donné une marque de
faveur si évidente.
Lorsqu'une femme vient d'être épousée, elle a le droit
de partager sept nuits consécutives la couche de son époux,
si elle est vierge. Dans le cas contraire, elle n'a droit qu'à
trois nuits comme les autres femmes, ayant seulement le
tour de priorité. C'est la règle islamique; cependant, dans
certains villages, à Gomanasso, par exemple, il n'est fait
aucune différence entre vierges et non vierges, probable-
ment par la raison évidente que bien peu de jeunes filles
arrivent vierges au mariage, et par suite, qu'il n'y a aucun
motif avouable de les avantager au détriment de femmes
ayant déjà été mariées. Toutes ont droit à la cohabitation
pendant sept jours avec le mari.
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE JURIDIQUE 3l3
Répudiation et divorce. — L'individu qui épouse une
jeune fille n'use jamais de son droit de répudiation, s'il ne
la trouve pas en état de virginité.
Le motif en est, qu'en cas de répudiation, le mari n'a pas
le droit de réclamer le dot versée et qu'il préfère garder sa
femme avec tache, ce à quoi, somme toute, il n'attache
qu'une importance secondaire, que de perdre son argent.
Cependant, autrefois, la femme était battue jusqu'à ce
qu'elle indiquât le nom de son séducteur. A Mankono,
celui-ci était battu à son tour et chassé du village, où il
revenait bientôt, après avoir demandé et obtenu son par-
don. Dans d'autres villages le mari avait droit à une répa-
ration pécuniaire.
Le divorce (Talako) était extrêmement rare du fait de la
volonté du mari; au contraire, le cas est très fréquent du
fait de la femme. La cause en est que les dots sont fort éle-
vées, les fortunes rares, et qu'en cas de répudiation, le mari
n'a aucun recours sur la dot versée. Au contraire, la
femme, en brisant les liens qui l'attachent à son mari,
peut toujours faire rembourser sa dot par son amant, de-
venant son mari.
En principe, la femme peut être répudiée, même sans
motif valable.
La femme ne peut guère d'elle-même répudier son mari,
ce qui est conforme au Droit musulman. Elle n'a que le
droit de demander le divorce à l'autorité légale, autrefois
au roi du pays (massa ou farhama), aujourd'hui à nos
postes administratifs. Elle ne s'en prive guère, et pratique-
ment, la plupart du temps c'est par la femme qu'est rompue
l'union conjugale.
La femme est considérée comme ayant un plein droit au
divorce, sous réserve que celui-ci soit prononcé par l'auto-
rité territoriale — remarquons-le, toujours fétichiste et ja-
mais musulmane — dans les cas suivants :
I" Preuve de l'incapacité du mari au coït, attestée en
3 14 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'i VOIRE
particulier par la non-défîoration de la femme. Ce cas est
extrêmement rare;
2'^ Continence volontaire du mari pendant quatre mois
consécutifs. A chacune de ses périodes menstruelles, la
femme doit demander pardon à son mari. Si le mari refuse
de reprendre ses relations et déclare la répudier, l'almamy
a le droit de rendre à la femme sa liberté. Le cas est rare,
sauf dans certaines localités, par exemple à Bouandougou;
3** Accusation d'adultère et désaveu de paternité par le
mari. Le serment, dans ce cas, est imposé aux deux par-
ties. Si la femme jure qu'elle est innocente, et prouve
par deux témoins mâles et honorables, ou par quatre
femmes dignes de foi, qu'elle n'a point failli, — la preuve
de la fausseté de l'accusation du mari est considérée
comme faite. Celui-ci est alors attaché et battu. La fa-
mille supplie l'épouse outragée de lui pardonner. Si elle
refuse trois fois, l'almamy la délie de ses liens et lui confie
son enfant, même s'il est prouvé que l'époux divorcé en
est bien le père.
Lorsqu'un homme a demandé une femme en mariage,
qu'il a obtenu le consentement de la femme, si elle est
émancipée, ou celui du père, si elle est mineure, et enfin
qu'il a versé la dot, il n'a droit qu'à la moitié de celle-ci s'il
revient sur sa décision et répudie sa fiancée, même si le
mariage n'a pas été consommé.
La répudiation par consentement mutuel est tolérée,
mais il est défendu à l'un des époux d'accepter de l'autre
aucune compensation.
Les contestations de faible gravité étaient réglées autre-
fois par l'alimamou, mais l'une des parties avait toujours
le droit d'en appeler devant le chef territorial.
Retraite légale. — Sur ce point, l'influence du droit mu-
sulman est à peu près complète. Le délai de viduité est
pour les femmes légitimes de 4 mois et 10 jours; pour
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE JURIDIQUE 3l5
les concubines et les non-libres de 2 mois et 5 jours.
Le délai de divorce, est de trois Kourou (périodes mens-
truelles). A chaque menslrue, la femme, qui est d'ailleurs
surveillée par de vieilles femmes, demande pardon au mari
qui peut la reprendre, jusques et y compris la troisième
époque menstruelle. Après refus du pardon au troisième
trouble menstruel, la répudiation devient définitive.
Si la femme, pendant trois mois, ne voit pas ses règles,
trois nouveaux mois sont encore ajoutés à cette première
retraite légale puis une nouvelle période de trois mois. A
chaque période trimestrielle, la femme implore le pardon
du mari, qui peut la reprendre jusqu'à l'accouchement.
Après celui-ci, le divorce devient irrévocable et l'enfant
revient au père.
A noter, conformément au droit musulman, qu'après la
triple répudiation, ou après l'accouchement, le mari n'a
plus le droit de reprendre sa femme. Il ne le peut qu'après
un mariage réel de celle-ci avec un tiers, suivi de répudia-
tion, divorce ou veuvage.
Pendant la retraite légale, la femme doit demeurer dans
la case où le mari l'a placée, sous la surveillance de vieilles
femmes ; le mari pourvoit à sa nourriture, à moins que
ce soit la femme qui réclame le divorce, auquel cas elle est
libre de ses actes, et le mari n'est astreint ni à sa nourri-
ture, ni à son logement, ni à son entretien.
Aucun délai n'est imposé aux femmes réputées adul-
tères.
Il existe quelques cas où des femmes ont imposé et obtenu
— bon gré mal gré — la monogamie à leur mari. Mais
c'est là une grande exception, qu'on ne trouve guère que
dans quelques lieux, par exemple à Séguéla, chez les
Barhayorho.
Nous avons vu qu'un homme libre musulman n'a pas
le droit de prendre une femme Noumou ou griotte de
diamou, dit Sidiougou, Fine, Doumbia, Diéri, Karangué,
3l6 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
Gaoula, etc., même si celle-ci est musulmane. Exception-
nellement, à Mankono, des femmes Noumou, même non
musulmanes, peuvent épouser des marabouts. A vrai dire,
aucune interdiction n'impose à ceux-ci le devoir de ne
point épouser des griottes. C'est simplementla peur de voir
celle-ci mal accueillie par les autres femmes et lui-même
de voir son intérieur transformé en enfer. Aucune femme,
en effet, de condition libre ou non, mais de diamou en
quelque sorte aristocratique, ne pourra jamais admettre
pour elle la cohabitation avec une griotte, et pour son
mari des relations sexuelles avec celles-ci.
Monogamie. — La monogamie est la règle chez les
pauvres, qui ne sont pas assez riches, non pour entre-
tenir deux femmes, car les femmes par leur travail et les
enfants qu'elles donnent constituent en elles-mêmes une
richesse, mais pour payer deux dots. Celles-ci sont en effet
relativement élevées et varient entre 260 et 5. 000 francs,
ou tout au moins consistent en bétail, captifs (autrefois),
pagnes, kolas, et sombé, représentant ces valeurs. Les
dots dépassant mille francs sont fréquentes ; celles infé-
rieures à 25o francs sont rares, à moins de tares parti-
culières du côté de la femme. On conçoit, dans ces condi-
tions, que le mari supporte de sa femme beaucoup plus que
ce que celle-ci ne supporte de lui , tous les noirs du pays sont
en effet sous la dépendance réelle, sinon apparente, de
leurs femmes, et beaucoup sont de véritables martyrs, et
ensuite que la monogamie soit relativement fréquente. Aussi
les femmes légitimes sont-elles gardées jusqu'à leur plus
extrême vieillesse, sans être répudiées. On ne cite qu'un
cas (rapporté parRipert, celui de Saïdi Karamorho à Man-
kono) de répudiation pour cause de vieillesse, sur le seul
désir du mari de remplacer une femme légitime, par trop
usagée, par une jeune femme pouvant lui donner des
enfants.
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE JURIDIQUE "i IJ
Filiation. — Le mari a toujours le droit de garder les
enfants, même s'il sait pertinemment que Penfantest né de
relations adultères. S'il répudie la femme pour adultère,
et s'il ne peut prouver l'illégitimité de l'enfant, celui-ci
revient à sa mère; mais s'il ne répudie pas sa femme,
l'enfant est réputé comme son fils. L'adage Is pater quem
justse nuptise demonstrant est appliqué ici intégra-
lement.
D'autre part, l'enfant illégitime, né des relations d'une
femme, libre de tous liens matériels, avec son amant,
revient à la mère, sans que le père putatif puisse élever
légalement la moindre prétention à son égard.
L'adoption d'orphelins est fréquente, beaucoup plus
fréquente et beaucoup plus facile que dans le droit musul-
man. Dans ce cas l'optif est à la disposition du père adoptif,
mais il ne peut, en aucun cas, prétendre à un héritage,
même s'il reste seul ; l'héritage dans ce cas revient aux
collatéraux.
L'adoption n'entraîne matériellement aucun devoir ni
aucun droit de l'optif vis-à-vis de l'adoptif ou réciproque-
ment. En somme l'optif est considéré comme un membre
éloigné de la famille, recueilli par pure charité, mais ne
prenant jamais au sein de la famille une place au milieu
des enfants.
Puberté. Majorité. — L'âge de la puberté se reconnaît
pour l'homme :
i" Aux changements de la voix.
2° Aux pollutions nocturnes.
3° A l'apparition des pilosités sur le corps.
Le père, lorsqu'il s'aperçoit que son enfant change de
caractère, et que sa voix devient plus grave, lui fait revêtir
un bila (pagne intime), de couleur noire et le fait coucher
sur une peau de mouton très blanche. Au bout de quel-
ques nuits, le père examine le bila ; s'il le trouve souillé.
3l8 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
la peau de mouton est examinée attentivement. Si des poils
s'y trouvent, c'est que l'enfant a déjà vu apparaître sur
son corps la pilosité annonciatrice de l'âge adulte. Il est
donc pubère et en âge de prendre femme.
L'âge de la puberté se reconnaît chez la femme à l'appa-
rition du flux menstruel ; elle est surveillée par des vieilles
femmes qui discrètement examinent son bila.
()n remarque l'extrême pudeur de ces examens intimes,
qui étonnent chez des gens qu'on pourrait croire, au pre-
mier abord, brutaux et tentés de recourir immédiatement
à la preuve certaine et immédiate, tirée de l'examen physio-
logique. C'est, qu'en effet, est considéré comme sacrilège,
à part le cas de force majeure, en particulier pour les
témoins de l'adultère, le coup d'oeil indiscret sur les parties
sexuelles d'autrui. Cette pudibonderie est fort réelle et
vraiment invétérée chez les noirs musulmans du pays, et
surtout à l'égard des enfants.
Pour les garçons, l'âge du mariage suit immédiatement
l'âge de la puberté, si les parents sont en état déverser une
dot. Pour les filles, l'époque de la puberté est suivie, à
plus ou moins grande distance, par l'excision, à la suite de
laquelle suivant le plus ou moins bon vouloir des parents,
elle est donnée au mari qui lui est réservé. Il lui est laissé
entre temps la plus grande liberté dont elle use généra-
lement sans mesure.
Tutelle. — Lorsque le père meurt, ses biens reviennent,
d'après la coutume musulmane de ces pays, à son fils aîné.
Si celui-ci n'est pas en âge d'entrer en jouissance de l'héri-
tage, ou plutôt s'il n'est pas de force à le défendre contre
la rapacité de ses oncles paternels, ceux-ci s'en emparent
et l'héritier est considéré comme placé en tutelle chez celui
qui le recueille à l'égal de ses fils.
Le mineur émancipé a le droit de réclamer l'héritage
paternel, et il ne s'en prive point. C'est là une source très
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE JURIDIQUE 3l9
abondante de querelles familiales portées aux tribunaux
indigènes. Mais, le plus souvent, le tuteur a peine à rendre
intact l'héritage dont il a pris la garde; presque toujours
celui-ci est impitoyablement dévoré. Le tuteur se dérobe
et invoque presque toujours le paiement de dots au bénéfice
du pupille ou le remboursement de dettes contractées par le
frère décédé. Le mineur émancipé pouvait, s'il était puis-
sant et bien appuyé, se faire rendre justice par l'autorité
territoriale régnante, mais le plus souvent ses plaintes
étaient laissées sans suite, s'il était pauvre et faible. Les
sociétés maiinké et mandé-dioula, musulmane comme
animiste, étaient trop profondément anarchiques pour que
ne se manifestât pas chez elles cet indice de toutes les
sociétés de ce genre; la loi sans fixité, toujours au service
du plus fort et du riche, et essentiellement variable, sui-
vant les individualités, auxquelles elle était appliquée.
Presque toujours, d'ailleurs, le mineur spolié protestait
platoniquement et attendait avec patience le moment où
la mort de l'oncle indélicat lui permettrait d'user à son
tour d'autorité et même de violence vis-à-vis de ses cousins,
et le mettrait à même de rentrer en possession de ses biens
paternels, quitte lui-même à prélever sur l'héritage de ses
cousins, la part la plus grosse possible, et de spolié, deve-
nir à son tour spoliateur.
Propriété. — La terre appartient en principe à l'auto-
rité territoriale régnant sur la région. C'est-à-dire dans la
pratique, en pays maiinké, aux chefs de canton (Massa ou
Farhama) toujours non musulmans. En pays Senoufo, Kou-
lango ou Abron, le sol appartient au fondateur de la ville,
Senoufo, Koulango ou Abron,etjamaisaux immigrants man-
dé-dioula. C'est l'autochtone qui est le « maître de la terre»,
soit par droit d'occupation, soit par cession, issue dans le
lointain des âges du droit de conquête. Mais c'est là seule-
ment le principe et il n'est appliqué intégralement qu'aux
320 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
seules terres mortes. Autour des villages, les terrains de
culture sont dévolus à chacune des familles, habitant le
village, qui en sont les propriétaires indivises. La conti-
nuité des cultures suburbaines a développé considéra-
blement dans beaucoup de familles, et même chez des indi-
vidus, le sentiment de la propriété privée, et elles ne sont
pas loin de considérer leur droit comme une sorte de
dominium, analogue à notre propriété privée. C'est là
un sentiment nouveau dont il faut tenir compte, le cas
échéant.
A l'intérieur de chaque secteur familial, chacun fait son
champ où il lui plaît, sans qu'aucune autorité familiale
vienne fixer à chacun le terrain qu'il doit cultiver. Les
terres sont malheureusement toujours suffisamment vastes
et la population trop clairsemée pour que jamais ne surgisse
la moindre contestation au sujet du choix des terrains de
culture. Les terrains cultivés sont considérés comme la
propriété provisoire de celui qui les met en valeur, mais
son droit de propriété tombe du jour où il a abandonné
son terrainpour établir ailleurs ses cultures. Aussitôtenvahî
par la brousse, le terrain précédemment occupé peut l'être
à nouveau par un nouvel individu de la même famille,
sans que le précédent possesseur puisse élever la moindre
prétention à son sujet, hormis sur les arbres qu'il a pu
planter: bananiers, palmiers, etc., qui demeurent sa pro-
priété personnelle, sans possibilité d'indivision.
Les membres d'une famille étrangère ne peuvent, en
principe s'installer sur le terrain d'une autre famille que
d'une façon temporaire et avec l'autorisation expresse du
chef de famille.
Les forêts sont propriété indivise de la famille, si elles
sont situées dans le secteur dévolu aux cultures de la
famille, sauf les palmiers, qui sont considérés comme pro-
priété d'une individualité bien déterminée et transmissibles
par héritage. Il en est de même des kolatiers. Cependant
Les NaMOUTOUGUI de fÉREXTÉLA.
Cl. Le Campion.
A CÔTÉ DE GaHOUÉ.
L'arbre de Moussa Barhavorho.
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE JURIDIQUE 321
le cours des marigots, et les forêts qui les bordent, même
situés sur les terrains dévolus à une famille, sont resnullius
et exploitables par n'importe quel individu, pourvu qu'il
appartienne au village. Seuls les palmiers restent la pro-
priété individuelle d'un membre de la famille, propriétaire
des terrains de culture que traversent les marigots auprès
desquels ils sont placés.
Il est remarquable quelesarbresà huile et à graisse (téman
kobi et karité dans le nord) appartiennent à tout le
monde, et que chacun est libre de faire la récolte des fruits
de ces arbres, même situés dans les terrains culturaux d'une
famille autre que la sienne.
Les cases appartiennent à celui qui les a construites,
même s'il a été aidé, ce qui est toujours le cas, par toute sa
famille.
Dans l'intérieur des villages, un terrain est dévolu tradi-
tionnellement à chaque famille. Sur ce terrain, chacun
choisit l'emplacement de ses cases. L'occupation équivaut
alors à la propriété et nul ne peut prétendre à la propriété du
terrain, si celui-ci est bâti, sauf si le réclamant a protesté,
avant la construction de ces cases, ou s'il était absent, lors-
qu'elles furent édifiées. Ces terrains, extrêmement morcelés,
mais malgré tout sans valeur, puisque les villages ont tou-
jours un champ d'extension illimité, ne peuvent être cédés;
ils peuvent être donnés gracieusement à un autre membre
de la même famille, ou exceptionnellement, mais sans
avoir besoin de l'autorisation du chef de famille, à un
membre d'une famille étrangère, mais jamais en principe,
à un fétichiste, et réciproquement.
Les mosquées de quartier sont propriété indivise de la
famille qui les a élevées, même la mosquée-cathédrale qui
appartient à la famille fournissant héréditairement
l'almamy, bien que toute la communauté musulmane, et
souvent aussi fétichiste, y ait travaillé.
Les puits sont la propriété de celui qui les a creusés à
'322 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
condition qu'il les ait creusés sur son propre terrain ur-
bain. Il ne peut en interdire l'accès à un membre de sa
famille, malgré son titre de propriété indiscuté, si le puits
est creusé sur le terrain collectif de la famille; de même,
il ne peut défendre l'usufruit de son puits à aucun membre
de la communauté urbaine, si le puits est creusé sur une
terre du souverain.
Les arbres fruitiers, palmiers, dattiers, manguiers, etc.,
plantés dans les villages, appartiennent à celui dont la
case se trouve en face de l'arbre planté.
En principe, nous l'avons vu, la terre est la propriété du
souverain (Massa ou Farhama) régnant sur le pays. Les
limites de chaque canton, même dans ses parties les plus
éloignées et les plus désertes, sont fort bien déterminées par
des accidents géographiques naturels.
Dans la pratique, la famille du souverain territorial ne
se différencie en rien des autres familles. Elle a, comme
les autres, autour du village, un secteur bien déterminé de
terres de cultures, et s'y trouvant très suffisamment au
large, le Massa ne songe guère à empiéter sur les secteurs
voisins.
En réalité, étaient seulement considérées comme terres
du souverain les terres situées hors des limites des terrains
de culture des villages; chacun avait pourtant le droit de
parcours sur ces terrains et possédait le droit d'y chasser,
même sans autorisation, même s'il appartenait à un canton
différent, à condition qu'une épaule de tout quadrupède
abattu, et, pour l'éléphant, une des défenses, au choix du
Massa, soient offertes à ce dernier. Chacun avait également
le droitdecueillette desgraines grasses (taman et kobi) sauf
des amandes de palme qui étaient la propriété de gens bien
déterminés.
En principe, le droit de pêche sur les rivières traversant
ou bordant les terrains de villages ou de canton appartient
à la communauté tout entière, sans distinction de famille;
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE JURIDIQUE 323
mais dans la réalité, comme aucune surveillance n'était
exercée, parce qu'impossible, n'importe qui, appartenant
ou non à la communauté, pouvait impunément exercer ce
droit.
La propriété transmissible par héritage ne peut rester
dans l'indivision, la coutume locale ne prévoyant l'héritage
qu'au profit d'un seul frère, ou fils aîné, suivant le statut
du défunt, à l'exclusion de tous les autres collatéraux.
Cependant la propriété acquise peut fort bien rester indi-
vise ; un troupeau, un champ peut normalement apparte-
nir indivis à plusieurs, mais, un seul animal, âne, cheval,
bœuf ou mouton, ne peut l'être, sauf s'il a été acheté dans
le but bien déterminé d'être revendu avec bénéfice, s'il
s'agit d'un cheval ou d'un âne, d'être abattu, s'il s'agit d'un
animal de boucherie; chacun est payé alors sur le produit
de la vente, le partage étant fait proportionnellement aux
parts apportées par chacun.
Cependant, il arrive souvent qu'une vache soit achetée
avec des kolas appartenant à divers individus. Ne pouvant
rester indivise, puisqu'elle est destinée à la reproduction et
non à la boucherie, l'un des acheteurs doit restituer aux
autres leur part avancée. En cas de différend, l'animal est
vendu à un tiers, étranger à l'affaire, aucun des co-ache-
teurs n'ayant normalement droit de préemption.
Enfin il arrive souvent qu'un terrain soit cultivé simul-
tanément, d'un commun accord, par deux ou plusieurs
individus; s'il s'agit de céréales, la récolte est partagée
entre les co-propriétaires du lougan, proportionnellement
au nombre d'individus que chacun y a employés, chacun
retirant d'abord la quantité de grain qu'il a apportée comme
semence; les gerbes de riz sont alors entassées en autant
de tas qu'il y eut de travailleurs, employés au champ, et
chaque chef de famille réunit ensemble, pour en former
des meules, les tas afférents à chacun des parents qui ont
324 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'tVOIRE
travaillé pour lui. S'il s'agit d'ignames, chacun prélève
d'abord, dans une ou plusieurs files de monticules, les
semences apportéçs au champ commun, puis les files de
buttes supportant les plans d'ignames sont successivement
attribuées à chacun des travailleurs ayant participé au tra-
vail jusqu'à ce que la limite du champ soit atteinte. Chaque
chef de famille compte alors le nombre de rangées de
buttes appartenant aux membres de sa famille et le lougan
se trouve ainsi partagé proportionnellement au travail
fourni par chacun des co-partageants.
La question d'usufruits de la propriété foncière et immo-
bilière ne se pose point, la terre n'ayant pas de valeur
intrinsèque et n'en acquérant, chaque année, que par le
travail déployé à la surface.
Pour la propriété mobilière, en ce qui concerne le bétail,
le tuteur — c'est le cas le plus fréquent — a l'usufruit du
troupeau, c'est-à-dire la jouissance du laitage, et la posses-
sion des jeunes animaux, nés au cours de la tutelle. Mais
ce n'est là qu'un principe. En réalité, nous l'avons vu plus
haut, l'orphelin en tutelle ne revoit jamais les biens pa-
ternels.
A droit encore à l'usufruit, mais seulement en ce qui
concerne le laitage, celui à qui est confié le troupeau d'un
individu parti en voyage, ou malade; les veaux restent la
propriété du possesseur du troupeau. L'usufruitier n'est pas
responsable des accidents survenus sans sa faute. En cas
d'accident grave, l'animal est abattu et débité devant té-
moins. Le produit de la vente revient intégralement au
propriétaire. L'usufruitier est responsable des dégâts com-
mis par les bœufs dont il a l'usufruit, et paie en principe
les dommages et intérêts pour les dégâts commis. Souvent
aussi il off"re le bœuf ayant causé le différend, et l'individu
au préjudice duquel les dégâts ont été commis doit accepter,
même s'il y perd par suite de l'importance des dégâts.
Cependant si l'usufruitier arrive à prouver par deux témoins
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE JURIDIQUE 325
qu'il soigne et surveille le bétail à lui confié, et qu'en par-
ticulier il le rentre chaque soir et le recherche, s'il ne le
découvre pas à la tombée de la nuit près du village, il est
de règle admise que l'usufruitier soit déchargé de sa res-
ponsabilité qui incombe alors au nu-propriétaire.
Il est de règle générale de donner à l'usufruitier le pre-
mier veau, issu d'une vache, née de celle à lui confiée. Si
la vache confiée n'a que des taureaux, sa troisième portée
appartient à l'usufruitier.
En ce qui concerne les volailles — c'est là le cas le plus
fréquent, et c'est une source intarrissable de petites dis-
putes — celui à qui la basse-cour est confiée, prend, pour
chaque poule, un poussin à la première couvée, deux à la
seconde, un à la troisième et ainsi de suite.
Aux moutons et aux chèvres est appliquée la règle indi-
quée pour les bovidés.
Les servitudes n'existent en aucune façon. En principe
chacun passe où il veut, même au milieu des lougans.
Réciproquement chacun avait le droit de faire son champ
où bon lui plaisait, même au milieu du chemin. Les cul-
tivateurs ne se gênaient point pour barrer les sentiers, à
condition de prendre la précaution d'augmenter l'obstacle
avec une haie d'épines, sinon tout le monde prenait le droit
de traverser les cultures. C'est ce qui explique la sinuosité
extrême des sentiers dans les terrains de cultures. Le droit
de pâturage est absolu; les bœufs vont où ils veulent, sans
la moindre surveillance, même dans les lougans. Le pro-
priétaire est d'ailleurs responsable des dégâts commis. En
plusieurs points pourtant, à Mankono par exemple, il
n'était pas d'usage d'accorder des réparations pécuniaires;
aussi les propriétaires de cultures ne se privaient point
après quelques avertissements au propriétaire du bœuf,
de trancher d'un coup de sabre le tendon de la cuisse
de l'animal, et le propriétaire, à son tour, ne pouvait pré-
320 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
tendre à une réparation quelconque pour la perte éprou-
vée.
Privilèges. — Les dettes sont en nombre incalculable, et
bien peu à moins d'y être forcés se soucient de les payer. Les
recours sont d'ailleurs difficiles, la fortune étant rare, et
surtout essentiellement mobile. Aussi, avant notre arrivée,
régnait la coutume de saisir soi-même d'autorité les biens
du débiteur, si on arrivait à les connaître. C'est de là, du
reste, ainsi que des affaires de femmes, que résultait prin-
cipalement l'extraordinaire anarchie que nous trouvâmes
ici. Car envers le débiteur insolvable, on ne se contentait
pas du recours contre sa fortune; elle était le plus souvent
introuvable; si les bœufs, les pagnes, les sombé, étaient
soigneusement cachés, il ne pouvait en être de même des
membres de la famille du débiteur. Aussi ses captifs, ses
filles, ses fils étaient-ils souvent arrêtés et vendus pour sol-
der la créance. Souvent même, si les membres directs de la
famille se cachaient, on arrêtait un membre éloigné, voire
un habitant du même village que le débiteur. Les parents
directs de l'individu faisaient pression sur le débiteur et le
forçaient à payer. S'il refusait ou s'il ne le pouvait pas, les
membres de la famille de l'individu arrêté prenaient à leur
compte la créance et la soldaient. Le plus souvent, la petite
tragédie se renouvelait entre le débiteur récalcitrant et ses
nouveaux créanciers; la famille du débiteur prenait d'ail-
leurs souvent en désespoir de cause la décision de le vendre
comme captif.
On voit que c'était là un régime d'arbitraire et de- vio-
lence, sans aucun droit de préemption, et sans privilège
autre que celui du plus fort.
En principe, quiconque n'appartient pas à la commu-
nauté ne peut s'installer sur les terres d'autrui, même res
nullius, sans l'autorisation de l'autorité territoriale. Une
fois accordée, cette autorisation ne peut d'ailleurs être reti-
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE JURIDIQUE 827
rée. La jouissance devenait définitive, équivalant à la pos-
session. Puis, par des accords successifs, les limites des
terres étaient déterminées; une communauté nouvelle au-
tonome existait.
Le cas s'est souvent produit, surtout à Kong, à Bon-
doukou, à Séguéla, pour les captifs de case, au moment où
les non-libres furent libérés en masses. Ne pouvant s'éloi-
gner des lieux où ils étaient nés, les captifs de case deman-
dèrent ainsi aux familles^ qui. les avaient possédés, de rester
sur les emplacements où ils avaient toujours vécu. Après
maintes difficultés et après recours, suivant la coutume, à
l'autorité territoriale, en l'espèce le poste administratif, les
captifs furent autorisés à jouir en toute propriété des ter-
rains de culture que leur village de cultures avait tradi-
tionnellement occupés.
Peuvent cultiver de plein droit, dans les terres indivises
d'une famille :
1° Les parents consanguins ou seulement par alliance
d'un membre quelconque de la famille;
2'J L'étranger, hôte d'un membre de la famille, avec l'au-
torisation de son hôte seulement;
3° Un membre de la famille généralisée, c'est-à-dire de
même diamou, môme indésirable, et déjà chassé de son
village, à condition qu'il n'ait pas été renié publiquement
par les siens comme membre de la famille généralisée,
privé de son diamou par la formule traditionnelle : « Tu
n'es plus un Bamba » par exemple.
Vente. Donation. — Le terrain n'ayant pas de valeur,
même dans les agglomérations urbaines indigènes, n'est
jamais vendu. Il peut être donné sous réserve du chef de
famille. Les palmiers à huile et les kolatiers peuvent être
cédés ou donnés par leur propriétaire, sans que celui-ci
soit tenu d'en demander l'autorisation au chef de famille.
328 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
Bail. Nantissement. -^ Le bail au comptant n'est pas
connu. Le nantissement (Rahnou-Raiin) est par contre
d'un usage courant et s'étendait à toutes les formes de la
propriété mobilière, même aux individus.
Comme garantie d'une somme prêtée, on mettait en ga-
rantie non seulement les bœufs, les pagnes, les bracelets
d'argent et les anneaux d'or, même les livres des membres
de la famille restreinte, mais encore les captifs et même les
individus de condition libre.
Le contrat, verbal toujours, était le plus souvent le sui-
vant : la garantie est accordée pour un délai déterminé, à
la suite duquel le créancier a droit, en principe, après trois
sommations infructueuses, faites devant témoins, de mettre
à son tour l'objet, l'animal ou l'individu gagés en garantie
chez un tiers; sauf décision de l'autorité territoriale, il
n'avait pas le droit de procéder à une vente définitive des
gages; si le produit obtenu dans la nouvelle mise garantie,
ou, le cas échéant, dans la vente, était supérieur au montant
de la créance, le surplus n'était versé au débiteur, mais en
cas de moins valeur, le débet était à la charge du débiteur,
contrairement aux règles ordinaires du « Rahn », établies
par les juristes musulmans.
L'objet gagé est toujours remis au créancier qui consi-
dère, en l'absence de preuve, ou de stipulation contraire
formulée devant témoins, que la dette est égale à la valeur
du gage.
Le gagiste a l'usufruit du travail des captifs ou des per-
sonnes mises en garanties, sauf travail excessif ou acci-
dents, hors le cas de force majeure, entraînant la déprécia-
tion ou la réduction de la capacité de production, ou la
mort, auquel cas la créance est ou bien considérée comme
éteinte ou bien subit des réductions après discussion. Si la
valeur de l'individu est prouvée supérieure à la créance, le
surplus en est remboursé par l'usufruitier au nu-proprié-
taire.
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE JURIDIQUE 2)2^
En ce qui concerne les femmes libres mises en garantie,
le gagiste n'a que le droit d'usufruit de leur travail.
Pour les non-libres mises en garantie, le gagiste n'a le
droit, ni de les forcer à la prostitution ni les contraindre
au concubinage légal. En réalité, si le gagiste est une
femme, la première règle n'est jamais remplie, et le pre-
mier soin de celle-ci est de se faire la proxénète de la nou-
velle venue; si le gagiste est un homme, il ne se gène
guère pour user et abuser du gage.
Mais en aucun cas, les enfants nés au cours d'une mise
en garantie ne sont la propriété du créancier. Les libres
sont considérés comme les fils du mari légal de la femme
gagée, les captifs comme ceux du patron de la femme
gagée. Enfin des réductions sont imposées souvent en cas
de grossesse malheureuse ou maladies contractées par les
femmes forcées à la cohabitation avec les hommes, durant
leur mise en garantie.
Successions. — Le droit musulman n'est jamais suivi en
matière de succession.
Voici du reste comment se passaient les choses à la mort
d'un individu. Dès sa mort, le frère aîné du défunt préle-
vait un bœuf sur l'héritage, le tuait et le partageait avec les
fils du défunt ; il prélevait également 200 paquets de sombé
et les répartissait également entre les fils du mort. Ceux-
ci, à leur tour, distribuaient dans le village et la viande et
les sombé. C'est là ce qu'on appelle honorer le mort, et
une partie de la viande et des sombé servaient à gaver lit-
téralement les amis du défunt, présents aux funérailles.
Ces points sont communs aux musulmans et aux féti-
chistes.
Après la cérémonie des funérailles, le fils aîné du défunt
prend, s'il est en âge, possession des biens paternels. S'il
est trop jeune pour se préserver de la rapacité des oncles,
ce sont ceux-ci qui deviennent les maîtres de l'héritage,
33o ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
quitte à en rendre compte plus tard à l'aîné de leurs
neveux, qui en général feront comme eux à l'égard des fils
de leur soi-disant tuteur.
Les femmes n'ont droit à aucune part des biens; de
même les captifs, puisque les unes comme les autres font
partie intégrante de l'héritage. Cependant, si les captifs
reviennent en principe au fils aîné du défunt, les femmes
sont normalement dévolues après avoir purgé la retraite
légale, aux frères du défunt. En cas de refus de l'une des
femmes de cohabiter avec l'un des frères du mari décédé,
celui-ci lui fait épouser un tiers et encaisse la dot convenue.
C'est là une véritable vente déguisée sous le nom de mariage.
Les filles des femmes, ainsi passées aux oncles, sont
placées sous la tutelle légale de ceux-ci, qui les font marier
à leur guise, et reçoivent de leur gendre la dot convenue.
Les fils travaillent dans ses lougans, mais reçoivent de leur
oncle une épouse à l'âge de la puberté.
Il n'y a dans tout cela qu'un simple déplacement de la
coutume fétichiste; l'héritier normal unique, qui, dans
cette coutume, est le frère aîné du mort devient, chez les
musulmans le fils aîné, s'il est en âge. Il convient d'ajouter
que l'héritage suit la coutume fétichiste intégralement en
ce qui concerne les femmes du défunt; les fils ne pouvant
naturellement pas hériter de leurs mères, ou cohabiter
avec l'une des autres femmes de leur père, ce sont les frères
du défunt qui en héritent, exactement comme chez les fé-
tichistes.
Dans la pratique, ces règles sont tempérées par la cou-
tume suivante; le fils aîné, seul héritier du père, à l'exclu-
sion de tous les frères et des frères et des femmes du défunt,
doit normalement à sa mort, laisser ses biens à ses fils à
l'exclusion de ses propres frères et oncles. En réalité, si le
fils, héritier normal du défunt, n'est pas de force à résister,
il est placé en tutelle chez l'aîné de ses oncles, qui recueille
tout l'héritage.
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE JURIDIQUE 33 1
On voit que, là encore, l'arbitraire et le droit du plus fort
sont la règle.
Si le défunt ne laisse ni frères, ni fils, l'héritage revient
au parent le plus rapproché.
Les femmes, étant elles-mêmes comprises comme va-
leur transmissibles, ne sont jamais susceptibles d'hériter de
leur mari. Si celui-ci est étranger au pays, l'héritage n'est
pas dévoré immédiatement par l'hôte, chez lequel le défunt
avait séjourné au moment de sa mort. Si l'héritage est ré-
clamé parles ayants-droit, les droits de ceux-ci étant affir-
més par des témoins dignes de foi, l'héritage est remis à
ceux-ci et la femme, même si elle est originaire du pays
où est mort son mari, doit suivre l'héritage et passe au
frère aîné de son époux défunt, ainsi que ses enfants. Si
l'héritage n'est pas réclamé, l'hôte garde purement et sim-
plement les biens de l'étranger, mais la femme est libérée
de tout lien à son égard. Si elle a un enfant, l'hôte le prend
en tutelle, et lui rembourse en principe (mais cela n'a
jamais lieu) les biens paternels, lors de son émancipa-
tion.
En réalité, la femme d'un étranger enlève toujours le ou
les enfants qu'elle a eus de lui, et lorsqu'elle voit son époux
gravement malade, met en sûreté la plupart des biens qu'il
possède et une fois en possession de ceux-ci, elle devient,
son époux mort, l'unique héritière de fait, et la tutrice de
son enfant.
Avant l'enterrement même, les créanciers sont mandés
auprès du corps du défunt. L'héritier de droit ou de fait
demande à haute voix aux créanciers de faire connaître leurs
créances. On procède alors à l'examen de celles-ci, et à leur
vérification par déclarations de témoins. Il arrive souvent
que des créanciers, amis du mort, renoncent à la créance;
dans le cas contraire, ils sont régulièrement payés après
l'enterrement. De toute façon, le fils aîné, héritier normal,
devient l'héritier des créances et des dettes paternelles,
332 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
même s'il est placé en tutelle et si son oncle seul est l'héri-
tier de fait.
Testaments. — Le testament écrit n'existe pas. Lorsqu'un
homme est malade, il appelle ses fils, et leur nomme ses
créanciers et ses débiteurs. De son vivant encore, il peut
faire don à l'un de ses fils ou à l'une de ses femmes,
d'une part de sa fortune, mais il est admis que la valeur
n'en doit pas dépasser cinquante francs. S'il passe outre
à celte règle, l'héritier normal — ou de fait — attend la
mort du donateur et retire des mains de celui ou de celle
qui a été Tobjet de la donation les sommes ou valeurs
excédant les cinquante francs réguliers. De même, le
moribond ne peut avouer une fausse créance dans le but
d'avantager après sa mort Tune de ses femmes ou l'un de
ses enfants ou bien un parent ou même un étranger, ses
déclarations étant faites sous bénéfice d'inventaire, à titre
de simple indication, mais ne constituant pas une preuve;
les créanciers après la mort du débiteur doivent en effet
apporter la preuve par témoins et par serment, de la vali-
dité et de la réalité de leur créance.
Ripert rapporte le cas d'un marabout de Mankono qui,
près de sa mort, fit appeler son fils aîné et lui recommanda
de partager ses biens à sa mort entre ses fils et ses femmes
par parties égales. Ce n'était pas, on le voit, le partage
légal institué par les juristes musulmans, beaucoup trop
compliqué pour être jamais d'une application courante ici,
mais c'était là une tentative pour s'en rapprocher, tenta-
tive d'autant plus intéressante que ses prescriptions furent
loyalement et intégralement suivies.
Il y aurait là, semble-t-il, une base intéressante de réformie
de la société noire, en ce qui concerne l'héritage, et un
acheminement vers un mieux-être et vers plus de régula-
rité et de justice. Il est vraiment révoltant que nous fer-
mions chaque jour les yeux pour nous conformer à une
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE JURIDIQUE 333
coutume à peine fixée et en tout cas barbare, sur les dénis
de justice, les vols, les abus de confiance, et le cynisme
qui entourent toutes les dévolutions d'héritages. Comme
avant notre conquête, le droit du plus fort est le droit, et
les plus faibles sont dépouillés impitoyablement. Nous
pourrions sans peine, au moins chez les musulmans, ap-
porter dans les successions plus de régularité, plus de jus-
tice, et aussi plus de moralité, en obligeant les indigènes à
abandonner leurs pratiques anciennes, et à établir une
règle uniforme de succession, conformément à l'exemple
cité plus haut; ce serait là une œuvre intéressante et de la
plus haute justice.
En ce qui concerne les contrats, disons simplement qu'un
large crédit était en honneur chez les musulmans, ce qui
est naturel dans une société aux tendances commerciales
si développées. Conformément au droit écrit, mais aussi à
la coutume, l'exclusion de tout intérêt était formelle. Il est
vrai que les cadeaux, obligatoires en quelque sorte, rem-
placent avantageusement le prêt.
2. — Institutions pénales.
Principe. — Au point de vue pénal, la justice n'est basée
que sur l'idée de compensation ; l'idée de défense sociale,
de talion et de vengeance n'entrant jamais en ligne de
compte. Toute la sommaire organisation judiciaire locale
découle de ce principe.
Est considérée comme faute, tout acte entraînant un
dommage physique, matériel ou moral pour celui qui en
est la victime. 11 suit de là que toute infraction à l'égard
des individus est considérée sous l'angle spécial de l'intérêt
individuel, sans qu'intervienne une seule fois l'idée d'inté-
rêt social. Par suite, toute infraction, civile ou pénale, n'est
envisagée que sous l'angle civil du dommage causé à l'in-
334 ÉTUDES SUR l'islam en côte d'ivoire
dividu et par voie de conséquence, ne donne pas droit à
une sanction pénale, mais seulement à des dommages-in-
térêts.
L'action sociale était en quelque sorte, fixée par le
Farhama, qui, en sus de la réparation du dommage causé,
allouait à la victime une indemnité, sur laquelle il préle-
vait une large part.
En principe, l'auteur de l'infraction est responsable de
ses actes. Cependant, en cas de fuite ou d'insolvabilité, la
famille substitue sa responsabilité collective à celle indivi-
duelle de l'auteur de l'infraction. Et, comme nous l'avons
vu plus haut (dettes, saisies), il arrivait souvent que la
communauté de la famille généralisée, ou même du village
du délinquant, soit rendue collectivement responsable de
l'un de ses membres; c'était là une affaire où la puissance
de la famille lésée avait la plus grande part. Les peines
étaient infligées par l'autorité territoriale, en principe
absolue.
Infractions. — Toute infraction relève, en principe, du
pouvoir territorial. Par suite, les infractions de caractère
sacrilège, telles que le blasphème, l'action de souiller les
livres saints, la sorcellerie, les discours contraires au Coran,
à la Sonna et aux hadith, l'ivresse et la rupture volon-
taire et sans compensation consécutive du jeûne du rama-
dan, soumises à l'autorité du Farhama fétichiste, doi-
vent demeurer impunies; par suite de cette impunité, leur
gravité, si considérable aux yeux des musulmans intégraux,
s'est émoussée, et ces infractions ne sont citées que pour
mémoire : elles ne comptent pas.
Le meurtre, la rébellion étaient soumis à la sentence du
Farhama, et punis de fortes amendes et dommages-intérêts.
L'adultère et la fornication étaient punis en principe, mais
ces infractions étaient réellement trop fréquentes pour que
la théorie pût être confirmée par les faits. Une douce
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE JURIDIQUE 335
indulgence, presque une complicité, régnait partout, sur-
tout à l'égard des femmes mariées. En ce qui concerne la
fornication, si les relations sexuelles de la jeune fille avec
son amant avaient lieu avant le mariage de celle-ci, son
époux pouvait simplement battre le séducteur et le faire
chasser du village, jusqu'à ce qu'il eût obtenu son
pardon.
Le brigandage était considéré commetrès grave. Il régnait
cependant partout. La seule sanction était la mort par
suite de légitime défense des individus, victimes d'une
tentative de brigandage ; les brigands capturés étaient en
effet décapités sur place, lorsqu'il y avait possibilité maté-
rielle de leur résister et de les repousser.
L'homicide par imprudence n'était pas puni. Il faisait
simplement l'objet d'une transaction entre le meurtrier
involontaire, et la famille de la victime. Le Farhama n'y
intervenait que rarement. Le plus souvent la transaction
variait entre un et trois bœufs.
Les coups et blessures se réglaient également le plus
souvent à l'amiable. Lorsque l'affaire était portée devant
le Farhama, celui-ci condamnait celui ou ceux qui étaient
reconnus coupables à 5 paquets de sombé, celui ou ceux
qui avaient raison à 2 paquets de sombé d'amende, s'ils
avaient répondu aux coups ; dans le cas contraire, l'agres-
seur payait 5 paquets de sombé. Ces amendes étaient
versées au Farhama. Si l'agresseur avait fait usage d'un
sabre ou d'un couteau, l'amende était portée à un bœuf,
et le blessé recevait une indemnité. Si l'affaire s'était
passée dans la famille, on faisait tout pour ne pas l'ébruiter
et on la réglait à l'amiable, afin d'éviter le versement au
Farhama des amendes.
Le vol était puni du remboursement à la partie volée du
montant de la valeur dérobée, augmenté d'une indemnité
égale à deux fois le montant de la valeur dérobée ; par
exemple, le vol d'un bœuf était puni du remboursement
336 ÉTUDES SUR l'islam en côte d'ivoire
de trois bœufs. Un de ces bœufs revenait au Farliama
pour prix de sa justice. Dans ce cas encore, la famille du
voleur mettait tout en œuvre pour régler à l'amiable la
question du remboursement et celle des compensations.
L'infraction n'est jamais atteinte par la prescription,
puisque en cas de fuite du délinquant, sa famille implore le
pardon de la famille lésée, et en son absence, traite des
compensations et des remboursements à effectuer. Une
fois ces conventions exécutées, le délinquant pouvait tran-
quillement rentrer chez lui. L'action pénale et l'action
civile étaient éteintes, et il n'était plus responsable que vis-
à-vis de ses parents ou de son chef de famille.
En cas de vols répétés ou d'infraction fréquentes, com-
mises parle même individu, chacune donnait lieu à des
compensations, la famille était tenue pécuniairement res-
ponsable de ces fautes, jusqu'au jour où, fatigué, le père ou,
à son défaut, le chef de famille déclarait réparer une der-
nière fois. Le délinquant récidiviste était alors chassé et
l'on avertissait tout le monde qu'il n'avaitplus le«diamou»
de la famille, qu'on ne répondait plus de ses actes, et que
celui qui l'accueillerait en prendrait la responsabilité. Le
plus souvent la famille lasse de payer, le vendait comme
captif. Ces deux manières de procéder mettaient fin à la
responsabilité familiale.
La famille était tenue de réparer une seule fois; en cas
de récidive, elle livrait purement et simplement à la famille
de la victime le meurtrier qui était mis à mort. Ainsi
donc, le père avait toujours le pouvoir de faire mettre son
fils à mort; on voit que le seul cas où la peine capitale
était prononcée était toujours soumis à l'approbation même
à la volonté du père du criminel, ou à celle de son chef de
famille.
Les peines afférentes au meurtre étaient: trois bœufs ou
un captif, représentant le prix du sang ; et douze bœufs
représentant les dommages-intérêts. Tout était versé à la
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE JURIDIQUE BSy
famille de la victime, qui devait donner au Farhama une
partie des dommages-intérêts, suivant les exigences de
celui-ci. S'il pouvait payer lui-même, l'affaire était fini;
sinon la famille payait et le meurtrier devenait responsable
vis-à-vis d'elle. La mort n'était infligée que sur la volonté
même du père du meurtrier, qui livrait son enfant à la
famille de la victime — nous avons vu dans quelles circon-
stances — et dans le cas de flagrant délit.
Dans le cas de meurtres entre deux familles ennemies,
la famille de la victime tentait par tous lesmoyens de se sai-
sir du meurtrier et le mettait purement et simplement à
mort.
Vol. — Les voleurs n'avaient jamais la main coupée.
Ils étaient roués de coups, s'ils étaient pris en flagrant
délit.
Adultère. — L'amant était fouetté de verges et chassé
du village. Il faisait implorer le pardon du mari trompé
et, l'ayant obtenu, rentrait dans le village. Encore cette pro-
cédure n'était-elle applicable qu'aux seuls séducteurs de
jeunes filles avant leur mariage.
Récidive. — La récidive était punie de verges pour les
délits de peu d'importance, tels que injures publiques envers
le Farhama, le père, ouïe chef de famille.
3. — Procédure.
La procédure était rudimentaire. Ou bien l'infraction
était commise dans sa propre famille par le délinquant;
le chef de famille 'arrangeait à l'amiable, entre parties le
diff'érend, s'il était de faible gravité . En cas de meurtre,
même à l'intérieur delà famille, le Farhama ou Massa se
338 ÉTUDES SUR l'islam en côte d'ivoire
saisissait d'office de l'affaire, afin qu'elle ne fût pas arrangée
à l'amiable par le chef de famille.
En cas de délit, commis par un individu sur un membre
d'une communauté autre que la sienne, le chef de famille,
accompagné du père du délinquant, s'abouchait avec le
chef de la famille lésée et tentait de régler l'affaire à
l'amiable. En cas de mésentente, l'affaire était portée au
Farhama.
En cas de meurtre, si le meurtrier et sa victime appar
tenaient- à des familles différentes, la procédure était la
même, mais l'entente était généralement impossible.
Le Farhama se faisait alors « tirer l'oreille » pour se sai-
sir de l'affaire, les pots-de-vins à lui versés grossissant
chaque jour, il se décidait enfin à ouvrir l'enquête et à
régler l'affaire,
La procédure était simple ; elle était faite par le Farhama
avec plus ou moins d'impartialité : cela dépendait, en
effet, de ia quantité d'épices, reçues de part et d'autre. Il
était aidé surtout par les investigations de ia famille de la
victirpe. Lorsque l'affaire est en état, elle vient au Tribu-
nal, composé en l'espèce du seul Farhama qui juge en der-
nier ressort et sans appel possible, et qui exécute en même
temps la sentence prononcée. Le Farhama a donc en mains
non seulement l'autorité territoriale et administrative,
mais encore l'autorité juridique et le pouvoir d'exécution.
Cette autorité d'exécution est d'ailleurs déléguée le plus
souvent au chef de famille du meutrier du délinquant,
puisqu'il est responsable pécuniairement.
On voit que cette autorité absolue du Farhama soumet
d'une façon intégrale tous ses sujets, sans distinction de
religion à sa loi; il juge suivant sa coutume, et daigne
parfois s'éclairer des lumières des notables, et rarement de
l'almamy. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que la cou-
tume indigène fétichiste ait été adoptée partout, et qu'elle
se soit introduite même dans la vie privée des musulmans^
INFLUENCE BE l'JSLAM DANS LE DOMAINE JURIDIQUE 339-
Le Farhama juge en principe seul, d'une façon souve-
raine. Il ne fait que rarement appel à l'arbitrage. Cependant
pour les contestations de différends entre familles musul-
manes, il faisait quelquefois appel à l'arbitrage, sous ré-
serve de son approbation, de l'almamy du village et des chefs
des collectivités intéressées.
La preuve. — La preuve était considérée comme acquise
en cas d'aveu de l'inculpé même s'il était réputé ne pas
jouir de la plénitude de ses facultés mentales. En cas de
dénégation, la preuve était obtenue par témoignage.
Le témoignage de deux femmes pouvait seulement rem-
placer le témoignage d'un homme; celui d'un captif d.e
confiance valait celui d'un homme libre. Le témoignage
d'un témoin sans moralité n'était pas valable. Lorsque les té-
moins étaient connus comme honnêtes et incapables de
mentir, leur témoignage suffisait, et n'était même pas fait
sous serment; si leur moralité était inconnue, on faisait
appel à des témoins de moralité connaissant intimement
le témoin cité et connus eux-mêmes pour leur parfaite
bonne foi.
Les témoins de moralité inconnue ou douteuse étaient
toujours astreints au serment.
Le témoignage d'un fétichiste était valable à Végard de
celui d'un musulman, s'il était connu comme de parfaite
moralité; s'il était inconnu, il était soumis à la déposition
de témoins de moralité ; s'il était suspect, sa déposition
n'était pas valable.
Cette manière de procéder, cette valeur des témoignages
est en contradiction absolue avec les textes juridiques mu-
sulmans, mais elle découle logiquement de la sujétion poli-
tique des musulmans à l'autorité territoriale fétichiste.
Le témoignage d'un griot, d'un forgeron ou du membre
d'une famille de mauvais diamou (Sidiougou) était admis
à l'égal de celui d'un musulman de caste supérieure, s'il
3-jO ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
était lui-même musulman; ou d'un fétichiste de bonnes
mœurs, s'il était de moralité certaine. Il était soumis au
témoignage de deux témoins de moralité, s'il était inconnu.
Entin son témoignage n'était pas admis, si sa moralité
était douteuse. C'est là le principe ; mais en réalité les griots,
habiles à parler, mais aussi les plus menteurs et les plus
amoraux des noirs, étaient toujours très écoutés; les ora-
teurs avaient toujours le plus grand succès.
Le témoignage de mineurs, musulmans ou fétichistes,
était toujours admis, même contre une personne majeure
ou musulmane, à condition qu'il fût prouvé ou de touie
évidence que ce témoignage n'avait pas été dicté par un
homme d'âge.
Un seul témoin n'apporte jamais la preuve. La règle
testis unus, testis nullus est appliquée intégralement dans
tous les cas.
Pour toutes affaires, le témoignage de deux témoins
honorables, par suite celui de quatre femmes, connues
pour leur moralité, suffit, sauf pour les affaires d'adul-
tère, où sont requis obligatoirement, pour que la preuve
soit faite, les témoignages de quatre témoins honorables,
ayant constaté, dans tous ses détails, l'acte de copulation.
La présomption est réputée comme preuve, si l'accusa-
tion émane de la victime elle-même, si celle-ci est consi-
dérée comme de toute moralité, même si elle est fétichiste
et si elle accuse un musulman.
Elle est considérée comme indice grave de culpabilité si
la victime est inconnue ou bien si elle est connue comme
sans moralité.
Le témoignage d'un seul témoin mâle ou de deux femmes
connues pour leur moralité est considéré comme simple
présomption. Celui d'une seule femme, comme sans va-
leur.
Le double témoignage de deux étrangers, absolument
inconnus, même fait sous serment, est considéré comme
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE JURIDIQUE 341
non valable, puisque nul ne peut répondre de leur mora-
lité.
Pouf les fétichistes, le serment requis, qui donnait à leur
témoignageune valeur juridique égale à celui des musulmans
était à la disposition du Farhama. Il consistait en pratiques
fétichistes diverses : manger un kola, manger une pincée
de terre, boire une calebasse, en répétant : « Que je meure,
si je ne dis pas la vérité. »
Pratiques fétichistes. — En cas de grave présomption,
non étayée par des témoignages certains, l'accusé est sou-
mis au serment. S'il jure, il est laissé en liberté. S'il refuse
de jurer, la présomption devient une preuve. S'il était
fétichiste, un serment spécial était également exigé; un
fusil posé à terre sur lequel saute l'accusé. Ce serment
avait la même valeur que celui d'un musulman jurant sur
le Coran.
En principe, mais seulement en principe, la preuve
n'était pas recherchée par des châtiments corporels, infli-
gés à l'accusé ou aux témoins présumés. L'aveu, arraché
ainsi à l'accusé, n'avait pas en tout cas la même valeur
juridique que celui fait en toute liberté, à moins qu'il ne
fût vérifié par les faits. En réalité, le Farhama se pri-
vait point d'infliger la question au moyen de pratiques
barbares ; coups de fouet, privation de nourriture, liens, etc.
Ces pratiques n'étaient pas, à vrai dire, d'un usage cou-
rant; elles ne s'appliquaient surtout qu'à des cas particu-
liers, accusation par rumeur publique, présomptions si
graves qu'elles équivalaient à la certitude. Les musulmans
les admettaient fort bien. Jamais, du reste, il ne leur était
imposé de pratiques fétichistes ayant un caractère religieux;
ils juraient à leur manière, et le Farhama, de son côté, ne
pouvait songer à imposer à un musulman une formule de
serment qui, ne répondant en rien à la foi de celui-ci, lui
permettrait de faire un faux serment sans obérer sa con-
342 ■ ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
science. C'est ce que malheureusement notre administra-
tion n'a pas compris.
Gratuité de là justice. — La justice rendue par le Farha-
ma était loin d'être gratuite, Elle coûtait au contraire fort
cher. Avant l'affaire, il était de règle pour mettre en route
la justice — en l'espèce le Farhama — de lui fournir de
nombreuses épices. Si l'affaire était douteuse, les deux
parties rivalisaient de zèle pour s'attirer les bonnes grâces
du Farhama. On conçoit que dans les affaires où la cul-
pabilité de l'une des parties était évidente, la victime,
réclamant justice, était celle qui se croyait surtout tenue
de s'attirer la faveur du justicier, sachant fort bien qu'il
en serait tenu compte dans la sentence, et que l'indemnité
qu'elle recevrait serait proportionnelle à sa propre géné-
rosité. Du reste, le Farhama ne songeait guère à voiler sa
pensée; il faisait d'abord son prix.
Dans ces conditions, la justice était souvent au plus
offrant et dans les cas graves où la culpabiliié était évi-
dente, la famille du coupable se préoccupait de combler le
Farhama de cadeaux, certaine que l'indemnité à verser à la
famille de la victime serait réduite d'autant. Cependant,
les Farhania avaient souvent intérêt à régler les affaires à
la satisfaction de la famille de la victime, puisqu'ils préle-
vaient sur les indemnités, attribuées à celle-ci, ce qu'ils ju-
geaient bon. Dans beaucoup de cas d'ailleurs, les honoraires
du juge étaient fixés à l'avance. En cas de vol d'un boeuf
par exemple, le produit du vol était remboursé, avec indem-
nité pour la famille de deux bœufs. Le Farhama en préle-
vait un, sans préjudice naturellement des épices. C^était là
le tarif général; le montant du vol remboursé, l'indemnité
égale au double produit du vol, était partagée par parties
égales entre le Farhama et la victime du vol. Épices mises
à part, les honoraires du juge étaient, en câS de vol, égaux
au montant du vol.
CHAPITRE VI
INFLUENCE DE L'ISLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL (i)
En adoptant le dogme coranique, les peuples musul-
mans delà haute Côte d'Ivoire, Malinké et Mandé-Diouia,
ne pouvaient pas n^ pas s'imprégner des canorts sociaux
que le Livre révélé renferme. Mais ici, plus encore que
dans le domaine proprement religieux ou dans le champ
des institutiorfcs juridiques, une résistance tenace et pas-
sive s'est produite ; la coutume s'est opposée de toutes les
forces d'un peuple, et notamment de toute la résistance
féminine que le dogme ou le droit tauchent moins, à l'in-
gérence de l'islam dans les diverses manifestations fami-
liale et sociale. Cette résistance a été renforcée encore par
la dispersion des musulmans au milieu des populations
animistes, Malinké à l'ouest, Senoufo au centre, Abron
<ît Koulangp à l'est.
L'islam subit au contact de ces diverses coutumes une
sorte de dégradation perpétuelle. Il n'est pas sans intérêt
de suivre ces tentatives de pénétration pacifique dans la
coutume, car, il faut le souligner, les institutions sociales
des peuples Mandé de la savane, ne sont pas le statut mu-
sulman, corrompu par la coutume, mais la coutume ances-
trale elle-même, imprégnée de-ci de-là d'infiltrations mu-
sulmanes.
(i| Renseignements dus, en nnains endroits, à l'administrateur RrPERT.
344 ÉTUDES SUR l'islam en côte d'ivoire
I. — Conception et naissance.
On a vu quelle liberté est laissée à la jeune fille avant
son mariage, quelles excitations déguisées elle subit vers la
prostitution, et cela de la part même des siens. On a vu
encore que la femme adultère et son complice n'étaient en
somme passibles d'aucune pénalité grave. Il résulte de cet
ensemble de circonstances que le lien rattachant la femme
à son mari est fort mince, et l'on peut dire que l'adultère
est de règle, pour la femme, comme pour le mari d'ail-
leurs ; par suite, une grande partie des indigènes est certai-
nement de conception illégitime. Le mari du reste connaît
les débordements de sa femme, comme celle-ci connaît les
siens. Il ne se fâche que si son infortune, supportée gaî-
ment d'ailleurs, devient par trop scandaleuse,
La grossesse illégitime, si elle ne le satisfait pas trop
moralement, comble par ailleurs un des désirs les plus
chers à tous les noirs : avoir une nombreuse famille, et ici
surtout, beaucoup de filles. S'il ne proteste pas — et il s'en
garde bien — l'enfant issu des relations de sa femme et de
ses amants, est incontestablement sien, puisque, époux
légitime de la femme, il endosse la paternité de ces enfants.
Et quelquefois même, s'il est lui-même dans l'impossi-
bilité physique d'être réellement père, il accueillera avec
plaisir une grossesse dans laquelle il n'est pour rien, mais
qui lui rapportera les mêmes avantages qu'une paternité
réelle. Beaucoup même, dans cet état d'esprit, poussent
l'immoralité jusqu'à l'abjection, se faisant, pour se créer,
coûte que coûte, une famille, qu'ils ne peuvent eux-mêmes
former, les véritables entremetteurs de leurs épouses.
Signalons en passant que dans les gros villages musul-
mans, qui sont d'ailleurs renommés pour leur immoralité,
Kong, Bondoukou, Mankono, Kani, etc., la grossesse est
une gêne pour les femmes, habituées à la plus grande
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL 845
liberté d'allures. Aussi, les cas d'avortement volontaire sont
fort nombreux, au grand désespoir des maris qui cepen-
dant n'osent rien dire.
Au cours de la grossesse, la femme continue à vaquer à
ses occupations et surtout à fréquenter les marchés qui
sont ici de véritables lupanars. EUe ne cesse ses occupa-
tions ordinaires que le plus tard possible.
La mère est délivrée par des matrones de la famille ; au-
cun homme, même le mari, n'assiste à l'accouchement. Les
accidents sont peu fréquents, moins rares cependant,
semble-t-il, dans les milieux musulmans que dans les mi-
lieux animistes.
Dès sa naissance, l'enfant est lavé à l'eau chaude par les
matrones. L'ombilic, soigneusement noué, est enduit de
karité; de l'antimoine est souvent passé sur les paupières
de l'enfant. Un fil blanc lui est noué autour de la taille.
L'enfant est alors placé près de la mère et le mari est auto-
risé à pénétrer dans la case. On vient congratuler la mère?
on félicite le mari, et tout se termine par une bombance,
comme seuls en savent faire les noirs, et par une distribu-
tion de sombé aux assistants. Dans la plupart des villages
musulmans, l'enfant reçoit son nom, dès sa naissance,
soit de son père, si c'est un fils, soit de sa mère, si c'est
une fille. L'almamy est souvent consulté à ce sujet, au
cours de la visite de courtoisie qu'il vient faire au père.
Chez les fétichistes au contraire, on attend souvent plus
d'un an avant de donner un nom à l'enfant.
La mère reste étendue sur une natte pendant un jour ou
deux, rarement plus, à moins que les couches aient été dif-
ficiles; elle reprend aussitôt ses occupations. Sauf de rares
exceptions, remarquées et coonues, la femme ne reprend
ses relations sexuelles avec son mari — ou avec son amant
— que lorsque l'enfant marche, c'est-à-dire dix-huit mois
après sa naissance. Beaucoup croient même nécessaire de
prolonger cette abstinence jusqu'au sevrage du bébé, c'est-
346 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
à-dire vers trois ans. Cette règle est quasi générale, car l'on
prétend que le coït prématuré empoisonne le lait de la
mère et fait périr l'enfant. Les plaintes des maris à ce sujet
sont assez fréquentes, accusant l'inconduite de la mère,
lorsque l'enfant meurt. En général, la conduite de la mère
pendant l'allaitement est irréprochable.
L'allaitement dure au moins jusqu'à l'âge de trois ans,
souvent jusqu'à 4 ans. Malgré tous leurs défauts et leur
immoralité foncière, les femmes d'ici, surtout les femmes
musulmanes, sont de bonnes mères.
En cas d'absence de lait, la mère confie son enfant à
une femme, en général de sa famille, qui lui donne le sein.
Cet allaitement est payé cinq francs par mois. Le lait ne
confère au nourrissson aucun lien de parenté avec sa nour-
rice, mais constitue cependant un empêchement à son
mariage avec ses sœurs de lait.
La femme a la haute main sur tous ses enfants au cours
de l'allaitement. Après cette période, elle n'a la garde que
de ses filles, le père prenant les garçons. Le père a, par la
suite, assez peu de relations avec ses filles qui prennent
naturellement l'empreinte de leur mère. Adulées, choyées,
fêtées, les petites filles musulmanes sont de terribles enfants
gâtées, volontaires, capricieuses, violentes même envers
leur mère, qui rit de leurs caprices ou de leurs colères;
elle passe sur ces écarts de caractère comme elle tolérera
ou encouragera même leurs écarts de conduite. Ce sont de
déplorables éducatrices que la plupart des femmes noires.
2. — Éducation.
L'éducation est absolument maternelle pour tous les en-
fants jusqu'à six ans. A partir de cet âge, les enfants mâles
sont placés sous la gardé du père, les filles restant jusqu'à
leur mariage sous celle de la mère. Garçons et filles sans
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL 347
exception vont ensemble à l'école coranique élémentaire,
les filles pour apprendre sommairement la prière, et
quelques rudiments de textes religieux, de rites, et de carac-
tères arabes, les garçons afin de connaître les rites reli-
gieux des diverses prières, et apprendre par cœur les sou-
rates et prières indispensables. Les filles et les garçons
restent ainsi ensemble à l'école pendant deux ou trois ans.
A ce moment, les filles sont considérées comme suffisam-
ment savantes et vont aider leur mère dans tous ses tra-
vauix ; la plupart des garçons sont placés chez un marabout
plus savant, qui continue leur éducation religieuse.
Beaucoup de pères tiennent à donner eux-mêmes à leurs
enfants les éléments de leur éducation religieuse, jusqu'au
moment où les filles sont rendues à leurs occupations mé-
nagères (9 ou 10 ans), et où les garçons doivent être placés
chez un marabout plus savant que leur père.
En dehors des heures d'école, les enfants sont employés
par leurs parents, ou par le maître d'école, aux cultures,
et- les filles aident leur mère dans ses travaux, et plus parti-
culièrement, vont chercher du bois, de l'eau et des ignames
ou du riz aux lougans.
On a indiqué parquels subterfuges les parents arrivaient
à déceler la puberté chez leurs enfants. C'est l'âge où
ceux-ci sont laissés en pleine liberté, et leurs débordements
sexuels n'inquiètent point les parents, qui semblent au
contraire les considérer d'un œil bienveillant. On verra
plus lom dans quel but.
3. — Mariage.
Les garçons sont, en principe, mariés, dès l'âge où ils
présentent des marques indiscutables de pollutions noc-
turnes. En réalité, c'est là un luxe réservé aux gens fortu-
nés, car ne peuvent seuls faire marier leurs fils à cet âge
34^ ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d' IVOIRE
que les parents qui sont en état de payer une dot. Cepen-
dant, chez les marabouts, les garçons sont généralement
mariés jeunes, l'esprit familial étant beaucoup plus déve-
loppé que chez les fétichistes et le père mettant rarement
tout en œuvre pour réserver sa fortune à l'acquisition, à
son seul profit, de nouvelles femmes. Le cas est fréquent
chez les fétichistes.
Chez les musulmans, il est assez d'usage de promettre,
dès leur naissance, les enfants l'un à l'autre. La dot est
alors payée par la famille du futur époux, dès le moment
où cette convention tacite est faite. Cette pratique donn?
généralement de bons résultats; les enfants étant habitués
dès 1 enfance à ce projet, arrivent à avoir l'un pour l'autre
une véritable affection. Au surplus, cette pratique met, de
bonne heure, la jeune fille sous la garde jalouse dé son
futur époux, qui la préserve de beaucoup de déchéances,
et enfin permet aux familles de constituer dans un long
intervalle la dot, de manière que les jeunes gens puissent
entrer en ménage, dès l'excision de la jeune fille.
René Caillié a très bien saisi la question de la dot : « La
dot, dit-il, varie beaucoup ; si la fille est de bonne famille,
qu'elle soit jolie, et qu'on lui reconnaisse de bonnes quali-
tés, les parents exigent trois ou quatre esclaves, ou la
valeur en marchandises ; ces malheureux sont toujours la
propriété de la mère. Si la fille est d'un rang peu distingué,
ou d'une figure désagréable, on ne donne que deux esclaves.
Je n'a pas vu d'exemple dans tout ce pays d'une fille céli-
bataire; elles se marient toutes, belles ou laides Ce sont
autant de servantes que les hommes s'attachent, et dont ils
ne craignent pas la désertion. Le prétendu est obligé de
livrer la dot avant de posséder la fille, à laquelle il fait
encore quelques petits cadeaux; de plus, il lui envoie tous
les jours des grandes calebases pleines de riz. Deux mois
avant le mariage, la future est toujours en fête, et sa mère
invite les voisins à venir y prendre part. Ces usages varient
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL 849
un peu dans chaque contrée : à Cambaya, par exemple, si
le prétendu donne trois esclaves, il y en a deux pour sa
I belle-mère, et le troisième suit la nouvelle épouse chez son
mari. A limé et à Sambalikila, les parents reçoivent tout :
quand le jeune homme a rempli les formalités et fait toutes
les libéralités exigées, si la fiancée ou même ses parents se
refusent à terminer le mariage, ils sont obligés de lui remi-
bourser toutes les dépenses qu'il a faites; si, au contraire,
les plaintes viennent de la part de l'homme, soit par jalou-
sie ou tout autre motif, il perd tout ce qu'il a donné; et
quand il s'élève une discussion entre le prétendu et la fa-
mille de sa future, si les arrangements viennent à se rompre,
la femme est tenue de rendre tout ce que ses parents ont
reçu. Ces conditions sévères font que, parmi un peuple in-
téressé et même avide, les premiers arrangements se rom-
pent très rarement : les femmes en sont souvent les vic-
times; car les hommes, les regardant comme leur étant
très inférieures, sont toujours maîtres absolus dans leurs
ménages. »
La jeune fille est généralement donnée à son mari dès
son excision. Cependant les parents sont complices pour
retarder le plus possible le moment où il leur faudra se
séparer de leur fille.
Les mères, d'abord, moitié par amour maternel, moitié
pour se conserver dans leurs travaux journaliers une aide
matérielle précieuse, cachent le plus possible à leurs maris
que la jeune fille a vu apparaître ses troubles menstruels.
Lorsque ce fait est avéré, on retarde le plus possible le mo-
ment de l'excision, et après celle-ci, on invoque mille
motifs pour conserver le plus lard possible la jeune fille au
domicile paternel. Le temps n'est d'ailleurs pas perdu pour
la jeune fille, au grand profit de la mère. Avant sa puberté,
la jeune fille est constamment entourée d'un ou plusieurs
Kambélé (jeunes gens), qui lui font sans cesse des cadeaux,
350 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
dont profite la mère; cadeaux sans grande valeur, il est
vrai, mais sans cesse renouvelés : morceaux de viande,
cuvettes de riz, sombé, mouchoirs de tête, pagnes, quel
quefois pièces de cinq francs, ou écheveaux de fil dérobés
à la mère du jeune homme. A tous ces cadeaux, la jeune
fille, très avertie pourtant, répond seulfiment par des ama-
bilités, des minauderies, desfrôJements, mais les relations
ne vont pas plus loin.
Elle change d'allures à sa puberté. Poussée à la débauche
souvent par les excitations, ou tout au moins le silence
complice de la mère, et l'inditïérence du père, elle choisit
parmi les soupirants, un ou plusieurs amants, et les cadeaux
continuent au grand profit de la mère. Le père met, de son
côté, à profit le laps de temps plus ou moins long dans
lequel tous se complaisent, sauf le futur époux, entre la
puberté et le mariage de la jeune fille, pour tirer de la
famille de son futur gendre la plus grosse dot possible qu'il
dévore incontinent.
L'immoralité de ces pratiques est vraiment révoltante.
A part de rares et très honorables exceptions, que l'on peut
d'ailleurs citer, tant le fait est peu fréquent, ces pratiques,
où la cupidité et le cynisme des parents rivalisent avec la
débauche presque animale des jeunes filles, sont malheu-
reusement la règle, aussi bien chez les -musulmans que
chez les fétichistes. Nous sommes loin ici de l'éducation
relativement chaste, et toute dirigée en vue du mariage,
recommandée et pratiquée en pays vraiment musulman.
On conçoit fort bien que cette immortalité acquise par la
J3une fille, reparaisse après le mariage, et que, la licence
des jeunes filles rejaillissant sur les jeunes gens, et les
encourageant à la débauche, le libertinage soit, en somme,
la règle dans la plupart des ménages.
La cérémonie du mariage est purement civile, et d'une
simplicité "extrême. Elle n'est marquée, en définitive, que
par un seul fait : la remise, par le père, de la jeune fille à
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL 35 1
son futur époux, et par l'accession de celle-ci au domicile
conjugal.
L'époux fait généralennent distribuer, le jour du mariage,
dans tout le village, une ou plusieurs calebasses desombé.
On abat des cabris et des moutons, rarement des bœufs.
Le soir, les jeunes filles, amies de la nouvelle épousée, font
un petit tam-tam dans la cour du mari. Et c'est tout : la
fête n'a été en somme marquée que par les ripailles,
comme toute fête en pays noir. Tous les frais, toutes les
générosités sont supportés par l'époux ou sa famille. En
général même, la jeune fille est donnée à son mari avec un
simple pagne usagé; l'époux doit fournir également le
trousseau. Cependant la mère doit fournir à sa fille, au
moyen de son travail personnel (confection de fil de coton,
fabrication d'indigo, commerce de kolas et de sel) ou de
son inconduite, les boucles d'oreille en or et les bracelets
d'argent. Elle est bien souvent aidée par la jeune fille elle-
même, qui consacre une partie des cadeaux faits par ses
amants, à l'achat de bijoux.
■ /). " Décès. Ensevelissement.
On a vu les précautions que prend le moribond vis-à-vis
de ses biens, lorsqu'il se sent en danger de mort. Le plus
souvent, dans renonciation de ses dernières volontés, il
désigne les amis personnels qui lui sont chers et qu'il
désire avoir près de lui à sa mort pour le lavage de son
corps.
Après le décès, le corps est sorti de la case, placé dans la
courette qui sert de cabinet de toilette, il est lavé par les
amis désignés par le mort, suivant le rituel ordinaire pres-
crit par les livres musulmans. Cette cérémonie est appelée
ici, vulgairement. Su Kolan (lavage du mort) et en arabe
du pays Kassoulou. Le corps est, immédiatement après,
352 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
revêtu de ses vêtements, et cousu dans une natte neuve. Il
est ensuite placé sur un brancard sommaire en bambous,
qui est sorti de la case et placé dans la cour, la tête du
mort étant dans la direction de la qibla.
Entre temps, le crieur a annoncé dans le village le décès.
L'alimamou du village vient alors se placer derrière lecorps
et les fidèles, amis du défunt, derrière lui, tous dans la
direction de la qibla. On dit alors la prière spéciale, la
Salatou el Djanaïatou, à quatre rakaa, commençant cha-
cune par le Takibarou (Takbir : Allah Akbar), dits dans
la position debout.
Contrairement aux prescriptions arabes, le corps est le
plus souvent enseveli sans linceul, ni blanc, ni de couleur,
la natte remplissant ce rôle. Néanmoins, si le musulman
est fortuné, il est placé dans un ou plusieurs linceuls et
cousu dans plusieurs nattes, dont l'une, celle de l'extérieur,
sera enlevée au moment de l'ensevelissement et portée à la
mosquée où elle servira de natte de prière. La prière finie,
le corps est placé sur les épaules des fils et parents du défunt
et emporté jusqu'à la tombe. Il n'y avait point de cimetière
entretenu et régulier jusque vers 1908 : les Musulmans sui-
vaient la coutume animiste et enterraient les cadavres
dans les villages, auprès de la case où avait vécu le défunt
durant sa vie. Depuis cette date, les musulmans comme
tous les habitants des villages ont abandonné cette pratique
et enterrent les corps dans la brousse. Ils ont même ten-
dance à grouper les tombes en cimetière, sans que les
emplacements réservés à ces tombes et les tombes elles-
mêmes aient jamais un caractère sacré.
Les tombes sont toujours orientées dans la direction de
la qibla. Une pierre plate est placée dans la tombe, devant
servir d'oreiller au défunt sur sa dernière couche.
Entre le domicile du défunt et sa tombe, les assistants
présents au convoi marmottent sans cesse à mi-voix le
« Tahlil » sans rien ajouter. Lorsque le corps est descendu
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL 353
dans la tombe, les assistants prononcent à mi-voix : «Bissi-
millahi ! Allahou Koubarou ».
Lorsque la tombe est fermée, chacun ayant jeté une
poignée de terre, on se place derrière la tombe et chacun
énonce ses « dou'a» (vœux) en faveur du défunt.
Enfin, pendant que l'on dépose les bras du brancard qui,
suivant la coutume, restent dans la tombe, on formule de
nouveaux souhaits.
L'alimamou ne suit pas généralement le corps jusqu'à
la tombe et se retire dès que la prière des morts est dite.
Les femmes ne suivent que les enterrements des femmes,
sauf les matrones d'âge canonique, qui sont admises aux
-enterrements de leurs parents et qui s'y comportent comme
pleureuses. Les hommes suivent rarement les enterrements
des femmes, même de parenté très proche.
5. — Uislam et la coutume.
L'influence de l'islam dans la vie de l'individu est en
somme relativement faible. Ce qui donne au musulman du
Nord africain son caractère particulier, c'est l'unité de sa
vie, tout entière soumise à la loi religieuse. Il n'a qu'une
seule loi, qu'un seul code, le Coran, et tous les livres
musulmans, réglant sa vie sociale, individuelle, familiale,
économique et religieuse, en découlent. L'unité de sa doc-
trine, religieuse et sociale, est complète. Ici, au contraire,
il y a dualité absolue, entre la vie religieuse, qui vise à
être orthodoxe, et la vie sociale. La première est régie par
le livre, avec une ponctualité et un formalisme incroyables.
Au contraire, la seconde est régie par les coutumes ani-
mistes, souvent en contradiction absolue avec les lois tirées
des livres musulmans. Par la fréquence des mariages
mixtes, les coutumes fétichistes, en somme faciles et com-
modes, se sont installées au foyer même, ont façonné les
23
354 ÉTUDES SUR l'islam en côte d'ivoire
enfants; le Farhama fétichiste a imposésa loi aux adultes.
On s'est habitué à penser en fétichiste, ne réservant sa
rigueur que pour les seules pratiques cultuelles. En fait, il
n'y a que des différences insignifiantes entre les sectateurs
du prophète et les animistes; tous pensent exactement
de même, tous vivent et agissent de la même manière.
Peut-être l'Islam imprime-t-il sur ses fidèles une disci-
pline mentale, une morale et un esprit de famille plus
accentués. Eloignés des débordements avilissants des féti-
chistes, de certains au moins, comme la boisson, les
musulmans conserventen général, malgré tout, une certaine
tenue morale, surtout dans la vie privée; les enfants
témoignent à leurs parents un respect et un attachement
inconnus chez les fétichistes ; les liens familiaux sont
plus étroits et empreints d'une discipline qui n'existe pas
chez les animistes. Avec cela, dans leurs affaires, ils mani-
festent un esprit plus actif, une intelligence plus profonde,
un sens pratique plus développé, tout en montrant le plus
souvent une incroyable absence de préjugés, un cynisme
et une amoralité inouïs. Il en est de même dans leur vie
sentimentale.
Il faut dire qu'à côté de ceux-là, certains musulmans
constituent au contraire de fort belles figures. L'Islam a
donné à tous un orgueil sans bornes et un sentiment réel
de la supériorité des musulmans sur les fétichistes. Il y en
a beaucoup qui ont une véritable tenue morale, un carac-
tère très droit, et une intelligence ouverte. Ceux-là sont
entourés d'un profond respect, et ils constituent un frein
puissant pour tous ceux qui les écoutent. Ils sont malheu-
reusement trop peu nombreux.
En somme, la grande majorité des musulmans a facile-
ment mis d'accord la morale fétichiste, à laquelle ils étaient
fatalement astreints ici, et si conforme, elle-même, à la
mentalité noire, et la morale musulmane, si encline à l'in-
dulgence pour toutes les faiblesses humaines.
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL 355
Le père est en principe détenteur de tous les biens de la
famille, et les fils, en principe toujours, travaillent pour
lui. Cela est souvent vrai, et c'est réellement remarquable
lorsque l'on considère à côté, l'anarchie complète des
familles animistes. En retour, le père doit protection à ses
enfants, et doit les pourvoir d'épouses. Il n'y manque que
rarement et consacre une bonne partie de sa fortune au
paiement des dots de ses enfants. Il justifie ainsi laconfiance
que ses fils lui témoignent. Au contraire, lorsque les enfants
voient leur père ne songer qu'à lui et dépenser sa fortune
uniquement au paiement de dot pour ses épouses person-
nelles qui, on le sait, ne peuvent être dévolues à ses enfants,
mais seulement à ses frères, ses fils ne songent alors qu'à
travailler pour eux-mêmes, afin d'acquérir par leur travail
les épouses que leur père leur refuse.
Ce cas, si fréquent chez les fétichistes, se rencontre rare-
ment chez les musulmans, où l'esprit paternel et la sou-
mission filiale sont relativement accentués.
Du chef de famille, en principe, l'autorité est absolue,
mais combien ce principe est tempéré par les contingences
et les exigences de la vie journalière.
Envers ses fils, il est bien le chef, le patriarche et le
prêtre, l'analogue, en moins noble, du pater familias
antique. Nous verrons plus loin quelle est sa situation vis-
à-vis de ses femmes et de ses concubines.
Pour les captifs, le chef de famille avait tout pouvoir,
même celui de tuer, envers les captifs de traite. Il pouvait
en particulier les vendre à sa guise. Il n'en était pas de
même des captifs de case, qui formaient une sorte de clien-
tèle, parfois puissante, de la famille; le chef avait des
devoirs et obligations bien déterminés à l'égard de ces cap-
tifs et il ne pouvait en particulier les vendre à sa guise.
A leur égard, il était souvent dans la même position qu'à
l'égard de ses fils : responsable de leurs actes, de leurs
dettes, de leurs délits et de leurs crimes, devant toujours
356 ÉTUDES SUR l'islam en côte d'ivoire
dédommager les parties lésées, sans que les captifs de case
n'aient, à son propre égard, d'autre devoir que de lui
fournir seulement trois matinées de travail par semaine.
En principe, la femme n'a le droit de rien posséder :
tout appartient à son mari. Elle doit cependant norma-
lement donner à ses filles les bijoux indispensables à toute
femme du pays: anneaux d'or, bracelets d'argent, garniture
de tête, dits libé, en argent, colliers et ceintures de perles.
Mais le mari, en cas de besoin, est toujours en droit de la
dépouiller du fruit de son travail. En réalité, il s'en garde
bien. Malgré tout, la situation de la femme musulmane est
loin d'être aussi bonne ici que par exemple chez les ani-
mistes de la forêt.
L'instruction des femmes est quelquefois assez poussée,
quoique toujours moins que celle des hommes, certaines
femmes obtiennent le turban, mais c'est là moins la récom-
pense de leur science que de leur piété et de leur âge. Quel-
ques femmes arrivent pourtant à une certaine notoriété.
C'est ainsi qu'une femme de Mankono, Maféréma Kara-
morho, aujourd'hui décédée, avait fait, durant toute sa
vie, les mêmes études que les hommes, et avait reçu le
même turban que les marabouts. Aussi possédait-elle, sur
le retour, une école très fréquentée, même par des talibés
adultes. Il en fut de même de sa sœur, Ma Kounhoulé
Karamorho.
Il faut remarquer que le turban — consistant la plupart
du temps en une simple bande blanche, nouée autour de
la tête, sans fez, n'est attribué aux femmes qu'à l'âge, où
leur état physiologique leur permet de se passer de relations
sexuelles, et d'être, ainsi que les hommes, en état virtuel de
pureté latente, pour pouvoir, après ablution, faire les
prières rituelles de chaque jour. Nous avons vu, en effet
que le flux menstruel met les femmes en un état d'impu-
reté que ne peuvent effacer les ablutions faites avant la
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL 35/
prière, et par suite, rend cette prière non valable et même
sacrilège.
Il n'y a actuellement, dans la Haute-Côte d'Ivoire, que
4 ou 5 femmes adonnées à l'enseignement : la plus réputée
est Mata Karamorho (Fatimata) qui aide toujours, et supplée
parfois son mari Ma Salanka Karamorho. Elle s'occupe
principalement de l'éducation des filles (Ouorodougou).
6. — Le ménage musulman.
La polygamie est générale chez les musulmans. La plu-
part cependant n'atteint pas le nombre de femmes légi-
times, tolérées par le prophète, la moyenne des femmes
étant de trois. Dans les ménages plus nombreux, aucune
distinction n'est faite entre les femmes légitimes et les con-
cubines, sauf peut-être que celles-ci, étant plus jeunes, sont
généralement plus choyées. La première femme a en prin-
cipe la haute main sur la tenue du ménage — et elle est
généralement la femme de confiance de l'époux, qui n'a
pas de secrets pour elle et qu'elle renseigne journellement
sur les écarts de conduite des autres femmes, ses com-
pagnes. A vrai dire, nous verrons plus loin que le concu-
binage légal n'a en rien diminué ici la fréquence de l'adul-
tèrebilatéral.
Avec ses servantes (captives), le chef de famille prend
toutes les libertés, jusqu'au jour où l'une d'elles devient
enceinte. Ne pouvant alors avoir un enfant ca-ptif, il est
obligé d'admettre la femme non libre parmi ses concu-
bines. Nous verrons plus loin quelle est généralement sa
conduite, et celle des autres femmes vis-à-vis de la nouvelle
venue. Lorsque les relations du maître vis-à-vis de sa cap-
tive étaient suivies de grossesse, ou si elle avait su prendre
un certain empire sur lui, elle était admise au rang des
358 ÉTUDES SUR l'islam en côte d'ivoire
concubines, ou encore il la faisait épouser par un de ses
captifs de case, qui s'en montrait très honoré.
Les femmes préparent, chacune à leur tour, les repas
de leur mari ; chacune ne préparant qu'un seul repas de la
journée. Les vivres bruts leur sont donnés par le mari,
chacune à leur tour et directement. La plus vieille des
femmes a seulement un droit de contrôle sur l'emploi des
denrées alimentaires. Le fait, pour le mari, de ne pas four-
nir les vivres nécessaires à la femme, dont c'est le tour de
préparer le repas, constitue pour la femme, objet de ce trai-
tement, une injure grave. Il en est de même, quand il lui
refuse, lorsque c'est son tour de cuisine, le repas qu'elle a
préparé.
Par contre, il arrive souvent qu'une femme nouvelle
soit mal accueillie et qu'au moindre signe de faveur
spécial, difficile à refuser à la nouvelle épouse, une véritable
levée de boucliers se produise parmi les autres épouses, se
jugeant délaissées. Elles s'entendent alors pour boycotter le
couple, et refusent énergiquement, d'un commun accord,
de préparer la cuisine et de se livrer aux travaux ménagers.
La chose arrive souvent actuellement pour les femmes
d'origine captive, qui sont toujours, et pour des raisons
spéciales, particulièrement choyées de leurs maris : celui-
ci craint en effet que sa femme, anciennement captive, ne
se souvienne un jour de sa qualité native, et ne le quitte,
en en faisant état auprès de l'administration. Aussi met-il
en jeu tous les moyens et toutes les séductions pour lui
enlever même la pensée de fuite; mais c'est alors chez les
autres femmes la grève des repas, celle des soins domes-
tiques, le sabotage, et même la grève très spéciale « à la
Lysistrata ».
La vie conjugale est ainsi souvent un enfer. Les femmes,
en dehors de leur inconduite, se jalousent férocement
entre elles, non seulement à cause de leur époux, mais
encore à cause de leurs amants. Les cancans, les médi-
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL 35g
sances abondent; un espionnage, constant et d'une mal-
veillance atroce, des faits et gestes même les plus intimes
du mari, des jalousies mesquines, des haines venimeuses,
des disputes continuelles, empoisonnent sans cesse la vie
du malheureux polygame. Quelques coups de trique ne
suffisent pas à rétablir l'ordre, et enveniment encore les
relations. La somme de haine régnant à Tintérieur des
ménages, quelquefois en apparence unis et disciplinés, est
vraiment inouïe. N'était l'orgueil incroyable du noir,
qu'il place dans le nombre de femmes et d'enfants, comme
l'indice de sa richesse et de sa position sociale, il n'est pas
douteux que les neuf dixièmes des maris souhaiteraient
ardemment d'être débarrassés de leurs harpies, et que la
monogamie leur paraît un paradis à côté de leur enfer.
René Caillié a décrit avec une grande exactitude la con-
dition de la femme. « Les disputes, dit-il, sont très fré-
quentes, car les femmes de ce pays sont d'un caractère
difficile, et les maris très exigeants. Ces malheureuses peu-
vent être assimilées aux esclaves par les travaux pénibles
auxquels on les oblige : elles vont chercher l'eau et le bois
à des distances très éloignées; leurs maris les envoient
faire les semences, arracher les mauvaises herbes, ou faire
la récolte. Lorsqu'elles suivent les caravanes, ce sont elles
qui portent les fardeaux sur leur tête, et les maris suivent
gravement à cheval. Ils les grondent sévèrement pour la
moindre faute qu'elles commettent; alors elles crient, tem-
pêtent et courent dans le village, en se plaignant à haute
voix de leur injustice ; ils n'y font pas beaucoup d'atten-
tion, car ils ne croient jamais avoir tort; et la dispute se
termine par des coups de fouet, donnés à la femme, qui
pleure et crie, jusqu'à ce que les anciennes du village arri-
vent à son secours et rétablissent la paix dans le ménage.
J'ai remarqué qu'après avoir été frappées, elles devenaient
très souples : elles ne sont pas vindicatives; il est vrai
36o ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
qu'elles n'y gagneraient rien; le troisième ou le quatrième
jour, elles sont aussi gaies qu'à l'ordinaire. Elles n'ose-
raient lever la main sur leur mari pour se défendre; elles
ne se permettent jamais la moindre plaisanterie avec lui. »
Les femmes prennent amplement leur revanche dans la
vie familiale. Les hommes y sont vraiment sous leur
domination, y vivent sous leur férule, et ne plastronnent
que loin de leurs regards et de leurs propos moqueurs.
Elles se révèlent souvent dans l'intimité de véritables
harpies. Elles ne sont que bonnes mères, et encore abu-
sent-elles souvent de l'autorité qu'elles exercent sur leurs
enfants, en particulier sur leurs filles, pour leur faire
épouser la haine qu'elles ont contre leur père. Celui-ci n'a
alors d'autre ressource que de déserter son foyer et d'aller
« Baro Ké » (bavarder) chez les voisins. De là, la fréquence
des relations entre indigènes dans le village même, ou de
village à village. Les femmes ne se privent guère non plus
de recevoir ou de visiter qui leur plaît, se souciant fort peu
des ordres et des conseils que leur dispense leur seigneur
et maître au sujet de leurs relations.
René Caillié qui a vu (1827-1828) de plus près que qui-
conque les femmes Malinké, dit : « Sous le rapport des
souffrances physiques, les femmes sont très courageuses :
elles se livrent aux travaux les plus pénibles pendant le
temps et jusqu'au dernier moment de leur grossesse; elles
accouchent sans se plaindre; on croirait qu'elles n'éprou-
veiit aucune douleur, et le lendemain, elles reprennent
leurs occupations.
« Les mères ont une tendresse et des soins extrêmes
pour leurs enfants; elles les confient rarement à des étran-
gères; elles les nourrissent toujours elles-mêmes et les
portent partout sur leur dos, attachés à leur pagne, comme
chez tous les nègres. »
Le harem fermée et jalousement gardé, n'existe pas. Le
lou (ensemble des cases de la famille) conjugal est au con-
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL 36 1
traire largement ouvert. Y entre qui veut. Les cases sont
irrégulièrement disposées autour d'une cour, et chaque
femme a généralement la sienne, où elle habite avec tous
ses enfants, sauf les fils devenus pubères, qui ont alors
leur case. Les époux méfiants préfèrent mettre deux ou
trois femmes dans chaque case, en général les jeunes avec
une matrone, afin d'empêcher ce, qu'en définitive, ils ne
peuvent jamais éviter. Bien peu de femmes, du reste, se
laissent imposer cette condition; car elles demandent, et
obtiennent toujours finalement, une case unique.
L'adultère est facile, on dirait même inévitable, dans la
situation des noirs de ce pays.
Chaque femme en eff'et connaît exactement, longtem.ps
à l'avance, les jours où elle doit cohabiter avec son mari,
d'autant plus que celui-ci ne peut déroger au tour habituel,
qu'avec l'autorisation de toutes les feirimes. Nulle alerte,
nulle surprise n'est donc possible et l'adultère est inévitable,
logique même.
Les gynécées abondamment peuplés, sont fréquentés
surtout chez les fétichistes, mais ne manquent pas chez
les musulmans. A Bondoukou par exemple, l'almamy Kou-
nandi Tamité a 7 ou 8 femmes; à Dabakala, on retrouve
la même proportion.
A Mankono, les trois musulmans dont le gynécée est le
plus peuplé sont l'almamy Gbouakéri Fofana, son neveu
Vanli Fofana, et le chef de famille des Karamorho, Saïdi
Karamorho. Ils ont chacun dix femmes. Le nommé Séko
Cissé, à Gomanaro, almamy et chef du village, en a 23;
mais en général, dans les villages musulmans, la moyenne
des femmes composant les ménages est de trois. Chaque
femme de ces ménages moyens reste donc sur neuf jours,
6 jours inoccupée, et ne cohabite pas durant ce temps avec
son mari.
Elle le met largement à profit. L'adultère est d'ailleurs
302 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
gL^néral, également chez les hommes mariés; mais l'adul-
tère des hommes n'est possible que durant la journée, tan-
dis que celui des femmes est généralement nocturne. En
effet, le mari est dans l'obligation légale de cohabiter avec
chacune de ses femmes pendant trois nuits, et cela sans
solution de continuité. Il ne peut négliger simultanément
toutes ses épouses, ou bien laisser celle, dont c'est le tour,
seule la nuit, sous peine de se voir boycotté par toutes
ses femmes sans exception, coalisées contre lui, ou bien
insulté et même souvent battu par l'épouse délaissée.
Au contraire, la femme jouit, pendant la plupart de ses
nuits, de la plus extrême liberté, hors le temps légalement
consacré au mari. Il suit de là que les femmes adultères
le sont surtout avec des célibataires et des jeunes gens, les
hommes mariés étant forcés de demeurer chez eux la nuit.
En réalité, la grande majorité des femmes du pays, mu-
sulmanes comme fétichistes, s'adonnent à la prostitution,
surtout, comme c'est le cas, dans les centres musulmans,
pour les femmes qui font du commerce et fréquentent les
marchés. Elles y vont avec leur seule beauté, et leurs plus
beaux pagnes et bijoux, et en reviennent avec des charges
de kolas, qui n'ont coûté que des traits à l'honneur du
mari. Celui-ci d'ailleurs en profite et préfère ne point de-
mander de comptes à sa femme. A l'est, Bondoukou et
Bouna; au centre Kong; dans l'Odienné, Odienné, Sama-
tiguila, etc. ; dans l'Ouoroudougou et la forêt limitrophe,
Diorholé, Touna, Toubalo, Soukouroughan, Léapla, pour
les kolas, Niakabi, Boron, Loinguédougou et Yritchélé,
pour les denrées vivrières, passent pour de véritables lupa-
nars.
Signalons que de nombreuses femmes, dans les gros
centres musulmans comme fétichistes, refusent obstiné-
ment de se marier, préférant se consacrer, leur vie durant,
à la prostitution. Ces femmes deviennent de plus en plus
nombreuses dans les centres européens, surtout Bouakè,
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL 363
Dimbokro et Abidjan. La prostituée, rentrant dans son
village, riche de bijoux, d'argent et de pagnes, est toujours
honorée.
Beaucoup de femmes considèrent donc la grossesse et la
maternité comme des charges pénibles, les empêchant de
vivre leur vie de liberté et de débauche. Aussi les cas
d'avortement sont-ils fréquents, et cette fréquence est vrai-
ment inquiétante. Elle est très mal vue des indigènes;
mais, malheureusement sous la terreur constante de leurs
femmes, ils n'osent rien dire, et les pratiques demeurent
malheureusement toujours impunies.
7. — V enfant.
L'enfant est toujours bien traité dans les familles mu-
sulmanes: c'est là, il est vrai, un trait commun à la race
noire, mais ce fait semble plus accentué ici, chez les mu-
sulmans que chez les fétichistes. Il est quelquefois réelle-
ment touchant de surprendre le regard ravi et attendri que
jette un grave marabout sur son enfant, les soins dont il
l'enveloppe, les jeux qu'il lui prodigue; tout son être,
toutes ses attitudes attestent alors le vif amour du père à
l'égard de ses enfants, surtout mâles. Il en est de même
des mères à l'égard de leurs filles.
Aussi ces enfants sont-ils terriblement gâtés et, à moins
d'être d'une nature exceptionnellement bonne, deviennent-
ils rapidement insupportables, volontaires, coléreux et
d'une suffisance sans bornes. Il faut les voir, aux jours de
grandes fêtes musulmanes, parés, les fillettes de tous les
bijoux de la mère, empêtrées de pagnes trop lourds et trop
grands, les fils, grotesquement affublés de boubous trop
larges et trop riches, les yeux passés à l'antimoine, respi-
rant tous un naïf orgueil et une fatuité ridicule. Les jours
de la semaine cependant, leur tenue est moins brillante.
364 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
Jusqu'à l'âge de cinq ou six ans, garçons et fillettes sont
nus comme des vers. A cet âge, ils revêtent un pagne
intime (bila) qui leur cache à peu près les parties sexuelles.
Vers la puberté, les enfants revêtent le koursi (pantalon
bouffant) et le déréké (boubou), les filles, le pagne noir
autour de la ceinture, ou au-dessus des seins. Ils sont alors
désignés, les premiers sous le nom Kambélé, les seconds
sous celui de « jeunes filles » (Soungouri, littéralement
Soun-Kourou « à seins naissants »).
Malgré toutes leurs tares morales, les familles musul-
manes sont généralement aussi prolifiques que les familles
fétichistes, sauf peut-être, dans les centres commerciaux.
Les musulmanes sont alors moins sédentaires que les féti-
chistes, partant plus libertines. Les femmes sont générale-
ment assez fécondes. Le fils unique d'une même mère est
rare. Nombreuses sont les mères de quatre enfants adultes
vivants. '
En général, il faut compter que la moitié des enfants
meurent, .soit au cours de la grossesse et de l'accouchement
(relativement nombreux) soit en bas âge, soit vers la pu-
berté. On peut compter que pour les décès d'enfants :
i» La moitié des grossesses est marquée par un avorte-
ment — volontaire ou non — ou par des couches malheu-
reuses.
2° Les trois quarts de la moitié restante des décès est
due aux maladies de * l'enfance, en particulier aux infec-
tions intestinales ou pulmonaires, ou aux ophtalmies puru-
lentes aiguës.
3" Le dernier quart est dû à des accidents ou maladies
survenues entre la période de l'allaitement et celle de la
puberté.
Il n'est pas exagéré de dire que le nombre des grossesses,
suivies de décès, immédiat ou dans la période comprise
entre les couches et la puberté de l'enfant, est égal à celui
des grossesses heureuses, suivies d'évolution normale de
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL 365
l'enfant vers la puberté et l'âge mûr. La plupart des
femmes, à leur période critique, ont été au moins huit fois
mères; quelques-unes l'ont été jusqu'à i5 fois. Le nombre
moyen des enfants vivants, par mère, est de quatre, mais
les mères de sept enfants vivants ne sont pas rares, moins
cependant chez les musulmans que chez les fétichistes.
Cette proportion des grossesses chez les femmes peut pa-
raître faible, si l'on tient compte de leur genre de vie. Il
ne faut pas oublier cependant que chaque naissance est
suivie d'une période de trois ou quatre ans de continence
complète pour la mère, et que, par suite, les naissances ne
peuvent guère s'espacer, à moins de décès du nourrisson,
au cours des couches ou de l'allaitement, que tous les
quatre ou cinq ans.
En principe, la naissance d'un fils est considérée comme
un bonheur par la famille, parce que normalement celle-ci
compte en puissance une unité de plus : elle s'agrandit
donc. On fait souvent, pendant la grossesse des femmes,
des vœux pour la naissance de garçons. Les prières suré-
rogatoires sont fréquentes dans ce but, auxquelles le père
associe toute sa famille. Souvent même, autrefois, celui-ci
faisait le vœu d'affranchir une captive ou de distribueraux
pauvres ou aux musulmans influents soixante mesures de
riz ou leur équivalent en sombé, si ses vœux pour la nais-
sance d'un fils étaient exaucés.
Ce sentiment est certainement sincère chez la majorité
des musulmans, les pères témoignant toujours un amour
extraordinaire envers leur fils et dédaignant les filles.
Cependant, si la naissance d'une fille est accueillie avec
moins d'emphatiques transports, elle provoque une joie
très réelle. Elle est, il est vrai, destinée à quitter la famille,
et par suite à amoindrir sa puissance, mais aussi elle l'en-
richit par les sommes versées par des étrangers pour le
paiement de sa dot, laquelle est d'ailleurs le plus souvent
reversée immédiatement à une autre famille comme dot
366 ÉTUDES SUR l'islam en côte d'ivoire
de mariage. Indirectement donc la place que laisse la jeune
fille est comblée immédiatement par l'arrivée d'une nou-
velle épousée, venue d'une famille étrangère, et son mariage
seul en fournit le plus souvent la possibilité.
Certaines familles pourtant, les Karamorho par exemple,
marient généralement leurs jeunes filles avec des jeunes
gens, membres également de la famille, et par suite sans
dot, ou bien, par suite d'anciennes conventions, avec les
jeunes gens d'une famille musulmane voisine à qui, dès
leur naissance, les enfants étaient mutuellement promis.
Cette pratique est fort usitée entre les musulmans, et ne
donne jamais lieu au paiement de dots, mais à la consti-
tution de petits douaires en faveur de la nouvelle épousée.
Il convient de remarquer que ces familles n'y perdent géné-
ralement rien au point de vue matériel, et y gagnent sur-
tout au point de vue moral, puisqu'à chaque jeune fille,
donnée par une famille à la famille voisine, correspond le
mariage à un membre de la première d'une jeune fille
offerte par la seconde famille, sans aucun des marchan-
dages auxquels donnent lieu les mariages conclus dans les
conditions habituelles.
8. — Les vieillards.
La vieillesse, pour les hommes du commun, pourvus
d'enfants, est normale. Leur vie s'écoule à l'abri du besoin
et au milieu d'un respect suffisant des enfants à leur égard.
Elle est lamentable pour ces mêmes gens, si la vieillesse
les trouve sans enfants. Abandonné à ses seules femmes,
le vieillard généralement délaissé des plus jeunes à qui il
ne peut fournir de confort suffisant et auxquelles, par la
force des choses, incombent tous les travaux domestiques.
Elles désertent le plus souvent le domicile conjugal, lais-
sant le vieil époux se morfondre avec ses plus vieilles
VlElLLAPD MALIVkK MUSULMAM.
INFLUENCE DE L'ISLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL SÔj
femmes, incapables maintenant de travailler. Le ménage
est alors nourri chichement par les autres membres de la
famille, mais la mort de l'homme et de ses femmes vieil-
lies est intimement souhaitée.
Les marabouts vénérés ont, au contraire, une vieillesse
heureuse, respectée, même opulente. Environnés du res-
pect de leurs fils et des musulmans du pays, ils vivent
largement. On en cite qui, jusqu'à un âge avancé, ont con-
tinué à recevoir d'admirateurs ou de dévots zélés, de
toutes jeunes filles comme épouses. Les fils, en général,,
goûtent assez mal ces marques de respect, qu'ils jugent
d'un goût douteux.
Les vieilles femmes sont presque toujours fort malheu-
reuses : délaissées par leurs filles qu'elles ont pourtant
tendrement chéries, mais bien mal élevées. Sauf si ces der-
nières sont encore hors d'âge de se marier, elles vivent soli-
taires, se nourrissant surtout de charité, et si elles ont des
filles encore jeunes, elles les poussent à la débauche pour
prendre la part du gain réalisé. Leur fin passe presque
inaperçue, soit de leur mari, soit de leurs enfants. Quel-
ques fils, pourtant, entourent leur mère, une fois vieille^
de soins assez tendres : le fait est assez fréquent chez les
musulmans ; ce fut le cas de la vieille femme qui donna
des soins maternels, pendant plusieurs mois, à René
Caillié, à Tiémé. Mais le fait est à peu près sans exemple
chez les fétichistes. Il constitue un indice d'une mentalité
plus élevée chez les premiers.
Les vieilles femmes turbannées sont, par contre, fort
respectées; elles sont entourées de la vénération unanime
de leurs enfants, garçons ou filles, et de toute la commu-
nauté musulmane. Elles ont d'ailleurs une vie fort digne.
368 ÉTUDES SUR l'islam en côte d'ivoire
g. — Classes sociales.
L'Islam n'a eu aucune action sur les classes sociales de
la société noire de la Haute-Côte d'Ivoire. Au contraire, il a
subi, en ce qui concerne les mœurs de la société musul-
mane, de nombreuses altérations, du fait de la prépondé-
rance politique constante des Farhama animistes et des
coutumes fétichistes, qu'ils ont imposées à tous. La chose
peut paraître paradoxale pour qui a vu ailleurs la rigidité
de principes de la société musulmane et la cristallisation
que lui ont imposée les livres sacrés et les commentaires
des juristes et savants musulmans. La société islamique
n'a pas eu ici cette solide armature pour la soutenir et,
faute d'avoir le pouvoir temporel, elle a été amenée à épou-
ser les mœurs et les coutumes fétichistes, souvent en con-
tradiction avec sa foi.
Par ailleurs, une égalité complète règne entre les familles
musulmanes et fétichistes, la famille du Farhama elle-
même étant considérée au même titre que les autres
familles du pays. Pourtant certaines familles, les Sérifou,
mis à part, étaient un peu plus considérées que les autres,
soit du fait de la piété de leurs membres (les Karamorho
deMankono par exemple), soit du renom acquis par un des
leurs à la guerre ou dans des circonstances mémorables
(les Touré, par exemple, à cause de Samory).
L'Islam s'est implanté dans beaucoup de familles d'arti-
sans, fétichistes à l'origine. C'est ainsi qu'un grand nombre
de griots et forgerons font profession, avec leur famille,
d'être sectateurs de Mohammed. Mais s'ils ont évolué au
point de vue religieux, leur conversion n'a en rien influé
sur leurs mœurs spéciales, sur leurs habitudes domestiques
et professionnelles, en un mot, sur leur vie sociale. Il ne
pouvait en être autrement, puisque les musulmans avaient
eux-mêmes dû s'adapter au milieu social fétichiste.
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL 369
Les gens de diamou Sérifou (de l'arabe Chéri/) se consi-
dèrent comme les descendants du Prophète Mohammed ;
ils ne fournissent d'ailleurs la plupart du temps aucune
chaîne les rattachant au Prophète. Ils constituent en tout
cas, une sorte d'aristocratie religieuse et, sous certains as-
pects, une caste sociale assez influente.
A défaut de généalogie prouvant son identité et sa race,
le Sérifou se prétend, comme le veut la tradition, insensible
à la douleur physique et plus particulièrement à la brûlure :
c'est à l'épreuve du feu qu'ils se font donc reconnaître. A
la description qu'on en fait, on peut présumer qu'il entre
une bonne partie de charlatanisme dans cette épreuve.
Les Sérifou jouissent de nombreux avantages m-atériels :
lorsque, dans les villages musulmans, on se partageait les
aumônes, la part des Sérifou était toujours la plus considé-
rable et ilsavaient le droitde choisir les premiers. Leur té-
moignage était considéré comme plus probant que celui d'un
autre musulman, même aux yeux des farhama fétichistes.
Ceux-ci les traitaient d'ailleurs mieux que les autre musul-
mans, et avaient pour eux plus de considération et plus
d'égards. Un Sérifou ne pouvait, en principe, être détenu
en captivité par un musulman; mais il y avait loin de la
théorie à la pratique et l'on tournait le principe, en niant
au captif sa qualité de Sérifou et en le soumettant à l'épreuve
du feu, faite sans bienveillance, où naturellement l'autre,
privé de ses moyens de charlatanisme et étroitement sur-
veillé, succombait toujours. Il était alors traité d'imposteur
et jusqu'à preuve du contraire conservé en captivité.
Dans la vie courante, les Sérifou étaient traités géné-
ralement comme les autres habitants du village. Ils
n'étaient pas chargés de fonctions spéciales et, en particu-
lier, n'étaient et ne sont encore que rarement chargés des
fonctions d'imam, sauf dans les villages où la communauté
musulmane n'est constituée que par les seuls Sérifou.
24
Syo ÉTUDES SUR l'islam en côte d'ivoire
Les Ouléma. — On peut citer, comme remplissant à cer-
tains égards ce rôle, mais simplement par le respect dont
ils sont entourés et avec lequel sont écoutés leurs décisions
et avis, la plupart des grands personnages religieux, énu-
mérés plus haut. Leur avis est requis sur les points litigieux
du rite et leurs décisions font autorité pour la déclaration
de l'ouverture du Ramadan ou pour sa clôture. Mais ce
sont là de simples directeurs de conscience, sans fonctions
officielles, entourés seulement de considération. Et, s'ils
jouent un rôle analogue à celui des Ouléma, ils n'en ont
pas le titre, donnent des avis, mais ne rendent pas de
« Fetoua » (consultations juridiques et religieuses) qui aient
force de loi, comme en rendent les Ouléma dans les autres
pays d'islam.
10. — Esclavage.
Plus que les fétichistes, les Musulmans étaient de gros
propriétaires de captifs. iNos mesures à l'égard des non-
libres les ont en général ruinés et, en tout cas, ont bien
amoindri leur situation matérielle et, par suite, leur pres-
tige moral.
On peut dire que le but de tout musulman, une fois
marié, était de se procurer le plus grand nombre possible
de captifs. Il mettait tout en œuvre pour cela, et aucune
considération de religion, de parenté même quelquefois,
•ne l'arrêtait dans son commerce de captifs. Aussi les
musulmans comme les fétichistes étaient-ils accueillis
comme captifs par les musulmans, et aucune différence
de traitement ne les distinguait chez leur patron. Bien
plus, le maître interdisait à ces captifs musulmans d'inter-
rompre leur travail pour iraccomplissement des prières
journalières rituelles, qui n'étaient faites qu'à la fin de la
journée, une fois la tâche achevée.
Les musulmans montraient par ailleurs la plus grande
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL 3jl
-dureté vis-à-vis de leurs captifs, et ces derniers se trouvaient
beaucoup plus heureux chez les fétichistes que chez les is-
lamisés. Le captif, surtout le captif de case, n'était en
somme guère malheureux chez les fétichistes, et il faisait
partie intégrante de la famille et jouissait même souvent
d'une grosse influence. Chez le musulman, même à l'égard
des captifs musulmans, une dureté plus prononcée, une
hauteur blessante et une observation plus stricte et plus
impitoyable du statut des captifs régnait, même à l'égard
des anciens serviteurs de la famille et des captifs de case.
Par contre, l'affranchissement des captifs à la- suite de
vœux ou par suite de circonstances importantes était assez
fréquent chez les musulmans, alors qu'il était très rare
chez les animistes.
L'affranchissement était le plus souvent effectué après
l'exaucement d'un vœu formulé par le croyant ; générale-
ment, la naissance d'un enfant mâle, la guérison d'une
maladie ou l'heureuse issue d'un voyage. L'affranchisse-
ment par expiation à la suite de la non-observation volon-
taire du jeune du Ramadan était encore assez fréquent.
Mais tandis que, dans le premier cas, l'affranchi était un
captif, musulman, autant que possible, attaché par de
vieux liens à la famille du maître, dans le second cas,
c'était toujours une jeune fille nubile qui bénéficiait de la-
mesure libératrice.
Le plus souvent, les captifs n'étaient aucunement tenus
d'embrasser la foi du Prophète; au contraire, ils en étaient
toujours dissuadés par la douceur, car, malgré tout, la
communauté de foi faisait disparaître une cloison séparant
le captif de son maître.
En effet, en 1907, au moment de l'exode des captifs,
tous les fétichistes, et la plupart des musulmans de condi-
tion servile, ont quitté leur patron, et les captifs de case
se sont d'eux-mêmes affranchis, tout en restant dans le
pays où ils étaient nts. Il n'est resté chez les maîtres que
372 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
les jeunes gens auxquels les patrons s'étaient intéressés, et
qui avaient suivi avec leurs fils les écoles coraniques. On
peut dire que ces captifs sont attachés à leur maître, comme
à un père spirituel, et qu'ils trouvent plaisir et intérêt à
rester spontanément sous sa tutelle, d'ailleurs devenue fort
douce. Ils sont en effet choyés à l'extrême, plus souvent
que les fils eux-mêmes. Ce sont les seuls serfs qui consen-
tent à travailler encore pour leur ancien maître, mais le
lien qui les unit est purement moral.
Beaucoup de ces gens sont maintenant turbannés et con-
sidérés comme des libres. Ils épousent couramment les
filles de leurs patrons. L'un d'eux, à Séguéla, le nommé
Moussa Barhayoro, a même acquis une certaine notoriété
religieuse.
En somme, on peut considérer comme affranchis les
captifs restant encore, de leur plein gré, chez les anciens
maîtres, et leur situation est loin d'être malheureuse : elle
est même souvent supérieure à celle de la majorité des
noirs du pays.
II. — Castes.
Les castes libres sont toutes égales, et les familles mu-
sulmanes sont considérées, dans la vie ordinaire, comme
les familles fétichistes. Les professions religieuses et édu-
catives n'étant, en somme, considérées que par la valeur
ou la considération de celui qui s'y adonnait, n'étaient en
définitive entourées d'aucun respect spécial. D'ailleurs, nul
n'est adonné seulement à une profession libre ; le péda-
gogue, par exemple, va à ses cultures en dehors de ses
heures déclasse, ou bien s'adonne à son commerce.
Les castes d'artisans, griots ou noumou, sont partout
assez peu considérées et en certains endroits considérées
comme d'extraction inférieure. Les mariages entre familles
de diamou élevé et celles d'artisans étaient interdits. Ce-
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL BjS
pendant de nombreuses familles, appartenant à ces castes,
étaient souvent converties à l'islam, mais les barrières
subsistaient.
Remarquons que les griots sont généralement les
hommes de confiance des musulmans, dont ils sont les
conseillers écoutés et aimés : ils exploitent en effet leur
immense orgueil en les flattant sans limites. Certains de
ces griots sont responsables de la ruine des familles, au-
trefois riches et prospères, et qu'ils ont abandonnées sans
vergogne le jour où leur chef s'est trouvé complètement
ruiné.
Aucun empêchement légal n'empêche les libres d'épou-
ser des griottes ou d'en faire leurs concubines, mais la
chose ne se fait pas. C'est, chose curieuse, par suite d'une
entente tacite entre toutes les femmes libres qui ont établi,
de temps immémorial, de faire la grève spéciale, à la
Lysistrata, envers tout homme libre soupçonné d'avoir eu
des relations sexuelles avec une griotte, que cette règle a été
établie. Aussi tout homme libre, dans son village, évite-
t-il avec soin les griottes afin de ne point donner prise à une
accusation, dont il est toujours difficile de se laver et qui le
mettrait dans l'impossibilité absolue de trouver à l'avenir
une femme libre voulant de lui.
12. — Autorité.
L'autorité politique, exercée par le Massa ou Farhama,
ici généralement fétichiste, est en principe absolue. Elle
l'est réellement, si le Massa ou Farhama est puissant, et le
seul régime est, dans ce cas, celui de son bon plaisir; mais
l'anarchie règne en maîtresse et chacun se croit et est libre
de toute autorité, si le Massa est faible ou menacé par de
puissants ennemis, extérieurs ou intérieurs. Dans ce cas»
le Farhama était obligé dépasser momentanément son au-
374 ÉTUDES SUR l'islam en côte d'ivoire
torité au Kérémassa (chef de guerre). En somme, l'auto-
rité politique est essentiellement variable et évolue depuis
la forme patriarcale, si le Massa est bienveillant, mais fort,
à la tyrannie la plus dure, s'il est cruel et despotique et s'il
aies moyens de satisfaire à son despotisme, en passant par
l'anarchie absolue, si l'autorité du farhama est débile.
Le royaume est héréditaire dans la famille fétichiste, qui
en a la garde, et transmissiblepar héritage, suivant la cou-
tume animiste de l'héritage, à l'aîné des frères du roi défunt
et, en cas d'extinction des frères, au fils aîné du défunt, A
défaut de frères et de fils, le commandement est acquis au
fils aîné du défunt, c'est-à-dire, à l'aîné des neveux du
défunt. Les musulmans n'avaient aucune autorité spéciale
dans ces royaumes fétichistes. Cependant, dans beaucoup
d'endroits, les musulmans, plus intelligents, plus hardis,
et peut-être aussi, en raison de leur foi, plus respectés^
fournissaient généralement les Kérémassa (chefs de guerre),
ayant sous leurs ordres les guerriers du royaume, de tout
statut, qui les reconnaissaient pour leurs chefs. Il suit de
là que les musulmans possédaient souvent entre leurs
mains, avec l'autorité des Kérémassa et la majorité de la
population, la possibilité de s'emparer du pouvoir poli-
tique : on n'en cite guère comme exemple que les États
musulmans de Kong. Mais il est exact de dire que les
musulmans ont toujours préféré, avant notre occupation
comme actuellement, leur eff'acement politique plein de
charmes, de profits et d'irresponsabilité, aux tracas du
pouvoir. Du reste, la situation du Kérémassa était, en
elle-même, pleine de profits, puisqu'il disposait de tout le
butin recueilli à la guerre et ne donnait que ce q^ui lui
plaisait au farhama, auquel souvent il parlait en maître.
Le farhama rend en principe une justice souveraine,
lève des amendes, ordonne la guerre, a le droit de mort,
d'où son nom. Mais c'est là le principe : il peut tout, s'il
est fort,, et ne peut rien, s'il est faible.
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL SyS
Si le farhama est héréditaire, le Kérémassa est, au con-
traire, choisi par les jeunes gens. En principe, tout jeune
homme influent, beau parleur intelligent, peut aspirer à ce
titre. Il se fait des partisans, les groupe, les aguerrit, et
lorsqu'il se sent assez fort, pour un motif quelconque, se
met en campagne, sans même demander l'avis du Massa.
Si la guerre est heureuse et le butin abondant au début,
les recrues, avides de pillage, affluent: si au contraire les
premières escarmouches sont malheureuses, l'infortuné
Kérémassa, abandonné de ses troupes, rentre au village, en
butte à la colère du farhama, devenu soudainement plus
hardi. Le malheureux chef de guerre, non content de sa
déchéance, se voyait souvent obligé de payer aux familles
intéressées le prix du sang pour les jeunes gens qu'on
l'accusait maintenant d'avoir fait tuer.
A côté de ces chefs fétichistes, il y avait quelques vil-
lages — on les a vus plus haut — qui, entièrement islami-
sés, possédaient des chefs musulmans. Quant à l'autorité
religieuse, elle n'appartient point à la famille du chef de
village ; le pouvoir, dans ces villages, est transmis héré-
ditairement, par ligne directe, suivant les règles et restric-
tions indiquées plus haut pour les successions musulmanes.
Avant les événements d'une certaine gravité, le farhama
réunissait les vieillards et les chefs des familles patrony-
miques, fétichistes comme musulmanes, de son village et
des villages de son royaume, intéressés à la décision à
prendre. L'Almamy était toujours présent à ces assemblées,
mais il n'y avait point voix prépondérante.
Le farhama suivait généralement la décision prise en
commun. C'était d'ailleurs son intérêt, car, en cas d'insuc-
cès, il était ainsi couvert par la décision des autres.
L'Islam n'a eu aucune action sur les coutumes politiques
des indigènes. Soumis à l'autorité politique des fétichistes,
les musulmans ont passivement accepté cete sujétion et
376 ÉTUDES SUR l'islam EN CÔTE d'iVOIRE
n'ont jamais songé à réagir : bien au contraire ils se sont
imprégnés, dans la vie courante, des mœurs et des coutumes
fétichistes et les ont adoptées presque intégralement. Au
fait, sans doute, ces noirs islamisés n'ont-ils fait que con-
server les mœurs et habitudes auxquelles ils étaient habitués
avant leur islamisation et, n'ayant jamais vécu qu'au con-
tact de fétichistes, pouvaient-ils opérer dans leurs mœurs
une révolution en copiant celles des musulmans de longue
date, croyant et vivant d'après le seul Coran ? Évidemment
non. Ils avaient reçu l'initiation religieuse et réellement,
au point de vue strict, ce sont de bons musulmans; au
moins a'U point de vue de la volonté de foi ; mais en ce qui
concerne la vie courante, ce ne sont et ne peuvent être que
des fétichistes.
Leur action politique a généralement été nulle. Sans
doute, certains musulmans ont-ils été particulièrement
vénérés de tous, musulmans comme fétichistes, mais cette
influence a été purement personnelle et non particulière à
leur statut. Un musulman inconnu n'est pas plus respecté
qu'un fétichiste également inconnu. Dans les conseils, les
vieillards et chefs de familles musulmans ne valaient plus
que les vieillards et chefs de familles fétichistes qu'autant
que leur influence personnelle valait plus que celle des ani-
mistes. Sinon, aucune différence ne se manifestait entre
eux. Sans doute, plus cultivés, plus intelligents en général,
plus orgueilleux aussi et d'esprit plus lucide, voyaient-ils
souvent leur influence prépondérante dans la vie de la cité,
et leur avis personnel souvent suivi : mais, toutes choses
égales d'ailleurs, un fétichiste d'égale intelligence et ambi-
tion, pouvait aisément obtenir une influence semblable.
En un mot, l'Islam n'a jamais eu ici de vie propre au
point de vue social et sa vie politique s'est toujours con-
fondue avec la vie politique des fétichistes, à l'égard des-
quels ils se trouvaient politiquement dans un état de demi-
sujétion.
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL 377
A chaque famille fétichiste est généralement accolée,
dans les régions mixtes, une famille musulmane: ce sont
les m.arabouts de la famille fétichiste. Leurs querelles sont
communes, et ils ont pour rôle d'attirer les bénédictions
du ciel sur les infidèles, tandis que ceux-ci doivent protec-
tion aux musulmans.
Il en est de même pour les tribus : la famille du chef avait
ses musulmans qui priaient pour elle, mais en revanche,
en obtenaient aide et protection. Une famille fétichiste par-
tait-elle en guerre, elle était suivie par la famille musul-
mane et réciproquement. Dans les guerres de village à
village ou de canton à canton, les musulmans et les féti-
chistes d'un parti combattaient de part et d'autre l'autre
parti, également mixte. C'est dire combien l'action des
musulmans fut intimement liée à la vie du pays, mais elle
ne le fut point, à vrai dire, au point de vue musulman, où
les islamisés conservèrent toujours leur individualité ; elle
le fut en tant que membres d'une même cellule sociale. En
d'autres termes, les musulmans ne se considérèrent jamais
comme vivant une vie particulière dans la société noire du
pays, mais au contraire, en partagèrent toutes les agitations
et se considérèrent toujours comme membres d'une même
société homogène dans ses lois, dans ses coutumes et dans
sa race, croyant seulement d'une façon différente en l'Au-
delà.
Dans ces conditions, leur action, en tant que musul-
mans, est bien difficile à démêler. On ne retrouve nulle part,
dans la vie du pays, de coutumes indiquant seulement une
tentative d'ingérence musulmane orthodoxe dans la vie
sociale. La seule qu'on puisse invoquer serait peut-être la
circoncision, mais elle est d'un usage général, et l'excision
des jeunes filles. Encore, rien ne peut prouver que celle-ci,
également usitée par une partie des musulmans, tandis
qu'elle est d'un usage général chez les animistes, n'ait pas
été imposée moralement par ces derniers aux islamisés.
SyS ÉTUDES SUR l'islam en côte d'ivoire
L'action des islamisés sur les fejnmes et jeunes gens
fétichistes varie avec la personnalité de celui qui l'exerce et
ne vaut que par cette personnalité. En principe, aux yeux
des femmes et jeunes gens fétichistes, un musulman n'appa-
raît pas a priori paré déplus de prestige qu'un animiste de
même âge et d'égale intelligence. Il est vrai que rarement
les filles musulmanes sont données en mariage à des ani-
mistes et qu'au contraire nombreuses sont les jeunes filles
fétichistes mariées à des musulmans. Ces dernières ne s'en
considèrent pas comme plus honorées. Nous avons vu plus
haut qu'elles étaient pratiquement laissées libres de con-
server leurs pratiques fétichistes ou d'embrasser la foi
musulmane. Cette dernière éventualité se présente rare-
ment, les femmes préférant toujours, tant qu'elles sont
jeunes, ne point se charger la conscience d'une religion mal
cominode et propre, malgré toute son indulgence aux péchés
de la chair, à faire naître le remords après l'inconduite.
Elles en sont quittes pour l'adopter, l'âge du calme venu,
afin de se faire une face de respectabilité tardive.
Quant aux jeunes gens, très rares sont ceux qui, de leur
propre mouvement, se préoccupent de troquer leurs cro-
yances païennes contre la foi islamique. Il n'y a guère que
ceux qui sont confiés jeunes par leurs familles à des mara-
bouts, qui se soucient de faire honneur à leur foi nouvelle
et s'en trouvent, en retour, honorés.
En définitive, on voit que l'Islam, lui-même, n'exerce
aucune action propre dans les milieux fétichistes. Une peut
en exercer que par des individualités particulièrement res-
pectées.
i3. — Le village.
Les Mandé vivent essaimes au milieu des populations
Malinké fétichistes (Ouest) Senoufo (Ouest et. centre), Kou-
lango et Abron (Est) soit en de petits villages autonomes,
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL 3jg
soit, dans les grandes agglomérations, en quartiers dis-
tincts, qui peuvent être des fragments même de l'agglomé-
ration, soit plutôt des sortes de hameaux, à quelques mètres
de l'agglomération Senoufo ou Koulango. Le village où le
quartier est clos par un mur d'enceinte en briques sèches
ou banco, qui va de case à case extérieure. 11 arrive même
qu'à l'intérieur du village les cases d'une même famille
sont reliées entre elles, extérieurement^, par un mur de
banco, de sorte que le groupement familial forme un petit
quartierdans le village.
Les agglomérations Mandé se signalent tout de suite par
leur apparence urbaine et soudanaise. Des ruelles étroites et
tortueuses courent entre des maisons grises à murs et à ter-
rasse en argamasse, à vestibule et à patios. Les gargouilles
de terre ou de bois arrosent le passant, en lui rappelant les
villages de la vallée du Niger. Les fenêtres minuscules à
grillages de bois, et de style arabe, ressemblent tout à fait
aux moucharabiehs. Les portes, leurs vantaux souvent
travaillés, leurs serrures, souvent ciselées, semblent une
adaptation locale de l'Orient. Tout prouve immédiatement
qu'on est dans une ambiance Mandé et musulmane.
Les coutumes urbaines des Mandé musulmans diffèrent
peu en somme de celles des populations animistes qui les
entourent, mais il est à remarquer que les mœurs com-
merciales des Dioula et leurs perpétuels déplacements font
que leurs villages, à moitié vidés de leurs habitants, parais-
sent toujours désertiques. De plus, les cases, non réparées
à temps, s'écroulent et achèvent de donner à l'agglomération
un aspect lamentable. La différence est sensible avec les
villages Senoufo voisins, propres, bien entretenus, et grouil-
lants d'habitants.
Les Mandé-Dioula, plus commerçants que cultivateurs,
n'ont pas, au même titre que les Senoufo, Abron et Kou-
lango, ces mœurs de nomadisme agricole qui caractérisent
les populations de la savane. L'exode, à certains moments
38o ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
de l'année, vers les hameaux et campements de culture
n'est pas généralisé et ne constitue pas pour eux un véri-
table rite de la vie agraire.
14. — La case.
La case mandé diffère sensiblement de Thabitation des
tribus de la zone sylvestre ou de la région maritime, et se
rapproche du type des cases soudanaises. On en distingue
deux types: la case ronde, de petite ou de grande dimen-
sion, et la case à terrasses. Dans la première, les murs seuls
sont en terre et la toiture, qui est en forme conique et en
chaume, consiste en faisceaux d'herbe sèche, de tiges de
graminée, de feuilles de rônier, etc. Elle est moins com-
mune, surtout dans les grandes agglomérations: Bondou-
kou, Sandiévi, Kong, Dabakala, que la case à terrasse,
construite tout entière en banco. L'armature de la terrasse
varie selon les possibilités locales : ici, elle est faite de stipes
de dattier nain, ailleurs de bans couverts de feuilles de
rônier. L'argamasse, bien damé, recouvre le tout. Cette
case, supérieure dans l'ordre architectural à la case ronde
à toiture conique de chaume, vaut sûrement moins, au
point de vue hygiénique: elle est chaude, difficilement
aérable, malgré les petites fenêtres, possibles ici, souvent
malpropre. Cependant à cause de cette supériorité, et sans
doute aussi à cause des plus vastes dimensions qu'elle per-
met, c'est cette forme que les Mandé empruntent pour la
construction de la mosquée. Il est rare, même dans les
villages où les cases sont toutes rondes, à toit de chaume,
que la mosquée ne soit pas une case à terrasse.
Certains centres, comme Mankono, Séguéla, sont en voie
de transformation. Là aussi, les musulmans d'un certain
âge et d'une certaine situation tendent à se spécialiser pour
leurs cases, en construisant des cases à argamasse, quel-
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL 38 1
ques-unes même à étage. Pas plus qu'ailleurs ces cases
ne constituent un progrès sur la case ronde, si commode
et si hygiénique.
Elles sont sombres, percées de rares ouvertures, toutes en
murs et en coins ; incroyablement basses de plafond, si elles
sont à étage; peu solides et surtout peu étanches à la pluie.
C'est cependant le summum de l'art de l'habitation pour
les marabouts.
Le sol est toujours damé, et la plupart du temps, pour
lui donner plus de consistance, on mélange au banco de
la bouse de vache.
Les Mandé, et aussi les Sénoufo, mais en moindre pro-
portion, ont introduit dans leurs cases l'ameublement sou-
danais, qui diffère sensiblement de celui des cases de la
forêt, beaucoup plus rustique, ou de celui des cases de la
côte, beaucoup plus avancé. La natte est d'un usage cou-
rant, mais le lit ou tara est très répandu : c'est un grand
cadre de bois sur lequel sont liées de solideset souples ner-
vures de raphia. Les matelas de kapok ou de coton sont con-
nus et utilisés: on voit que les Mandé, grands cultivateurs
de coton et ramasseurs de kapok, ne portent pas tout à la
côte et savent en tirer parti pour leurs aises. Les petits bancs
(goun) et ustensiles de ménage sont quelquefois travaillés
avec art. Cependant le marabout, toujours poseur, aurait
tendance à se servir comme siège d'une chaise européenne,
ordinaire ou longue, ou, à défaut, d'une simple natte ou
d'une couverture posée à terre. Il dédaigne le petit siège,
si bas et si commode, dont se servent les fétichistes. Pas de
tables. La vie se passe sur la natte et si le marabout est
vénérable, on y place toujours une couverture du Macina
ou de Ségou.
Les murs sont blanchis ou rougis à l'argile, et agrémen-
tés de dessins géométriques, cercles et arcs de cercle,
triangles simples ou doubles, carrés, losanges, rosaces, etc.,
d'inscriptions religieuses, notamment la teslima et même
382 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
de formes végétales, animales ou humaines. Il faut recon-
naître que les Mandé n'aiment pas beaucoup cette repro-
duction des formes humaines, sans doute par tradition
islamique. Ces peintures sont faites à grands coups <ie pin-
ceaux de raphia, et avec de la peinture rouge ou bleue^
blanche ou noire, d'argile locale et de couleurs végétales.
La bibliothèque est constituée par des malles de traite
ou par des caisses, où les livres sont entassés.
L'art est représenté par des enluminures, parfois très
ingénieuses et même artistiques, qui ornent les manuscrits.
L'art arabe semble se retrouver là par instants, comme
par miracle. Signalons enfin les toits coniques des ribat
ou cases à prière, dont l'intérieur est souvent orné de des-
sins géométriques, faits en baguettes flexibles de raphia et
en fines lanières de bois divers, disposées parfois avec un
art véritable et assez curieusement coloriées.
i5. — Le vêtement.
La conversion à l'islamisme, comme au christianisme
d'ailleurs, amène chez les Noirs une transformation vesti-
mentaire sensible. Les populations musulmanes s'habil-
lent ou tendent vers l'habillement. On le remarque au
premier coup d'oeil, chez les Mandé, où évidemment beau-
coup ne portent encore que le petit morceau d'étoff^e, dit
fort justement cache-sexe, mais où un grand nombre de
personnes connaissent l'usage du large pagne, soit tissé
dans le pays et souvent passé à l'indigo, par des artisans
dioula, soit importé par des congénères dioula. Hommes
et femmes utilisent ce pagne, soit sur les reins, soit sur les
épaules. De plus, l'usage d'une large blouse de cotonnade
blanche ou bleue, largement échancrée au cou, se répand
de plus en plus, et de chez les Mandé musulmans, elle
passe chez les Senoufo, Koulango et Abron fétichistes. Les
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL 383
pagnes européens peuvent rarement concurrencer le tissage
local pour la solidité du tissu, la fermeté de sa coloration,
et surtout pour l'ornementation très spéciale à ces popula-
tions.
L'habillement classique des musulmans soudanais se
trouve aussi, quoique plus rarement, chez les dioula, sei-
gneurs du commerce ou du snobisme : sur les membres
inférieurs, un pantalon ou un caleçon flottant, sur le torse
une chemise blanche; par-dessus le tout, un grand boubou
blanc, et plus souvent bleu, quelquefois même un caftan
marocain. Une chéchia ou encore un bonnet blanc, rond
ou en mitre, couronne le chef d'un personnage aussi dis-
tingué et qui est incontestablement musulman. On peut
soupçonner des chef Sénoufo, comme Gbon Koulibali, sei-
gneur de Korhogo, de ne se dire musulmans que pour
pouvoir arborer un complet aussi élégant, et qui serait
une innovation trop dangereuse, — au point de vue
ridicule, — s'ils restaient fétichistes. A moins toutefois que ce
ne soit le contraire, et qu'on ait décrété Gbon musulman,
du jour où il a commencé à s'habiller comme les riches
Dioulas. 11 a laissé dire et faire. Toujours est-il que les
musulmans ne cherchent qu'à saisir les occasions de se
parer des vêtements, qui déterminent nettement leur qua-
lité, et qu'en dehors des fêtes religieuses, ce qui est natu-
rel. Us ne manquent jamais une fête civile (14 juillet,
i^"" janvier), le départ ou l'arrivée de fonctionnaires du
poste, le passage d'un hôte, etc., pour mettre toutes voiles
et tuniques dehors, et arriver processionnellement au
poste.
Le vêtement est moins répandu chez les femmes que
chez les hommes, même cJiez les populations islamisées.
Il n'y a guère qu.e la femme âgée, qui s'enveloppe d'un
boubou, ce qui est évidemment beaucoup plus une preuve
de coquetterie que de piété. Les jeunes femmes ont le
cache-sexe, souvent un pagne autour des reins, et quel-
384 ÉTUDES SUR l'islam en côte d'ivoire
quefois une sorte de voile qui, posé sur la tête, à la ma-
nière d'un châle, retombe sur les épaules et peut se fermer
sur la poitrine.
Certains peuples de la haute Côte d'Ivoire, les Birifon,
les Lobi, à cheval d'ailleurs sur la frontière soudanaise,
n'ont aucun vêtement. Leurs cases ou soukala sont cons-
truites en terre rouge. Elles ont l'aspect de véritables châ-
teaux forts, ne communiquent avec l'extérieur que par une
seule entrée, située au ras du sol. Sous les soukala, fort
obscures, sont disposés des caveaux où sont ensevelis les
morts. Ce n'est pas sans hésitation que, même de nos
jours, les Mandé musulmans se risquent chez ces peuplades
arriérées.
i6. — La parure.
Les Mandé musulmans laissent aux tribus de la forêt
l'usage des bijoux d'or. La savane ne renferme pas en
effet le précieux métal. En revanche les bijoux d'argent
abondent : anneaux de pieds, bracelets, bagues, boucles de
poitrine ou d'oreilles, épingles à cheveux, chaînes et sau-
toirs. Ce métal est d'ailleurs des plus grossièrement tra-
vaillé, et provient des barres d'argent, que vendent les
dioulas, ou plus simplement de notre monnaie division-
naire ou des shillings anglais. Certains de ces bijoux rap-
pellent la forme des bijoux arabes ou maures. Il doit y avoir
eu dans le passé importation, imitation, que sais-je?
Les musulmans, comme leurs voisins animistes, se pas-
sent sur le corps et la figure des bariolages de sève blanche
de certaines sapotacées. C'est tantôt dans un but de
parure et tantôt comme remède. Hommes et femmes, fils
du Prophète, usent naturellement, aux jours de fête, du
henné porte-bonheur.
La chevelure est l'objet de soins, surtout chez les femmes
et la coifture varie d'une tribu à l'autre, et même de vil-
INFLUENCE DE L'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL 385
lage à village et de famille à famille. Les femmes Mandé
portent généralement une sorte de cimier bas, avec petites
tresses, descendant sur les côtés, et même en avant et en
arrière. Remarquons que les musulmans ont conservé
l'habitude ancestrale, universelle chez les animistes, de se
raser la tête à l'occasion d'un deuil de famille, et d'en
faire l'hommage au défunt sur sa tombe. Mais cette cou-
tume tend à disparaître dans certains villages islamisés.
Dans ceux-ci, il est de coutume que les cheveux ne doivent
pas être longs, les jours de fête. Il n'est pas indispensable
toutefois qu'ils soient rasés de frais.
La barbe est commune chez les islamisés, mais est sou-
vent ramenée en un collier. La moustache est ou coupée
ou rasée : c'est la coutume musulmane.
Dans le domaine des tatouages et scarifications, l'in-
fluence de l'Islam s'est fait sentir d'une façon très nette.
Les mutilations ont disparu en proportion directe du degré
d'islamisation. Il est vrai qu'elles n'étaient pas très répan-
dues et fort minimes. Les dioulas instruits, les cheikhs,
les marabouts n'ont pas du tout de mutilations ou de
kéroïdes, et en fait de tatouages, n'ont souvent que des
points : ils le disent et en tirent orgueil. Chez les autres,
les tatouages sont plus répandus, mais les incisions du vi-
sage ont à peu près disparu. Il n'y a guère que chez les
femmes de la région de Kong, où l'on puisse trouver
quelques scarifications, en rayon autour du nombril.
17. — L'alimentation.
L'alimentation des peuplades islamisées du Nord n'a
rien qui la distingue spécialement de celle de leurs voisins
animistes. Remarquons seulement que l'anthropophagie
.avait absolument disparu, dès avant notre arrivée, que le
gibier ou le bétail doit être généralement abattu suivant
25
386 ÉTUDES SUR l'islam en côte d'ivoire
le rite musulman et enfin que le porc est éliminé de rali-
mentation. Ce n'est pas qu'on n'en rencontre pas quelque-
fois dans les villages ou champs dioula, mais ils viennent
du village ou du quartier voisin, malinké ou senoufo. Ce
goût de la viande interdite n'est d'ailleurs pas spécial aux
fétichistes. Les musulmans ne se privent pas pour manger
clandestinement un quartier de sanglier ou de porc. Ils ne
se cachent pas toujours d'ailleurs, et en mangent ouverte-
ment, en affectant l'ignorance de l'origine de cette viande
ou de sa nature. Caillié rapporte un fait amusant, qui sur-
vint à Timé en août 1827. Le chef de village lui avait donné
un morceau de viande, qu'à table il reconnut être du san-
glier. Comme il posait pour musulman, il prit peur,
et fît, dit-il : « difficulté de continuer, car je craignais de
me compromettre, mais mon jeune guide de Sambatikila,
moins scrupuleux, me conseilla de suivre son exemple en
m'assurant que c'était très bon. Les Mandingues, malgré
leur superstition, ne se font aucun scrupule de manger la
chair de cet animal, quoiqu'elle soit expressément défen-
due par le Coran ».
La boisson est généralement l'eau, mais s'accompagne
quelquefois de liqueurs fermentées, où le Prophète trou-
verait à redire : le bangui ou- vin de palme, une sorte
d'hydromel alcoolisé, et surtout le dolo ou bière de mil ou
de maïs, sont fort en honneur chez tous les^^Mandé, musul-
mans ou animistes. Il est vrai que les marabouts, qui tien-
nent à leur réputation, y mettent quelques formes : ils ne
boivent pas en public, mais se rattrapent dans leurs cases.
Un reproche plus grave qu'on pourrait faire à l'islam,
c'est que ses adeptes, les dioulas, ont été, chez les popula-
tions sylvestres, les plus actifs propagateurs de l'absinthe,
du gin, du genièvre et autres aflPreux alcools de traite. Loin
de préserver la région de l'alcoolisme, ils l'ont soumise,
par leur commerce et leurs tentations, au joug de l'ivrogne-
rie la plus dégradante.
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL 38j
Une dernière remarque, touchant l'hospitalité alimen-
taire. Elle est beaucoup moins pratiquée chez les musul-
mans que chez les fétichistes. Cela tient sans doute à ce
que les Mandé musulmans, tous plus ou moins dioulas, et
liés par leur solidarité religieuse et commerciale, ont de
gros frais de réception et qu'ils mettent beaucoup plus de
mauvaise grâce à accueillir un étranger douteux que ne le
font les fétichistes. René Caillié fait, à plusieurs reprises,
la même remarque, et il était mieux placé que quiconque
pour en vérifier la justesse.
i8. — La musique et la danse.
La musique et la danse sont mêlées intimement à toutes
les manifestations de la vie familiale et sociale du peuple
Mandé, et y atteignent même une perfection remarquable.
Il serait hors de propos de s'étendre longuement sur ce-
sujet, mais il convient tout de même de citer en entier la:-
description des funérailles d'une femme malinké de Timé
(Odienné), faite par René Caillié en 1828, et remarquable
d'exactjtude. J'ai assisté dans les mêmes conditions aux
funérailles d'une femme à Kong, le 5 avril 1920. A un
siècle et à 3oo kilomètres de distance, il n'y a rien de
changé, et je laisse la parole à la description plus savou-
reuse et qui paraîtra moins tendancieuse, de Caillié. On
verra quelle part importante la musique, le rythme, la
cadence, la danse, tiennent dans ce fait divers de la vie
familiale : des funérailles. Il en va de même pour tous les
autres phénomènes sociaux.
« Un jeune Mandingue célébrait les funérailles de sa
mère, décédée il y avait à peu près quinze jours : le jour
même de son décès, j'avais été attiré dans son voisinage par
le bruit de la musique. Je vis dans sa cour deux grosses
caisses faites dans le genre des nôtres, avec des cymbales
388 ÉTUDES SUR l'islam en cjte d'ivoire
que l'on agitait fortement; les femmes du voisinage accou-
raient et apportaient quelques petits présents pour rendre
hommage à la défunte : on les déposait dans un grand pa-
nier rond, placé exprès au milieu de la cour, pour recevoir
ces offrandes; ensuite ces femmes prenant un maintien
triste, se mirent en file, et suivirent la musique en mar-
chant en cadence, remuant les mains et la tête, en signe
d'affliction ; quelquefois elles battaient la mesure, en frap-
pant les mains l'une contre l'autre, et chantant un air
lugubre. Cette scène dura toute la journée. Je demandai si
les cadeaux que l'on apportait dans la cour de la défunte
seraient mis en terre avec elle, car les Bambaras ont cet
usage superstitieux; les Mandingues dirent qu'il n'existait
pas chez eux, et que les présents serviraient pour célébrer
la fête du dégué-sousou.
« Le 8 janvier 1828 fut le jour de la fête : elle eut lieu
près de l'humble habitation de la défunte, à l'ombre de gros
bombax, qui paraissaient aussi vieux que la terre ; la mu-
sique, assez bien composée, consistait en quatre grosses
caisses, autant decymbales, et six hautbois, comme ceux du
Ouassoulo que j'ai décrits. Les musiciens étaienttous Bam-
baras, car la rigidité du Coran ne permet pas aux musul-
mans de s'adonner à la musique (i).
« Plusieurs petits enfants, le corps couvert de feuilles
d'arbre bien arrangées, ayant sur la tête quelques plumes
d'autruche, tenaient dans chaque main un panier rond
avec une anse, dans lequel il y avait des morceaux de fer
et des cailloux ; ils accompagnaient la musique, en sautant
en cadence et agitant leurs paniers, qui faisaient entendre
un cliquetis d'un effet bizarre. Il y avait deux chefs de mu-
sique qui réglaient les moments où l'on devait jouer; ils
(i) Les Bambaras de Caillié sont les Malinké fétichistes. Il est inexact que
la musique leur soit exclusivement spéciale. Les Malinké musulmans ont
sur ce point les mêmes goûts et les mêmes mœurs que leurs cousins féti-
chistes.
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL 389
étaient couverts d'un joli manteau en réseau de coton très
blanc, avec une frange autour; ils avaient un bonnet noir,
bordé d'écariate et de cauris, et garni de quelques plumes
d'autruche ; le corps de musiciens se tenait debout, au pied
d'un baobab.
« L'assemblée était nombreuse, et tout le monde propre-
ment habillé ; les hommes s'étaient affublés de tout ce
qu'ils avaient déplus beau ; j'en vis plusieurs avec un petit
coussabe, couleur de rouille, tout parsemé d'amulettes^
recouvertes de petits morceaux d'écariate et d'étoffe jaune :
les uns étaient armés de fusils et les autres d'arcs et de
flèches comme s'ils allaient au combat ; ils portaient aussi
de grands chapeaux de paille ronds, fabriqués dans le pays.
Ils faisaient tous ensemble le tour de l'assemblée, en sau-
tant et dansant au son de la musique, que je trouvais très
agréable; de temps à autre, ils paraissaient furieux, tiraient
des coups de fusil, et couraient de tous côtés en jetant des
regards menaçants ; les hommes, armés d'arcs et de
flèches, simulaient aussi la fureur ; ils couraient comme
s'ils allaient se jeter sur l'ennemi, et faisaient semblant de
lancer des flèches. Ces hommes étaient suivis d'une quan-
tité de femmes proprement habillées, ayant chacune sur le
cou un pagne blanc, qu'elles tournaient de côté et d'autre
en marchant au son de la musique, et observant le plus
grand silence. Les premiers qui se trouvaient fatigués se
retiraient, et étaient bientôt remplacés par d'autres, qui
venaient surprendre l'assemblée. Ceux qui sortaient de la
fête couraient bien fort, et étaient suivis de quelques musi-
ciens, qui les accompagnaient en jouant jusqu'à leurs cases,
et là, ils recevaient en cadeau quelques noix de kolas. Vers
le milieu de la fête, tous les hommes, parents de la dé-
funte, parurent habillés de blanc; ils étaient en file sur
deux rangs; ils tenaient chacun à la main un morceau de
fer plat, sur lequel ils frappaient avec un autre plus petit;
ils firent le tour de l'assemblée en observant la mesure et
Sgo ÉTUDES SUR l'islam en côte d'ivoire
chantant un air triste et sonore; ils étaient suivis par des
femmes, qui répétaient le même chant en chœur et en frap-
pant des mains par intervalle. Le fils de la défunte les
suivait; il était bien habillé et armé d'un sabre, mais
ne paraissait pas très affecté. Après avoir fait le tour de
l'assemblée, ils s'éloignèrent, et les danses guerrières re-
commencèrent. Deux vieillards, parents de la défunte,
étaient les ordonnateurs de la fête; ils parlaient au public à
haute voix et faisaient l'apologie des bonnes qualités de
leur parente. La fête finit par un grand repas : on mangea
le cabri que l'on avait tué le matin. Je remarquai avec
plaisir que le silence et le bon ordre n'avaient pas cessé de
régner tout le temps de la fête, qui fut très gaie. La jeu-
nesse dansa presque toute la nuit. Le jeune fils de la dé-
funte s'éloigna du souper qu'il donnait, et vint partager le
nôtre. »
Les instruments, dit Delafosse, sont de deux sortes : les
uns, ne produisant chacun qu'un son unique, ou plutôt ne
donnant qu'une note unique, sont destinés à marquer le
rythme, chose qui semble tenir la place la plus importante
dans la musique nègre; à cette classe appartiennent les
tambours de diverses formes et de tailles variées, à une ou
à deux peaux, les clochettes de fer, les bâtonnets de bois,
ies calebasses remplies de cailloux, les courges creuses et
longues, les trompes de bois, de corne ou d'ivoire.
La seconde catégorie comprend les instruments dont
chacun peut donner une gamme de sons plus ou moins
étendus : ce sont les hautbois, les ^flûtes, les flageolets, les
guitares et enfin les balan ou xylophones, dans lesquels le
son des touches de bois est augmenté et modifié à l'aide de
calebasses creuses, suspendues au-dessous des touches.
Les musiciens et les danseurs de caractère font partie de
la caste des griots, dans laquelle se recrutent aussi les
"bouffons de cour et les bardes officiels, qui amusent ceux
qui les paient et chantent, ou plutôt crient leurs louanges.
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE SOCIAL 3^ I
Mais la danse est un passe-temps cher à toutes les castes,
à toutes les classes de la société, à tous les âges, à tous les
sexes et à toutes les religions, dans le pays qui nous occupe.
« Quand le soleil se couche, l'Afrique danse, » disait Burdo.
Il n'y a guère que les gens âgés et vénérables, les mara-
bouts, les chefs, qui n'y prennent pas part, par souci de
leur dignité. Encore voit-on de vieilles femmes s'y livrer
avec frénésie, et quelques chefs risquer des pas, qui ne sont
pas toujours très élégants, mais qui excitent toujours les
hourrahs de la foule.
Ces danses ne manquent ni de grâce ni d'originalité.
René Caiilié note à diverses reprises qu'il a « pris plaisir à
les voir se divertir », que leur « musique est agréable ». Il
existe dans quelques localités de véritables corps de ballet
qui auraient certainement un gros succès dans nos music-
halls parisiens, notamment celui de Kimbérila, justement
célèbre à la Côte d'Ivoire. On observe que les danses des
Malinké et Dioula musulmansdiffèrent complètement des
ébats chorégraphiques des populations sylvestres et même
savanaises voisines.
19. — Onomastique.
L'influence islamico-arabe s'est fait sentir quelque peu
dans l'a langue mandé (dialectes malinké et dioula) de la
haute Côte d'Ivoire. On peut en signaler les principales
manifestations.
'a) L'hagiographie musulmane a pris la place, ou peu
s'en faut, de toute l'onomastique Mandé. Il s'agit, bien en-
tendu du prœnomen, spécial à l'individu, car le nomen
ou nom de famille ou de clan (Cissé, Taraoré, Konaté,
Fofana, Karamorho,Sotodogho, etc.) n'ont pas été touchés.
On trouvera donc d'innombrables Amadou, Mamadou,
Mamadi, Mamoudou, Mamourou, Souleïmana, Abdoul-
392 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
laye, Bakari, Lancina, Oussoumana, Séko (cheikh),
Lamina, Sidiki, Birahima, Soumaila, Mariana, Fatimatou
et leurs innombrables dérivés. Il n'est pas difficile d'y
reconnaître les noms arabes correspondants, et souvent pro-
digieusement déformés. Parfois ces noms sont précédés
de Va ou Fa, qui est le mot malinké « père », terme de
respect.
b) Il y a des vocables de langue noire qui possèdent un
sens se rapportant à l'islam et qui sont employés tantôt
comme noms communs, tantôt comme noms propres.
Exemple : Karamorho, maître ; Fodi Fodé, docteur ;
Tierno, lettré, cheikh ; Modi, Mori, musulman, etc..
c) Un certain nombre de villes, ou de villages, ont reçu
des noms islamiques : Odienné, ou l'honneur de Dienné,
(Al-Djanna) le paradis ; Touba, à plusieurs exemplaires, en
l'honneur de Touba du ciel; Salama, le salut ; Madina, à
plusieurs exemplaires, en l'honneur de Médine, etc..
d) Les mois et les jours de la semaine sont tirés de
l'arabe, avec une certaine déformation.
e) Quelques termes concernant surtout la vie religieuse,
comme Allah, Dieu; Nabi, Prophète; Karandé, élève; Ka-
ranta, école coranique ; Karamorho, maître d'école ; dia-
miou, mosquée-cathédrale; missidi, missiri, mosquée ordi-
naire , dyiné, guina, niéna, esprit, djinn ; les vocables
techniques en quelque sorte professionnels : Alimamou,
l'imam; Kotbatou, le prône; Minbarou, la chaire, etc. ;
quelques salutations religieuses: salam, alla bi dia, etc.,
les noms des prières de la journée, etc., et enfin quelques
rares termes commerciaux : dorom; la pièce de cinq francs,
dirhem.
En somme, l'influence de l'arabe ou de l'islam dans l'ono-
mastique mandé est minime. Elle est loin d'atteindre le
degré que nous avons vu chez d'autres populations méla-
niennes : Toucouleurs et Ouolof du Sénégal ; Songaï du
Soudan ; Foula du Fouta-Diallon.
CHAPITRE VII
INFLUENCE DE L'ISLAM DANS LE DOMAINE ÉCONOMIQUE (i)
I. — Agriculture.
On verra plus bas que, dans beaucoup de centres, les
musulmans, hommes et femmes, s'adonnent uniquement
au commerce. Ils ne font dans ces villages que fort peu de
cultures, et vivent sous la dépendance économique, en ce
qui concerne les denrées vivrières, des populations féti-
chistes environnantes. C'est le cas de tous lesgrands centres :
Bondoukou, Kong, Séguéla, Touba. Il faut voir combien
est curieuse la vie des musulmans de ces centres au point
de vue agricole et commercial. C'était également le cas de
nombre de villes de second plan : Kadioha, Séguéla, Kani,
Boron, avant la libération des captifs. Mais actuellement,
le population fétichiste y étant insuffisante pour nourrir
la population musulmane, celle-ci a dû, les captifs partis,
se résigner, et se mettre à son tour à travailler la terre.
Elle l'a fait non sans rechigner, et actuellement encore,
les cultures de ces villages sont moins considérables et
moins bien tenues que celles des fétichistes environnants.
Pendant le temps laissé libre par les travaux des champs,
toute la jeunesse musulmane s'égaille dans toutes les direc-
tions et va faire du commerce, surtout dans la forêt, et
(i) Renseignements dus souvent aux administrateurs Le Campion et Ripert
394 - ÉTUDES SUR L ISLAM EN COTE d'iVOIRE
vers Bamako ou Kankan, dans l'Ouest ; vers Bouaké,
Sikasso ou Bobo, au centre ; vers la Gold Coast ou le Sud,
à l'Est. Cette pratique est assez malheureuse : beaucoup de
ces jeunes gens, intelligents et travailleurs, préfèrent res-
ter hors de leurs villages et demeurer à Daloa, Bobo, Ba-
mako, Kankan ou Bcruaké, où ils peuvent librement
s'adonner à leurs occupations favorites, le commerce. On
verra plus loin les conséquences sociales de cette tendance.
Mais dès maintenant, on peut signaler quelle répercussion
profonde ces mœurs ont sur le coût ordinaire de la vie.
Ce coût est deux fois plus cher au pays musulman qu'en
pays fétichiste, où l'on trouve tous les produits agricoles en
grand nombre et à bon marché. Dans les cantons mixtes,
l'équilibre s'établit par une moyenne entre les deux
extrêmes.
Dans quelques villages musulmans, le commerce est
considéré comme une occupation accessoire pour la saison
sèche, en particulier celle qui permet de se procurer rapi-
dement l'impôt: mais les cultures restent la principale oc-
cupation des habitants. Dans ces villages alors elles son
certainement mieux tenues que dans les villages fétichistes,
voisins et de même race (Malinké). Les céréales, le riz, le
maïs, le mil et le fonio sont cultivées de préférence aux
ignames, et par des procédés meilleurs. C'est ainsi que les
daba employées sont plus fortes, plus larges et plus lourdes
chez les musulmans, que la moisson du riz est faite par des
procédés plus expéditifs, plus rapides, plus propres, et
aussi plus économiques au point de vue du rendement, au
moyen de faucilles, tandis que dans les villages fétichistes,
le riz, une fois mûr, est étèté, épi par épi.
En outre, ces cultures révèlent une discipline de travail
et une unité de méthodes qu'on ne trouve pas dans les
cultures établies par les animistes, jetées les unes loin des
autres. La famille musulmane fait tous ses lougans les uns
à la suite des autres, afin de permettre une surveillance
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOxMAINE ÉCONOMIQUE 3 96
plus facile contre les animaux nuisibles sur de grandes
étendues, et, par suite, pour permettre une économie de
main-d'œuvre. De plus, les plantations étant voisines,
chacun peut s'entr'aider facilement. On sent là des fa-
milles mieux organisées, travaillant avec plus de cœur sous
la direction du chef de famille, et respectueuses de sa dé-
cision. Cette méthode de travail contraste d'une façon
saisissante avec l'anarchie des fétichistes, et elle permet le
travail en commun, facile, discipliné et sans arrière-pensée:
•aussi ces cultures sont-elles infiniment plus étendues, tout
en étant mieux tenues que celles des villages fétichistes. A
ce point de vue, certains villages comme Madji ou Goma-
nasso (Ouorodougou) sont réellement remarquables et la
vue de leurs cultures est vraiment réconfortante. Elles
valent celles des Senoufo fétichistes, agriculteurs incom-
parables, maîtres es arts et travaux agricoles. Mais alors,
par un phénomène curieux, la vie agricole réagit fortement
sur l'islam du néo-cultivateur. Celui-ci, se rapprochant de
la terre, semble se détacher de l'islam et revenir aux cou-
tumes ancestrales. Est-ce de l'atavisme? Est-ce le contact
■et l'exemple des animistes voisins, Malinké et Senoufo, qui
sont tous cultivateurs ? Toujours est-il qu'on peut presque
poser en principe que « islamisme » est synonyme de
commerce et « animisme » de vie agricole, et que tout mu-
sulman qui revient à la terre semble perdu pour l'islam,
comme tout païen qui s'engage dans le négoce ambulant
semble perdu pour l'animisme.
Les Dioula montrent en matière agricole leur supériorité
sur un seul point, et encore est-ce une culture individuelle:
le coton. C'est surtout aux environs des villages ou des
quartiers dioula qu'on trouve des champs cotonniers. Et
ce sont eux aussi, excellents tisserands, qui sauront le tra-
vailler et le vendre, sous cette forme de bandes bleues ou
blanches, qui, depuis la guerre, soutiennent fort bien la
concurrence avec les tissus européens. Il est d'ailleurs assez
396 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
compréhensible que les Senoufo, qui n'abusent pas du
vêtement, considèrent le colon comme une culture d'utilité
secondaire.
La grande supériorité des islamisés consiste surtout dans
l'élevage. Très friands de laitage, le considérant même
nécessaire pour la préparation du Souhourou (Sehour), repas
matinal du Ramadan, les musulmans ont généralement
très soin de leur bétail, le nourrissent régulièrement, et
souvent lui imposent la pratique de la stabulation, toutes
pratiques absolument inconnues ou dédaignées des ani-
mistes. Les musulmans savent également pratiquer la cas-
tration et souvent même réduisent dans le troupeau le
nombre des reproducteurs à un chiffre raisonnable. Enfin
ils sont remarquables pour les soins à donner aux jeunes
animaux nouveau-nés. Aussi le bétail des villages musul-
mans contraste-t-il avec celui des villages fétichistes,
vivant à l'état à demi-sauvage, mal tenu, mal nourri et mal
abrité, que l'on est souvent obligé d'abattre à coups de fusil,
tant les animaux sont farouches.
La famille musulmane constitue une association agricole
étroite, avec des pratiques très étendues d'assistance et de
mutualité, nous Favons vu plus haut. En effet, l'achour
est prélevé et placé dans des greniers spéciaux, pour le cas
de disette ou de besoin des gens de la famille d'abord, des
étrangers malheureux ensuite.
Un bon point encore pour les Musulmans : ce sont des
dioulas d'origine peule, venus du Macina, qui paraissent
avoir introduit le palmier dans la région,, et notamment
dans le pays de Bouna où on le rencontre en assez grande
quantité. Le nom arabe, à peine déformé (tamaro = dattes),
est passé dans la langue du pays.
11 est enfin assez curieux de noter que les Musulmans,
qui se préoccupent si peu de la plantation d'arbres fruitiers,
avaient la coquetterie d'entourer leurs mosquées, en nombre
d'endroits, surtout dans l'Est, de rouges flamboyants.
INFLUENCE DK l'iSLAM DANS LE DOMAINE ÉCONOMIQLE ZC)']
2. — Commerce.
Les Mandé sont principalement et foncièrement commer-
çants et colporteurs. René Caillié, après bien d'autres,
signalait il y a un siècle (1827), ce génie du négoce ambu-
lant, qui brûle l'âme du Dioula et de son cousin Malinké,
et qui a fait, pour les noirs, comme pour nous, que le nom
propre Dioula, devenu nom commun « dioula », signifie
commerçant ambulant.
« Les Mandingues de cette partie de l'Afrique sont tous
marchands; ils voyagent be.iucoup, même dans la saison
despluies : mais étant obligésdecharger leurs bagages sur la
tête, ils en portent peu, et vont très lentement, en sorte
que leur commerce n'estpas lucratif. Ils ne voyagent jamais
sans que leurs vêtements soient chargés d'amulettes ou
gris-gris, recouverts d'écarlate. Les habitants de cette partie
du Soudan n'étant pas hospitaliers, les marchands sont
obligés d'acheter leurs vivres, de payer le logement qu'on
leur donne, et, dans chaque village, le droit de passe ; il en
résulte qu'ils dépensent en voyage une partie de leurs béné-
fices. Ils sont toujours armés d'arcs et de flèches, car les
fusils ne sont pas communs dans cette contrée. Ils ne mar-
chent jamais sans être munis d'un petit pot de beurrevégé-
tal, qu'ils portent à leur ceinture ; et tous les soirs, après
s'être lavés à l'eau chaude, ils se graissent la tête, la figure
et une partie du corps ; ils y sont tellement habitués, que
la route leur paraîtrait plus pénible s'ils ne prenaient pas
cette précaution. De retour de leurs voyages, ils se livrent
à roisiveté,'mangent beaucoup et se reposent sur les esclaves
du soin des cultures. »
L'activité commerciale indigène des gros centres musul-
mans est vraiment incroyable. Pas de famille qui n'ait au
moins le tiers de ses membres, hommes, femmes ou
enfants, sur les chemins pour commercer, isolés ou en
398 ÉTUDES SUR l'islam EN COTE d'iVOIRE
famille, et sans généralement employer de Soufourou
(porteurs salariés). La vie de ces dioulas est extraordinaire^
ainsi que les habitudes qu'ils prennent au cours de ces
pérégrinations. Ils restent souvent plusieurs années hors de
chez eux, reviennent dans leurvillage passer quelque temps,,
toujours bien pourvus d'argent, et menant joyeuse vie,
comblant parents et maîtresses de cadeaux et repartant
ensuite pour plusieurs années rechercher fortune dans la
région qui les avait enrichis. Ils forment ainsi la majeure
partie de la population des centres européens, situés sur les
lignes de chemins de fer. Ce mode d'existence, profitable^
à certains points de vue, aux familles des absents, restées
au village natal, est cependant très préjudiciable au pays
qu'il prive de sa population la plus valide, la plus intel-
ligente et la plus entreprenante.
A leur rentrée dans les villages, ces jeunes gens font
preuve d'un assez mauvais esprit, surtout au point de vue
familial, ayant tendance à mépriser les parents qui ne sont
jamais sortis de leur village. Nantis d'habitude d'indépen-
dance et de liberté, ils supportent difficilement la discipline
paternelle, si faible qu'elle soit. Ceux qui proviennent des
petits villages ne peuvent s'y habituer à nouveau et ont
toujours tendance à les abandonner pour aller s'installerdans
les gros centres de leur pays. Enfin, malheureusement,
beaucoup prennent, au contact de races diverses, des habi-
tudes d'intempérance vraiment dangereuses. Il n'est pas
possible de croire que ces déracinés constituent sur le reste
de la population Dioulaun réel progrès.
Dans les gros villages musulmans, les gens, qui ne font
que peu ou pas de cultures, se trouvent à la merci des féti-
chistes voisins pour leurs achats de vivres. La vie dans ces
villages est vraiment curieuse. Les musulmans, de leur
côté, se livrent à une spéculation effrénée sur tous les objets
d'échanges: le sel, les sombé, les kola, parfois même les
bœufs font l'objet de véritables trusts ; les dioulas, en gêné-
INFLUENCÉ DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE ÉCONOMIQUE 899
rai musulmans, achètent en masse au moment où les prix
sont les plus bas, les sombé au moment de l'impôt; le sel
et les bœufs, en saison sèche ;les kolas entre septembre et
janvier ; le tout est revendu avec un bénéfice énorme
en pleine saison des pluies.
Beaucoup entassent ainsi des stocks considérables, repré-
sentant de véritables fortunes. On pouvait voir ainsi, en
igi3, un dioula musulman de Mankono, amasser le con-
tenu de dix grandes cases, toutes pleines de sel jusqu'au
toit ; un autre dioula, de Mankono également, avait acca-
paré, dans un but de spéculation, tous les bœufs arrivés du
Soudan et disposait encore, à la saison des pluies suivante,
d'un troupeau de plus de mille bœufs qu'il revendit en
moyenne le double de ce qu'il les avait achetés. Notons que
ces opérations se font le plus souvent en famille et ne sont
que très rarement l'occasion de différends. Une loyauté com-
merciale assez remarquable règne entre les membres d'une
même communauté.
Pendant que les musulmans se livrent à ces opérations,
les fétichistes suivent leur exemple en ce qui les intéresse,
c'est-à-dire pour la vente des produits de leurs cultures,
trustent à leur tour ignames, rizetmaïs, et les spéculateurs
sont à leur tour obligés de passer, pour vivre, sous leurs
fourches caudines. D'où un renchérissement très sérieux du
coût de la vie dans les villages musulmans, adonnés au
commerce.
Les associations à forme syndicale, tant de commerçants
que de colporteurs, n'existent pas. C'est assez regrettable,
car elles pourraient donner de très bons résultats dans ces
communautés musulmanes, étant donnée leur menta-
lité.
Les dioulas musulmans constituent un grave danger
pour les maisons de commerce de Vintérieur, situées hors
des voies ferrées, car ils sont logiquement appelés à les
400 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
supprimer en leur rendant toute concurrence impossible.
Au contraire, ils sont de merveilleux chalands pour les
maisons de commerce, situées sur les voies de pénétration
de l'intérieur, et dont ils constituent à peu près la seule
clientèle. C'est dans ces maisons qu'ils se ravitaillent en
marchandises de toutes sortes, faisant souvent de très gros
achats. Ils vont ensuite revendre ces marchandises sur tous
les marchés, dans les moindres villages. Se contentant d'un
très léger bénéfice, comptant leur frais, leur peine et le
transport pour peu de chose, ils arrivent à vendre sur les
places de commerce de l'intérieur, lesarticles manufacturés,
les pagnes et la pacotille, à un prix infiniment moindre que
celui des maisons de commerce, grevées de frais généraux,
surchargées de marchandises invendables, mal dirigées' et
surtout plus ou moins bien servies par leurs employés
européens. Plus insinuants que ces agents, sachant mieux
prendre l'indigène, lui parlant sa langue, lui offrant à
moindre prix les mêmes articles qu'à la boutique, où un
accueil froid lui est généralement réservé, ayant toujours
le sourire et le mot aimable, le dioula vend très vite sa
marchandise, et retourne au bout du rail, au grand émoi
des commerçants européens scandalisés de sa conduite, et
criant à la concurrence déloyale, alors que ces mêmes
dioulas font vivre et prospérer les opérations des maisons
mères, situées à la côte ou sur le rail.
La valeur professionnelle des individus est vraiment
rem.arquable. Leurs rudiments de langue arabe leur ser-
vent à tenir une petite comptabilité des plus élémentaires,
mais suffisante. Ils se passent entre eux les prix courants
des différentes maisons de commerce et vont toujours à la
boutique qui leur offre des prix minima.
Ils sont incomparables dans certains commerces, surtout
dans celui des kolas, où seuls ils arrivent à choisir les
noix les meilleures en vue de la conservation, et suivent les
goûts des populations chez lesquelles ils ont l'habitude de
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE ECONOMIQUE 4OI
commercer. Connaissant presque tous les dialectes agni,
gouro et bété, usités dans toute la forêt du sud, productrice
de kolas, ils savent parler à l'indigène primitif de ces
régions et le convaincre de leur vendre leurs noix de kolas
contre leur sel ou leur bétail. Pas toujours honnêtes d'ail-
leurs, on pourrait même dire rarement consciencieux, ils
sont d'une audace extraordinaire et pénètrent dans les tri-
bus les plus farouches, payant souvent de leur vie leur
audace, mais faisant toujours de beaux bénéfices. Et avec
cela, dans les pires dangers, ils conservent leur sang-froid
imperturbable, restent observateurs relativement rigoureux
du rite, faisant les prières obligatoires de la journée avec
ostentation, délaissant dignement leurs occupations et les
discussions engagées, peut-être à dessein, pour accomplir
leurs devoirs religieux. Peut-être est-ce là le secret de leur
liberté d'allure dans ces régions sauvages, où l'indigène
autochtone, barbare et cruel, a conçu certainement, dans sa
mentalité primitive, un respect curieux et sacré pour ces
gens, sectateurs d'une divinité inconnue, qui la servent
avec tant de zèle et lui témoignent un si visible respect.
Chose étrange, ces dioulas, au caractère si aventureux,
témoignent pour les choses les plus futiles, d'une couardise
extrême; mais Tappàt du gain, la hantise des bénéfices,
leur font braver tous les dangers avec cette insouciance
tranquille qui étonne quiconque les a vus chez eux.
Mélange paradoxal de qualités et de défauts, de courage et
de lâcheté, leur caractèreest cependantattachant, tellement
il est différent de celui des fétichistes, liés à la glèbe et ne
s'intéressant qu'à elle, fermés à toute idée nouvelle, routi-
niers, et dont beaucoup n'ont jamais quitté leur petit vil-
lage. Les dioulas musulmans sont à l'avant-garde du pro-
grès économique local. Ils ont été les premiers à discerner
que le sel soudanais avait maintenant fait son temps dans
la forêt, et qu'il ne pourrait désormais plus soutenir la
concurrence du sel marin, importé par la voie ferrée. Ils
26
402 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
ont immédiatement mis tout en œuvre pour faire adopter
ce sel marin aux populations Dioula d'abord, puis à celles
de la forêt. Et leur caractère insinuant, leur insistance opi-
niâtre et tenace, ont réalisé ce miracle de faire abandonner
aux populations les plus fermées et les plus routinières du
pays noir, celles de la forêt, le sel qu'elles avaient, depuis un
temps immémorial, reçu du Soudan, pour leur faire adop-
ter une denrée nouvelle. Du même coup, ils ont réalisé
rapidement de gros bénéfices, tout en donnant aux maisons
de commerce de la voie ferrée, un débouché nouveau à un
produit, jusqu'alors inconnu dans l'intérieur, et dont les
maisons établies dans la région n'avaient pas su prévoir la
vogue.
D'autres groupes de dioulas, musulmans aussi, et qui ne
font que passer, sont constitués presque exclusivement par
des Soudanais, en majorité originaires des contrées de
Ségou, Bamako, Siguiri. Ces Soudanais se répandent sur
les lignes de caravanes, principalement de novembre à
mars; ils poussent devant eux des troupeaux de bœufs et
même des chevaux, à destination des pays de la forêt ; du
Haut-Cavally et aussi du Haut-Sassandra; ou bien vers ces
mêmes régions, par groupes ou isolément, soit à têtes
d'hommes, soit à l'aide de bourricots, ils descendent des
barres de sel, qu'ils troqueront contre des. kolas.
Exceptionnellement et se livrant au même trafic, on ren-
contre quelques maures, peul et haoussa. Ces divers indi-
gènes sont les véritables grands coureurs des lignes de
caravanes.
Annuellement on peut évaluer à une centaine de mille le
nombre de ces caravaniers.
La physionomie des Dioulas est familière dans toute
l'A. O. F. A leurs traits généraux qu'il suffise d'ajouter, à
notre point de vue, qu'ils colportent contre notre domina-
tion des rumeurs tendancieuses, des bruits alarmants; mais
rarement, quoique musulmans fervents, ils font dans un
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE ÉCONOMIQUE 4o3
but religieux de la propagande musulmane, quelque peu
militante. Dans la majorité des cas, ils sont apôtres invo-
lontaires, inconscients; ils prêchent par leur conduite,
mais ne demandent aucune conversion. Parce que croyant
à Allah, ils prennent près des fétichistes des airs de supé-
riorité dédaigneuse; ils feront avec une naïve ostentation
les prières prescrites; ont-ils réussi dans leur commerce,
c'est grâce à Allah; ont-ils subi des pertes, ce n'est point
de leur faute, Allah, qui connaît le véritable enchaînement
des choses, a voulu qu'il en soit ainsi, Bismillahi! Dans les
villages fétichistes, situés sur les lignes de caravanes, tous
ces mobiles finissent à la longue par agir puissamment sur
la mentalité puérile du noir. Par orgueil, par désir de ne
point s'aliéner une divinité, reconnue redoutable par de
nombreux fidèles, le fétichiste arrive parfois lui aussi à
faire salam, et dans le Panthéon, où il abrite toutes ses
idoles, il offrira une place à Allah.
Il faut reconnaître de plus que, commerçants avant tout
et ■ par-dessus tout, les Dioulas aiment la tranquillité et
qu'ils ont généralement intérêt à la faire régner. 11 faut
ajouter aussi, à leur honneur, que leur témérité mercan-
tile bien souvent confina au véritable héroïsme, enfin qu'ils
furent tenus bon gré, mal gré, par les populations, impé-
nétrées ou insoumises, à un tel point comme les prophètes
de notre venue, comme nos alliés et nos collaborateurs,
que maintes fois, à ce titre, ils tombèrent, premières vic-
times, dès le début des hostilités.
3. — Industrie.
L'industrie est fort peu développée dans la haute Côte
d'Ivoire; elle ne dépasse guère le stade familial et de vil-
lage, et, à part l'industrie alimentaire, est presque entière-
ment concentrée dans les mains des musulmans, soit lo-
_j|04 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
eaux, soit immigrés et d'origine soudanaise. C'est en effet
parmi les Dioulas, surtout dans le Centre et l'Est, que se
recrutent les tailleurs, coiffeurs, cordonniers, forgerons,
bouchers, tanneurs, etc.. Ce sont eux également qui pré-
sentent le plus de candidats interprètes, gardes, boys, cui-
siniers, etc.. De même, le recrutement pour les grandes
écoles de Bingerville ou de Corée serait abondant dans
i'élément dioula et malinké, si on voulait faire un peu de
réclame. Tels quels, ces peuples sont actuellement bien
•représentés dans ces écoles.
Ce n'est pas à dire que les Malinké animistes, les Senoufo,
les Abron, les Koulango ne soient pas capables d'une sem-
blable assimilation. On a pu constater qu'ils étaient au con-
traire très ouverts et s'adaptaient à toutes les situations
-administratives ou commerciales, dès qu'ils ont été un peu
dégrossis, et notamment quand ils avaient fait leur pre-
qnière éducation dans une école française, soit laïque, soit
catholique. Cette constatation est d'ailleurs la règle. Le
musulman est en général plus avancé et plus ouvert que le
fétichiste, mais il semble fixé sur ses positions comme par
une force invincible. Le fétichiste prend sa revanche dès
qu'il trouve une heureuse influence pour lui ouvrir la voie
du progrès : aucun obstacle ne l'arrête alors, et il dépasse
de beaucoup les musulmans. Cette règle est vraie pour
deux races, et à Tintérieur de deux races, pour deux fa-
milles. Elle est vraie pour les enfants comme pour les
adultes, et peut être constatée journellement dans nos
écoles, petites et grandes, et dans les diverses missions
«chrétiennes.
Il n'est pas sans intérêt de passer en revue les princi-
paux aspects de cette industrie familiale. Les notes de
Delafosse nous y seront utiles.
La bière est préparée par les femmes. Elle est faite de
mil et de maïs. 11 s'en fait une grande consommation,
.surtout chez les fétichistes, qui y mettent généralement du
INFLUENCE DE l'iSLAM DANS LE DOMAINE ECONOMIQUE 4o5-
piment et du gingembre. Cette boisson renferme une quan-
tité d'alcool suffisante pour engendrer l'ivresse quand on
boit avec excès. On prépare aussi une sorte d'hydromel
avec du miel et de l'eau, et diverses boissons plus ou moins
fermentées extraites de divers fruits sauvages. Les dioulas
et plus généralement les musulmans ne boivent en prin-
cipe ni bière de grains, ni aucune liqueur fermentée. Pra-
tiquement il en va tout autrement.
Ce sont les femmes qui filent le coton, mais ce sont les
hommes qui le tissent en bandes et cousent ces bandes
pour en faire des pagnes ou des vêtements. Les tisserands
appartiennent aux deux races Senoufo et Mandingue, mais-
ils sont surtout nombreux dans les villages dioulas.
Les teinturiers se recrutent parmi les deux sexes : pres-
que tous sont des Haoussa ou des Dioulas, ou encore des
Marka ou Sarakollé. Ils se servent de cuves, consistant soit
en une fosse profonde, creusée dans le sol argileux, soit
en un vase de grandes dimensions, enterré jusqu'au col
dans la terre. On ne connaît guère que deux teintures :
l'une, allant du bleu pâle au noir, est obtenue des jeunes-
pousses de la liane, dite liane à indigo; l'autre, brunâtre,,
est obtenue des noix de kolas du pays. La seconde d'ail-
leurs n'est que très rarement employée. On teint soit le
fil de coton en écheveaux, soit les étoffes elles-mêmes. La
teinture des cuirs est faite, non par les teinturiers, mais,
par les cordonniers. Les cordonniers sont en général des
étrangers (Marka, Haoussa, ou Sénégalais), plus rarement
des Dioulas ou des Malinké de la caste des artisans. Ils
tannent, assouplissent et colorent le cuir de bœuf, de mou-
ton et de chèvre, et en fabriquent des babouches, des san-
dales, des bottes, qu'ils ornent souvent de broderies de soie
ou de laine d'un travail assez délicat; ils confectionnent
aussi des selles et des brides, mais surtout des gaines pour
couteaux, des fourreaux de sabre, des sacoches, des brace-
lets et ceintures de cuir, et enfin des étuis à talismans-
406 ÉTUDES SUR l'iSLAM EN COTE d'iVOIRE
Leur travail est généralement solide et presque toujours
artistique.
Les tailleurs et brodeurs, qui confectionnent les vête-
ments importés par les musulmans (culottes, boubous ou
gandouras, burnous, caftans) et les bonnets de coton ou de
velours, sont aussi presque tous des étrangers du Nord.
Leurs broderies de soie ou de coton mériteraient d'être
mentionnées, car elles sont en général fort belles. Le tra-
vail du fer a été en grand honneur de tout temps chez les
Malinké dans la caste des Noumou, et chez les Senoufo,
principalement dans la famille des Sekongo. Le fer est
extrait du minerai par une méthode analogue à celle que
nous appelons la méthode catalane, au moyen de hauts
fourneaux chauffés au charbon de bois. Il est coulé dans
des moules cylindriques en argile que l'on brise pour en
retirer le lingot de fer, ou d'acier, ou même de bronze, car
ces trois métaux sont fabriqués par les Senoufo, le dernier
à l'aide de cuivre d'importation européenne. Ils connais-
sent fort bien les procédés et les usages de la trempe, et
fabriquent des métaux d'excellente qualité.
Ces forgerons sont en même temps orfèvres et bijou-
tiers. Ils fabriquent, à l'occasion, des chapelets, mais ces
pieux objets sont surtout importés du Soudan ou des pays
maures.
Dans le bassin de la Volta, les jeunes gens délaissent
souvent leurs cultures pour aller chercher des paillettes
d'or dans le lit des cours d'eau, mais ce sont des féti-
chistes : Birifon, Koulango, Abron. Il est vrai que tôt ou
tard, cet or s'écoulera par la main des Dioulas. Dans beau-
coup de villages, on élève des abeilles, mais ces ruches sont
évidemment le fait des cultivateurs et par conséquent la
plupart du temps, des non musulmans.
INFLUENCE DE L ISLAM DANS LE DOMAINE ECONOMIQUE 407
4. — Richesse publique.
On a vu plus haut de quelle façon étaient données les
offrandes aux marabouts et combien, en général, ces
offrandes étaient légères. 11 suit de là que ces dons ne peu-
vent en rien influer sur la richesse publique et sur la raré-
faction du numéraire. Sans doute, ces dernières années
marquées par la crise du caoutchouc, avaient amené une
crise dans la vie économique du pays en tarissant la prin-
cipale source de numéraire que possédait le pays, mais le
Dioula n'en a pas souffert. Insinuant, d'une bonhomie tou-
jours égale, le Dioula avait continué son commerce, l'avait
transformé insensiblement; il troquait ses marchandises
européennes contre des kolas ou des sombé, qu'il chan-
geait à nouveau contre des peaux de bœuf ou contre des
arachides, et enfin il allait porter le fruit de ses achats aux
maisons de commerce de Bouaké ou de Kankan, alors que
les maisons locales hésitaient encore à se lancer dans des
affaires pareilles. Aujourd'hui, ils achètent du coton, des
palmistes, etc., devançant de plusieurs années les maisons
locales qui devraient bien souvent les étudier et les prendre
comme exemples. Les dioulas musulmans ont ainsi assez
peu souffert des crises dernières, ils ont simplement changé
leur fusil d'épaule sans se décourager plus que les autres,
ils ont écouté nos conseils et se sont lancés dans les voies
nouvelles avec ardeur, au grand profit des maisons de com-
merce de Bouaké ou de Kankan.
Malheureusement, cette vie d'âpre combat pour le gain
n'a pas, nous l'avons vu, contribué à augmenter sensible-
ment leurs qualités morales et leur esprit d'économie.
L'argent pour eux, et malgré sa raréfaction, a toujours
conservé aussi peu de valeur que par le passé. Ils n'ont
qu'une hâte, c'est de le dépenser en folies, aussitôt gagné.
40S ÉTUDES SUR l'iSLAM EN CÔTE d'iVOIRE
Aimant les beaux vêtements, les beaux chevaux et les belles
femmes, rien n'est trop cher pour la satisfaction de leurs
appétits. Grugés par les femmes et les griots, auxquels ils
ne savent rien refuser, ils sont bientôt aussi pauvres qu'au-
paravant et ils reprennent allègrement leur lutte pour le
gain, ayant été encore, même dans la satisfaction de leurs
appétits, de merveilleux instruments d'accroissement de la
richesse publique.
En dehors de la savane soudanaise, l'arrivée des dioulas
et leur diffusion dans la forêt a eu dans le domaine de la
vie matérielle des peuplades sylvestres, une heureuse in-
fluence, car ils ont apporté des bœufs jusque dans les
régions les plus reculées, et ont certainement ainsi contri-
bué à diminuer le cannibalisme.
En outre, ils ont créé à l'indigène quelques besoins, en
lui donnant le goût des étoffes et de la pacotille; mais,
comme nous l'avons vu, le dioula ne demande en échange
que le kola; ce n'est donc pas lui qui contribuera à donner
aux indigènes l'habitude du travail, qui est le principal
facteur de la richesse d'un pays.
La nourriture et le genre d'habitation des indigènes
n'ont guère changé au contact des dioulas, mais le sordide
biia de la forêt est de plus en plus remplacé par le panta-
lon, et les ustensiles de cuivre et de fer émaillé, dont les
ménagères bambara font un si large usage, commencent à
faire leur apparition dans la batterie de cuisine des mous-
sos du pays.
Enfin les chefs eux-mêmes, qui sont les plus farouches
conservateurs des traditions ancestrales, commencent à
faire des concessions au confort moderne, et beaucoup ont
abandonné le tabouret de pygmée qui les suivait dans tous
leurs déplacements, pour la chaise longue, plus commode
et aussi portative.
Cependant ces avantages ne vont pas sans inconvénients :
le dioula vide le pays de tout numéraire. C'est ainsi par
INFLUENCE DE L ISLAM DANS LE DOMAINE ECONOMIQUE 409
exemple qu'en 191 3, le cercle du Haut Cavally faisait
863.000 francs de dépenses contre 483.000 francs de
recettes. Et cependant au moment de la rentrée de l'impôt,
il n'y avait plus d'argent ou très peu : les dioulas avaient
donc emporté dans leur pays 3oo.ooo francs environ.
CHAPITRE VIII
SURVIVANCES DU PASSÉ
I. — Croyances et rites médico-magiques .
Le tana. — Les familles musulmanes, comme les fa-
milles fétichistes, ont, en principe, toutes, leur tana, c'est-
à-dire qu'elles se réclament toutes d'un animal totémique,
ou plutôt tabouique, indiqué par le diamou ou nom patro-
nymique de la famille généralisée. Ce tana, dont renoncia-
tion est équivalente à celle du nom de famille, confère à
ceux qui en sont dépositaires une sorte de parenté, éloignée,
il est vrai, mais réelle.
Ce n'est pas le lieu d'entreprendre ici Ja définition
du tana, si connu d'ailleurs en Afrique Occidentale. Dela-
fosse en a donné au surplus une explication excellente au
tome III de son ouvrage. Haut- Séné gai et Niger. Il dit no-
tamment : « C'est dans l'élément magico-religieux qu'il
convient, à mon sens, de classer la croyance au « tabou »
ou au tana, si universellement répandue en Afrique Occi-
dentale. Non seulement chaque clan a son ou ses tana,
mais il est rare que chaque village, chaque famille, chaque
individu même n'ait pas le sien ou les siens, qui lui ont
été imposés, à la suite de certaines circonstances, par
quelque magicien réputé, avec la croyance bien enracinée
que toute infraction au tana amènera la mort ou tout au
moins une maladie grave, à moins que l'infraction ait été
SURVIVANCES DU PASSE 4II
involontaire, auquel cas elle peut être rachetée par un
sacrifice expiatoire et une offrande au magicien. »
Cependant, les familles musulmanes ont peu à peu dé-
laissé leurs croyances totémiques. La plupart des musul-
mans prennent un air offensé, lorsqu'on leur demande
quel est leur tana. Il n'en était pas de même à l'origine, où
la croyance au « tana » était certainement aussi générale
chez les musulmans que chez les fétichistes. Les familles
musulmanes avaient des tanas semblables à ceux des fa-
milles fétichistes.
On peut profiter de l'occasion pour énumérer l'ensemble
des tanas de la familUe Mandé.
On sait que depuis Binger on la partage en Ndé et en
Mandé proprement dits.
Chez les Mandé proprement dits, les tana étaient et sont
encore :
i" Le caïman ou bainba, banma. Cette famille porte
actuellement le nom générique de Banmana. Au Soudan
français, comme dans la haute Côte d'Ivoire, leur donner
le nom de Bambara, c'est employer une appellation impro-
pre du mandé. Dans tous les pays, le mot Bambara est
synonyme de kafir, « infidèle » ;
2" L'hippopotame ou mali. Cette famille porte le nom
générique de Mali-nké. Elle comprend les Mali-nké propre-
ment dits, les Kagoro, les Tagoua ;
S** L'éléphant ou sama. Cette famille porte le nom géné-
rique de Sama-nké ;
4" Le serpent ou sa. Cette famille porte le nom générique
de Sa-mokho.
Ces grandes familles ont eu, comme on sait, chacune
leur propre histoire ; elles étaient groupées en tribus, ayant
chacune un ou plusieurs tana et un diamou particulier.
Certaines de ces tribus se sont même scindées et figurent
à la fois dans deux ou plusieurs des cinq grandes familles,
telles les Diara, Kouroubari, Cissé, etc., elles se désignent
412
ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
actuellement non seulement par leur diamou, mais elle
y adjoignent quelquefois, pour se différencier entre elles,
le nom de leurtana particulier.
1° Famille des Bamba, dite Banmana (caïman). (Con-
cerne le Soudan).
2° Famille des Mali (hippopotame), dite Mali-nké : '
a) Famille royale.
b) Familles nobles.
c) Familles de
griots.
^)Tagoro.
e) Tagouara.
Keïta, Koïta.
Barhayorho,
Kamara,
Kourouma,
Konaté,
Sissokho,
Kouyalé,
Diabakhaté,
Dombaa,
Dioubaté,
Tounkara,
Magaza,
Konaté,
Touré,
Traouré,
Diarabasou,
Konné,
Bamma,
le rat palmiste des arbres.
la panthère.
i.
l'iguane.
le serpent boa.
le campagnol (rai des champs).
le serpent trigonocéphale.
3° Celle des Sama (éléphant), désignée par le nom Sama-
nké. Elle comprend des Touré, des Cissé, des Traouré, des
Dembélé.
4° La famills des Sa (serpent), dite Sa-mokho. Elle com-
porte des Kouloubari et des Sogodogo.
Puis vient lancienne famille des Ndé, qui avait le
lamantin pour tana collectif, et dans laquelle on classe les
Soni-nké et les Soussou, qui ne nous intéressent pas ici, et
les Mandé-Dioula.
Chez les Mandé-Dioula de la Côte d'Ivoire, qui sont à
SURVIVANCES DU PASSÉ 4l3
peu près tous musulmans, il est assez difficile de recons-
tituer !e tana, ses légendes, ses applications rituelles. Ils
opposent un mutisme à peu près complet ou des dénéga-
tions constantes, soit qu'ils aient honte d'avouer ces fai-
blesses du passé, incompatibles avec l'islam, soit que vrai-
ment, ce qui est à croire, ces cro3^ances tendent à s'affai-
blir chez beaucoup de musulmans, notamment chez les
lettrés.
Les Saranorho de Korhogo ont pour tana l'éléphant
(sama), qu'ils ne doivent pas manger, sinon leur bouche
enfle et la peau tombe. Il faut même éviter de le voir, sous
peine d'êtreatteint d'une affection des yeux. Les Saranorho
croient qu'ils ont un ancêtre commun avec l'éléphant, la
légende paraît s'être perdue. Une branche de cette famille,
à Kong, a aussi pour tana le petit renard (ouattani).
Les Dembélé de Korhogo ont pour tana le serpent noir,
tacheté au cou (korongo). Sa présence aux alentours d'une
case est le présage de mauvaises nouvelles. La personne
qui le rencontre peut être assurée d'une mort prochaine
dans sa famille.
Les Touré de Korhogo ont pour tana la panthère (soli),
depuis le jour où un de leurs ancêtres rendit service à cet
animal en lui retirant une épine du pied, en pansant la
plaie, et en le nourrissant pendant la convalescence.
Un indigène Konaté a déclaré que le tana de sa famille
était le boa, sans vouloir en dire plus.
Les Ouattara de Bondoukou ont pour tana la panthère
(soli), ou plutôt le léopard. L'ancêtre des Ouattara était,
disent-ils, la panthère. C'est un souvenir que rappelle tout
Ouatara, qui rencontre cet animal, en lui présentant les
doigts écartés, le pouce caché dans la paume de la main.
Les Diabaraté de Bondoukou ont le même tana, depuis
le jour où la stérilité de leurs femmes fut guérie par la
rencontre d'une femelle de léopard, qui venait de mettre
bas deux petits. Certains assurent qu'il y a aussi entre eux
414 ETUDES SUR L ISLAM EN COTE D IVOIRE
et l'animal une relation de parenté et qu'autrefois leurs
ancêtres pouvaient se changer en léopards.
Les Kamaraté de Bondoukou ont le même tana. Ils
disent que le cri du léopard annonce une mort imminente
dans leur quartier (Kamaraya). Leurs ancêtres prétendaient
pouvoir se changer en léopards et ajoutaient qu'après la
mort, leurs âmes se réfugiaient dans le corps de ces ani-
maux. On ne croit plus cela aujourd'hui ; l'islam le défend.
Les Bané ont pour tana le serpent cracheur (bouroungo
en dioula) et le rat palmiste (kéléni). Leurs ancêtres se
muaient à leur guise en serpents cracheurs. ils ne tou-
chaient pas non plus au rat palmiste, parce que jadis le ta-
lisman, qu'ils prenaient à leur départ en guerre, s'accom-
pagnait d'une interdiction de toucher au rat palmiste. Ils
étaient ainsi à l'abri des balles. Certains estiment aujour-
d'hui que ce tana n'est plus aussi nécessaire, puisqu'il n'y
a plus de guerre, et ils ne se gênent pas pour manger le rat
palmiste.
Les Dérébou ont pour double tana le léopard, qui est
leur ancêtre, et à qui on offre une chèvre, quand il vient
rôder dans les environs ; et le lièvre à la suite d'un contrat,
passé entre un de leurs ancêtres et un lièvre qu'il lâcha
dans la brousse avec une amulette au cou.
Les Timité déclarent n'avoir d'autre tana que celui du
Prophète, à savoir le « porc ».
A Boima, le lion des monts de Kinta est le tana des
Cissé ; le boa, celui des Ouatara; l'éléphant, celui des Ta-
raolé ; le chien, celui des Touré ; le caïman, celui des
Bamba ; le sanglier, celui des Kambara et des Diala.
Retenons enfin que la plupart des Dioulas ne mangent
pas de singe, sans toutefois qu'on puisse considérer cet ani-
mal comme un tana.
En résumé, l'idée générale que se font les peuples mu-
suhnans de leurs tana, c'est moins une idée de parenté gé-
SURVIVANCES DU PASSE 4l5
nérale et de consanguinité qu'un principe d'aide et d'assis-
tance réciproque et d'union morale, impliquant l'interdic-
tion formelle pour l'homme de toucher à l'animal, et même
souvent de le voir, et pour l'animal de faire du mal à
l'homme.
Le tana n'est pas forcément un animal, c'est quelquefois
une force de la nature, un élément physique quelconque,
qu'on arrive avec le temps à confondre avec l'objet qui lui
sert de support. C'est ainsi que dans les villes, on trouve
une maison, un pan de mur, une gargouille, un coin
de place, et même simplement une orientation, qui est
tana, ou, comme traduit l'interprète, 'qui est fétiche. Il
devient alors impossible d'effectuer des réparations ur-
gentes, des travaux de voirie, etc., ou bien il faut pala-
brer interminablement pour convaincre les intéressés et
mettre le « fétiche » de son côté. Il y a certainement une
relation très étroite entre le principe du « tana » et le féti-
chisme. La chose mériterait d'être étudiée.
Ailleurs, et le cas est fréquent dans toute l'Afrique noire
certains chefs ne peuvent se rencontrer avec tels autres
dans un même village : la mort de l'un d'eux s'en suivrait
inévitablement.
Dans certains villages, en certaines familles, on